Le mariage de Weber ou le portrait d’une gauche sans le peuple
En célébrant avec faste son mariage, Henri Weber est devenu le bouc émissaire de la mauvaise conscience de la gauche. Le reportage d’Ariane Chemin dans Le Monde met le PS dans l’embarras. Explications.
« Pour une fête, c’était une belle fête, huit cents invités qui se pressaient sur la piste et les grains au Cirque d’hiver, à Paris. » Ainsi commence un article d’Ariane Chemin, publié dans Le Monde du 2 octobre qui, depuis fait couler beaucoup d’encre. L’objet de son reportage : le mariage d’Henri Weber et de Fabienne Servan-Schreiber, une festivité à laquelle la journaliste n’avait pas été conviée, mais dont « on » (le tout Paris des patrons de presse, du show-biz, du monde des affaires et des personnalités politique de tout bord) lui a tellement parlé qu’elle a pu la décrire par le menu. Ariane Chemin met en scène la soirée qui a réuni l’élite parisienne autour d’un couple d’amoureux de la gauche. En creux, elle retrace le parcours d’Henri Weber, « idéologue du Parti », « fidèle lieutenant de Laurent Fabius », ex-trostkiste, et d’une productrice « indéfectible soutien de la gauche » qui a soutenu Ségolène Royal pendant la campagne. Entre dérive tectonique des socles idéologiques nés des années 68, strass de la jet set parisienne et réunion de famille politique, la description le cède à peine à l’analyse. Pourtant, un vrai malaise hante le PS depuis sa publication.
Malaise dans la section
Ariane Chemin a été étonnée par le nombre de réactions que son papier a suscitées : « De nombreux lecteurs m’ont appelée, beaucoup de confrères aussi ». Dès le lendemain de sa parution, la quasi totalité des revues de presse l’évoquent sur les grandes stations de radio. L’article n’échappe pas à Pierre Marcelle, dans Libération (le 08/10/07), et surtout se propage sur les sites et les blogs d’extrême-gauche. Cet instantané d’un PS festoyant quelques semaines après la cuisante défaite électorale présidentielle dérange, et pas seulement parce qu’il se clôt sur quelques paroles moralisantes d’Alain Krivine, invité, l’un des rares à ne pas s’être dérangé au motif qu’il n’appartiendrait « pas au même monde » que son vieux pote Weber. Ariane Chemin se défend d’ailleurs d’avoir voulu stigmatiser une quelconque « gauche caviar ». Interrogées sur l’image que cet article donne du PS, de nombreuses personnalités de gauche reconnaissent leur embarras mais refusent d’en dire plus. En off, les propos évasifs et hésitants se ressemblent, entre défense du marié (« Henri est quelqu’un de sympa », « il a vraiment bossé pour le parti »), condamnation du bout des lèvres (« c’est vrai que c’était très ostentatoire comme soirée »), et condamnation de l’article («c’était un événement privé»).
Sur ce dernier point, la journaliste répond : « c’était effectivement privé, mais c’est devenu un événement politique dès lors que tous les cadres du PS y étaient alors qu’ils n’étaient pas tous aux universités d’été de La Rochelle, dès lors que cela a donné lieu à une brève dans Rouge, le journal de la LCR, et dès lors que Lionel Jospin répond, lorsqu’on lui demande sur France Inter s’il a des contact avec Bernard Kouchner : « Oui, je l’ai vu au mariage d’Henri Weber. » ». Précisons qu’il y avait aussi ce soir-là d’autres transfuges de la gauche au gouvernement comme Jean-Pierre Jouyet et Martin Hirsch, et qu’étaient aussi présents la député UMP Françoise de Panafieu, et quelques hommes de médias peu suspects de gauchisme, tels Alain Minc ou Patrick de Carolis, dont il n’est pas dit que sa carrière ne bifurquera pas prochainement vers la politique…
Cristallisation du vide
Fort discrets sur cet évènement, les dirigeants du PS ont sans doute été gênés par la justesse et le cynisme de la phrase du psychanalyste Gérard Miller selon laquelle « Si on n’est pas invité ce soir, c’est qu’on n’existe pas socialement », phrase qui renvoie assez peu à une certaine idée que l’on se fait de la gauche. Plus courageux que les autres ? Seul Manuel Valls accepte de s’exprimer à voix haute sur le malaise général : « Le portait que dresse cet article n’est pas faux, même s’il est un peu caricatural, confie-t-il, en précisant qu’il n’était pas invité et que, lui aussi, apprécie beaucoup Henri Weber. Je ne suis pas pour une gauche de moines-soldats en cols mao, et ce n’est sûrement pas à la LCR de nous donner des leçons. La vision donnée par Ariane Chemin rappelle des éléments très positifs de ce qu’a construit cette gauche issue de mai 68 et des réseaux qui se sont fortifiés dans les années 70-80. Mais cet article nous rappelle aussi que, quand on est de gauche, il faut faire attention aux symboles. On a des responsabilités. Sans prôner l’ascèse, je dis juste qu’on ne peut pas critiquer les vacances jet set du Président sans faire nous-même un peu attention. »
Premier élément de réponse : le parisiannisme de la fête, le côté mondain, la peur d’apparaître trop bourgeois, fait peut-être encore partie des complexes de gauche. Mais pour le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff, le malaise vient de plus loin. « Ce qui est choquant, ce n’est pas le mariage d’Henri Weber. Les gens ont le droit de se marier comme ils le veulent et de rassembler leurs amis pour faire une fête. Ce papier fait en réalité très mal à cause du contexte dans lequel il s’inscrit. J’ai parlé avec de nombreux militants socialistes choqués par cet article. Ils ne s’y reconnaissent pas, et pour cause : le grand absent de cette soirée, c’est le peuple. Depuis les années 1980, le corps doctrinal du PS est en lambeau et, peu à peu, des classes populaires qui se sont mises à voter à droite. En fait, c’est le vide qui succède à la gauche de 68. Ces festivités illustrent le fossé qui sépare aujourd’hui ce Parti du peuple de gauche. » Le mariage du malheureux Henri Weber, qui ne souhaitait sans doute pas sa médiatisation, sert ainsi prétexte à la cristallisation d’un sentiment diffus, sur fond d’un PS plus que jamais en crise identitaire. Et la «photographie» que donne Ariane Chemin alimente un soupçon chez ceux dont le coeur bat à gauche : l’impression que, malgré d’apparents différends, la « famille » PS reste unie, mais qu’elle les a abandonnés.
Jeudi 11 Octobre 2007 – 08:32
Anna Borrel