La chronique poésie de Françoise Han
La condition de poète
Comment le poète se voit-il dans la société ? Ne vivant pas de sa plume, il peut y être aussi salarié de diverses professions, artisan, médecin, architecte, voire homme de loi, ou bien petit éditeur de poésie, ou (c’était autrefois – bénéficiaire d’un mécénat ; mais nous nous intéressons ici au poète en tant que tel.
Jean-Pierre Chevais en fait l’objet de ses réflexions dans un Précis d’indécision, titre évidemment ironique. En épigraphe, une citation de Racine, « Je sais tous les chemins par où je dois passer », montre l’opposition entre l’idée que les classiques se faisaient du poète et la nôtre, sauf à dire avec Kafka : « Ce que nous appelons chemin, c’est notre indécision. »
Premier trait de la condition du poète : il vit dans le même corps que l’individu lambda auquel nous faisons allusion plus haut et la cohabitation se passe tant bien que mal. Trait suivant : le manque, ce qui lui a été retranché. « Précis d’excision », se moque t-il. Sa grande affaire : le rapport à la parole. Quand cesse la fusion avec le monde apparaît l’écriture, « on se demande pourquoi on n’y comprenait rien – de là à conclure que ». La phrase inachevée, lourde de sous-entendus, est une caractéristique de ces pages qui, par la suppression des virgules, tendent vers un continu, ironique lui aussi.
Le poète se heurte partout, mal intégré dans les objets et chez les gens, quand ce n’est pas la barre du ciel qui lui tombe sur la nuque. Le recueil de ses maladresses est parsemé de malentendus avec la femme aimée. Vers quoi se tourner, quand ce qu’un langage inepte appelle « la vraie vie » paraît dépourvu de sens ? Vers les grandes figures de la mythologie, vers les poètes de tout temps, ^HÖlderlin ou Bobrowski, vers la musique. C’est peut-être un spectacle : « Fini le temps d’Icare Dédale Orion Orphée Ariane ou Eurydice tous ceux qui maintenant sur la scène nous saluent qui bientôt viendront parmi nous s’asseoir remplir orchestre balcons et poulaillers – voilà ça va finir question de temps tout va pouvoir recommencer. »
Patrizia Cavalli, elle, déclare Mes poèmes ne changeront pas le monde. Le philosophe Giorgio Agamben souligne en préface « un savoir prosodique stupéfiant », par lequel le poète « touche et palpe les contours exacts de l’être ». Et pourtant, là aussi, un sentiment d’impuissance, augmenté de celui de la condition féminine. Il faut faire le ménage, faire à manger. Pas de vertige, mais dans une ville sale, aux escaliers crasseux, aux cours nauséabondes, un somnambulisme attentif aux plus petites choses, « les traces du verre sur la table / pour rechercher dans la densité des cercles / le poids involontaire d’une main ». Patrizia Cavalli a reçu en novembre 2006 le prix international de poésie Pier Paolo Pasolini.
L’élégie est poème de lamentation. Mais l’Eléplégie, qui vient en titre du livre de Cédric Demangeot ? Faut-il entendre dans ce néologisme, étymologiquement, une lamentation qui frappe un grand coup ? C’est aussi le titre de la section qui dit la prison et la torture. Le poète est un prisonnier qui a pour ami le mur : « Dans / ma cellule, ils / m’ont laissé / le droit de parler / au mur. Et le droit / de masturber le mur. » Il est ailleurs l’assoiffé à la langue trouée et encore celui qui veut sauver la langue pour sauver l’homme. Ses poèmes témoignent d’un monde désarticulé, tels les mots coupés à la rime, pas même en syllabes : « la h / alte », « ce qu’i / l’reste », « l’o / mbre », mais aussi redoutablement articulé dans l’autre camp. La dernière section est une Prosopopée précédée d’une annonce : c’est la parole qui manque à la police et le poète parlera pour « la langue revenant à soi et se découvrant coincée dans un corps policier ».
La revue Po&sie place ses trente ans sous le parrainage d’Herman Melville (1819 – 1891), qui a dénoncé « l’instauration dans notre siècle d’un empire anglo-américain fondé sur la dégradation systématique de l’homme ». On lit ici son long poème Esquisse et l’étude de Richard Rand, Melville et l’Amérique. Autre référence : Samuel Coleridge (1772 – 1834). S’il est passé du radicalisme au conservatisme, ses oeuvres de jeunesse, dont le Dit du vieux marin, expriment un sentiment de culpabilité historique vis-à-vis du colonialisme. Aujourd’hui, que peut la poésie ? Rien, si elle reste seule, socialement insignifiante. Il lui faut « bâtir – habiter – penser », s’allier à la musique – de très belles pages sur Kurtag-Beckett – à l’image, à la danse, au roman. Un numéro extrêmement riche, à lire par tous ceux que préoccupe l’actuel « transport – déport culturel » évoqué en avant-propos par Michel Deguy. Ils y trouveront encore un grand poème de Yu Jian sur le Vol, trois textes pour « Penser la poétique » et trois autres pour « Faire parler Dante ».
Diérèse, pour sa part, consacre son numéro 36 à son dixième anniversaire. L’éditorial de Jean-Louis Bernard interroge : « Poésie-miroir ou poésie chemin ? » La section « Poésie du monde », particulièrement intéressante, salue d’abord deux disparus récents : Jacinto-Luis Guerena, républicain exilé en France en 1939, et Oskar Pastior, seul membre allemand de l’Oulipo. Suivent une contribution importante de Hauke Hückstädt, autre poète allemand, puis des poèmes de Dylan Thomas inédits en français et des proses poétiques du Brésilien Marcos Siscar. Trois cahiers réunissent des poètes de langue française connus ou à découvrir. Il y a encore des notes de lecture, des libres propos et des récits.
Précis d’indécision, de Jean-Paul Chevais. Atelier La Feugraie (2007), 82 pages, 12 e
Mes poèmes ne changeront pas le monde, de Patrizia Cavalli, bilingue, traduit de l’italien par Danièle Faugeras et Pascale Janot. Editions Des femmes / Antoinette Fouque (2007), 502 pages, 23 e
Eléplégie, de Cédric Demangeot. Atelier La Feugraie (2007), 112 pages, 12,50 e
Po&sie n°120
2ème trim (2007), Editions Belin, 398 pages, 30 e
Diérèse n°36
printemps (2007), Editions les Deux Siciles (8, av Hoche – 77330 Ozoir-la-Ferrière), 22 pages, 8 e