Tantièmes, un monde sanspuss
Tantièmes, un monde sanspuss, de Jean-Pierre Noté (2021, Az’Art atelier éditions)
On pourrait considérer la futurologie comme une sorte de voyance à prétentions scientifiques. Le fait est que, depuis quelques années, cet exercice se multiplie au point de rejoindre, dans la quantité de ses projections, ce qu’on appelle par ailleurs la fiction spéculative (désignée aussi, peut-être de manière un peu trop restreinte, comme science-fiction).
Mais depuis un certain temps, les approches d’un côté strictement scientifique et de l’autre strictement imaginaire ont tendance à vouloir fusionner, ce qui donne lieu à une littérature d’un certain point de vue terrifiante car tendant de plus en plus à l’immédiateté des intrigues et enjeux. C’est de là que nous partons et c’est là que nous arrivons lorsque nous avons sous les yeux le très bon et très dérangeant roman Jean-Pierre Noté. Comme dit l’autre (fut-ce Maurice G. Dantec ?), la science-fiction, c’est la littérature du réel. Ici, la spéculation se tient au bord de l’abîme auquel nous sentons de plus en plus ne pas pouvoir échapper. Tantièmes relate la prise de contrôle non étatique de l’humanité, ni plus ni moins. Contrôle intellectuel, comportemental, tout ce que vous voulez. L’accès à la maîtrise du monde (vieille lune de la littérature populaire mais ici, nouvelle lune) se fait par le développement d’une intelligence artificielle (tiens donc) omniprésente et conjuguée à l’absence totale de scrupules de la part de ses concepteurs.
Le contrôle se fait par la langue : Jean-Pierre Noté a parfaitement compris la puissance géopolitique de l’idiome avili par un Etat en faillite morale suffisamment avancée (n’ayons pas peur de préciser que la chose a lieu dans la France d’un jeune président) pour vendre, ni plus ni moins, son Académie à des intérêts privés ou plus exactement, aux intérêts privés d’un homme dont le portrait physique se tient à mi-chemin entre le patron d’Amazon et l’ennemi juré de Superman, Lex Luthor.
C’est précisément là que l’écart se resserre entre le futurologue et l’écrivain : la chute des Etats, des institutions séculaires, leur remplacement par des algorithmes gestionnaires de citoyennetés sont au coin de la rue, peut-être même déjà en cours. Que l’intrigue de Tantièmes ait une fin heureuse ou qu’elle n’en ait pas, c’est au lecteur, individuellement, d’en décider (et ça évite de dévoiler la fin). Personnellement, je me rallie à l’idée venue du fond des âges que la somme des désordres contribue à un ordre plus grand, mais en ajoutant de suite qu’en ce moment, je comprends tout à fait que nous ayons un peu de mal à voir les applications concrètes de cette sapience.
C’est bien l’intérêt de ce roman où, en définitive, nous lisons l’histoire de notre abdication malgré les efforts de protagonistes plus ou moins éveillés (ou réveillés) selon le cas. C’est à vérifier, mais je pense que Jean-Pierre Noté, peut-être plus pessimiste que moi, nous invite à comprendre, par le biais de Tantièmes, que nous ne courons pas à la catastrophe parce que celle-ci, en fait, a déjà eu lieu. Et toutes les fins heureuses possibles et imaginables de la littérature n’y changeront rien.