Recension de Didier Pobel dans la revue Europe (octobre 2013)
On pourrait presque commencer par une chanson : « C’est un endroit qui ressem-em-ble à la Loui-sia-a-ne… ». Nino Ferrer ? Mais non, c’est d’Albert Cossery qu’il s’agit. Car « La Louisiane » n’est rien d’autre que le havre dans lequel le « dandy oriental », arrivé d’Égypte à la fin de le guerre, se réfugia cinquante-six années durant. Chambre 28, quatrième étage. Puis, vers la fin de sa vie, la 77, un peu plus haut… Des repères devenus mythiques dans cet hôtel de Saint-Germain-des-Prés que le client, à la fois le plus discret et le plus célèbre, ne quittait qu’en début d’après-midi, tiré à quatre épingles, le teint souvent pâli par les dérives noctambules de la veille.
Oisif patenté, un brin pique-assiette, misanthrope quand ça l’arrange, ce flâneur du Luxembourg et des terrasses parisiennes, fou de tabac, de café et de femmes en jupes, était avant tout un écrivain. Un écrivain de la lenteur, du dilettantisme, de la séduction, qui ne signa en tout et pour tout que « sept petits livres et rien de plus ». C’est peu, en effet, dans une vie aussi longue – il s’éteignit en 2008, à l’âge de 94 ans – , mais c’est beaucoup de la part de quelqu’un qui plaçait la jouissance quotidienne de chaque instant au-dessus de tout.
Ainsi fut Monsieur Albert, selon l’admirative formule que l’on retrouve en titre de la biographie que vient de publier Frédéric Andrau. Une évocation – un « récit », dixit la couverture – en forme d’apostrophe posthume entièrement écrite à la deuxième personne du pluriel. « Jamais personne n’avait dicté vos faits et gestes et ce n’était pas à plus de soixante ans que cela allait commencer. » Oui, c’est le portrait d’un homme libre que l’on découvre ici en se félicitant d’y croiser, au détour des pages, ces figures que furent, ou que sont, Giacometti, Durrell, Miller, Camus (le « copain de drague »), Louis Guilloux, Michel Déon, Georges Moustaki ou, du côté des présences moins conjures, l’éditeur Edmond Charlot ou les cinéastes Michel Mitrani et Jacques Poitrenaud auprès de qui Cossery effleura l’univers du cinéma. Sans oublier Joëlle Losfeld qui fut la dernière à veiller sur lui et à le publier.
Pour rendre plus vivant le décryptage des thèmes de prédilection de celui qui ne cessa de dénoncer « la cupidité des hommes et leurs chimériques ambitions », Frédéric Andrau a émaillé son propos de savoureuses anecdotes, parfois parfumées du goût des fèves en bouillie de l’enfance ou, à l’occasion, baignées de mélopées d’Oum Kalsoum, elle qui transportait l’Égypte (…) comme un foulard noué à l’anse de son sac à main ».
Mais c’est dans les ultimes chapitres que l’écriture se fait particulièrement poignante pour accompagner le capricieux vieillard laryngectomisé qui trouva encore l’énergie de fuir l’hôpital pour aller s’attabler un jour chez Lipp, en pyjama. Inflexible face aux honneurs tardifs (il fit notamment partie de la délégation officielle de Mitterrand au cours d’un voyage à Louxor), ce maître de l’ironie et de la comédie sociale aurait eu cent ans le 3 novembre 2013. Belle occasion pour rouvrir, entre autres, Mendiants et Orgueilleux, Les Couleurs de l’infamie ou Une ambition dans le désert. Et donc aussi pour s’imprégner du « Cossery tour » fidèlement restitué par Frédéric Andrau. Quelque chose comme un air entêtant qui charme et entraîne. « On dirait le Sud / Le temps dure longtemps / Et la vie sûrement / Plus d’un million d’années… »
Didier Pobel