Rachilde, Homme de lettres, Cécile Chabaud (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)
Rachilde, Homme de lettres, Cécile Chabaud, éditions Ecriture, août 2022, 240 pages, 18 €
La vie d’artiste est souvent vallonnée d’ombre et de lumière. Mais celle des femmes artistes du XIXème siècle était redoutablement chaotique tant l’énergie, l’audace, voire la folie étaient nécessaires pour s’échapper de la gangue fangeuse. C’est toute l’œuvre et le talent de Marguerite Eymery, femme de lettres autoproclamée « Rachilde », que retrace avec brio Cécile Chabaud, professeur de lettres.
C’est toujours dangereux de convoquer les morts quel que soit le siècle. Et pourtant le spiritisme était à la mode au XIXème siècle. Était-ce lié à l’influence du spirite Allan Kardec ? Comme le pratiquait Victor Hugo dans l’espoir de retrouver sa fille Léopoldine, les grands-parents de Marguerite, Urbain et Isoline, avaient l’espoir d’entrer en communication avec leur fils défunt. Le spiritisme était une façon de prolonger la vie et l’espoir des retrouvailles.
Un soir, lors d’une séance de spiritisme où le ciel était insondable et voilé, Marguerite entendit un fantôme lui parler… C’était un certain « Rachilde », comte Suédois né en 1523 à Göteborg. La sonorité étrangère et exotique de ce nom lui plut et elle décida d’en faire son nom de plume. La musicalité des mots joue parfois la partition du virage d’une vie.
Nocturne, opus neuf, numéro deux de Chopin, Lied de Schubert, doigts électrisés, transe médiumnique… Quel point commun entre ce roman qui nous fait voyager à l’époque de Rachilde, femme de lettres du XIXème siècle et Mon sixième sens du voyant Estéban Frédéric (Editions De Vinci, 2022) ? Le piano. Oui, le piano peut être la meilleure catharsis pour échapper à des dons envahissants. S’acharner à faire galoper ses doigts pour faire danser plus vite ses pensées que les esprits. Comme si les notes musicales pouvaient sauver d’un destin sombre. Gabrielle, la mère de Marguerite (Rachilde) pratiquait la même technique qu’Estéban Frédéric : dès qu’elle était en proie à des visions envahissantes, elle cherchait à apaiser ses tracas avec le Lied de Schubert. Une « harmonie céleste » s’échappait alors du piano de Gabrielle. Mais Marguerite y entendait une ombre de dissonance. Le cri de l’aliénation ? Des voix murmuraient déjà dans la tête de sa mère. Et Marguerite savait déjà au fond d’elle-même que ce piano de Schubert était de mauvais augure. Il faut du talent pour affronter la beauté comme la laideur de l’âme humaine.
Le domaine du Cros dans lequel Marguerite habitait était très sauvage et lugubre. Les disputes incessantes de ses parents alourdissaient encore plus le paysage. Elle décidait parfois de s’aérer, près de l’étang, même en pleine nuit noire. Mais, un jour, elle eut une expérience très désagréable près de cette mare. Une force l’oppressa, la bâillonna, elle ressentit aussitôt une douleur comme un poignard. Démon ou personne humaine ? Elle vit juste s’échapper dans l’atmosphère éthérée un « cadavre blême » marchant sur l’étang. Elle n’osa pas en parler mais garda un long goût amer de cet incident.
Transportée par l’audace du Marquis de Sade et son goût des mots interdits, Marguerite ressentait un besoin irrépressible et salvateur d’écrire. Pourtant si jeune et si frêle, elle ne craignait ni le diable, ni les ambiances dantesques et décadentes.
Un jour, sa mère souffrant d’un ennui infini et de la maltraitance de son mari, décide enfin d’échapper de son destin morne pour fuir à Paris avec sa fille. Arrivée à la Gare d’Austerlitz, Rachilde est aussitôt séduite par l’odeur âcre de la capitale, « cette odeur malsaine et magnifique que les plus grands poètes avaient psalmodiée ». Rapidement, elle est attirée par les bars du Quartier Latin et les hydropathes, qui adoptèrent tout de suite Rachilde, avec son nom si « hydropathesque ».
Après quelques accueils enthousiastes de ses écrits dans la presse, Rachilde se jette enfin à l’eau avec son premier livre « Monsieur de la Nouveauté ». Mais c’est un « four » (à ne pas confondre avec les « petits fours »), c’est-à-dire que le succès ne fut pas au rendez-vous, malgré quelques remarques admiratives.
Rachilde n’oubliera jamais la mauvaise blague que lui a fait subir Abraham Catulle Mendès, lors de sa rencontre avec Victor Hugo. Mais la beauté est parfois d’une ruse au charme invincible. Mendès était malheureusement beau, il oscillait entre un air de « guerrier vandale » et « séraphique » et cela fut un nouveau piège pour Rachilde, malgré la honte éprouvée face à Victor Hugo. Elle fut prise d’une telle passion fulgurante pour cet homme, pourtant totalement indifférent à ses charmes, qu’elle termina hospitalisée en maison de repos, à la suite d’une crise d’épilepsie et d’une paralysie hystérique. Des séances d’électrothérapie s’ensuivirent. Le cœur a ses raisons que la raison ignore… Mais tel un sphynx, elle renaît de ses cendres avec un certain Monsieur Vénus, un roman sulfureux digne de cet épisode foudroyant.
Le goût du scandale et de la décadence conserve : Marguerite, surnommée « Mademoiselle Baudelaire », a vécu jusqu’à 93 ans… Sa prose infamante se moquait des « tiens-toi droite », des corsets pour redresser les femmes… Malgré son nom d’auteur, ses habits androgynes, Rachilde n’était pas si féministe. Elle voulait juste être une femme libre. Et pas une « bas-bleu », comme les femmes de lettres étaient désignées au XIXème siècle. Amie de Sarah Bernhardt, contemporaine de Verlaine, elle aura vécu puissamment sa féminité. En dépit de son amour platonique et de ses longs échanges épistolaires avec Maurice Barrès, elle choisit Alfred Vallette pour filer le parfait amour.
Grâce à la plume précise et élégante de Cécile Chabaud, on s’attache au personnage de Marguerite et on admire l’audace de Rachilde. Une femme de lettres à faire renaître de toute urgence.
Ce roman est un ovni littéraire qui vous fera voyager au XIXème siècle avec douceur et mystère.
Marjorie Rafécas-Poeydomenge