De quoi la situation française est-elle grosse ? L’office du romancier ne tient pas seulement dans l’exploration du présent, comme fit Balzac, mais aussi de celle des possibilités les plus plausibles, sans devenir nécessaires pour autant. Michel Houellebecq s’y exerça en écrivant Soumission. Christian de Moliner, s’appuyant sur un constat sociologique, culturel et politique, analogue à celui qui inspira Houellebecq, le complétant, s’applique au même exercice avec son dernier roman La Guerre de France.[i]Ce titre est à la fois beau et terrible – sans doute par sa facture classique. La réalité que son récit instaure s’avère atroce : notre pays, la « douce France », est déchiré jusqu’au feu et au sang par une guerre civile mettant aux prises les islamistes et les nationalistes.
Ainsi avons-nous affaire à un roman d’anticipation politique se déployant selon les codes et les arcanes d’un roman noir, qui surprend le lecteur par son rythme, celui de la série télévisée. La série est la grande invention esthétique de ce nouveau siècle ; La Guerre de Franceen adopte le rythme. Campons le décor – pas plus, pour ne dévoiler la narration. Une jeune femme (Djamila et Anne à la fois) est attirée dans un engrenage qui va la placer au cœur des négociations de paix appelées à déboucher sur le découpage de notre pays en offrant une région aux musulmans, qui serait régie par la seule charia, et une autre, autour de Boulogne-sur-Mer, aux nationalistes purs et durs, interdite, celle-là, aux musulmans. Le premier acte de cette guerre, inaperçu alors en sa vérité, fut l’attentat du Bataclan. Cette situation autorise l’auteur de dresser le portrait de ce qui peut nous arriver – c’est un futur qu’il donne à voir, mais, heureusement, un futur seulement contingent. Ce livre ressuscite en son lecteur les souvenirs de la récente guerre de décomposition de la Yougoslavie – en particulier sous deux aspects : d’un côté par l’affrontement entre les musulmans, caporalisés derrière le drapeau de l’islamisme, et les nationalistes intransigeants, et de l’autre côté par la partition et le dépeçage résultant de cette guerre. Car c’est bien sur l’éventuelle décomposition de la France que ce livre offre des aperçus.
Parlons philosophie. Tout le monde se souvient que Thomas Hobbes a trouvé les termes permettant de sortir de la guerre civile qui ravagea l’Europe durant le XVIème siècle, anarchie que le penseur anglais assimilait à l’état de nature, la guerre de tous contre tous. La guerre civile était alors le vrai nom de l’Europe, ou bien son synonyme. Le roman de Christian de Moliner dévoile cette situation, à laquelle Hobbes voulut mettre fin, comme devenant notre avenir imminent, comme revenant. Parlons politique. Ce fut Richelieu qui, en imposant l’Etat moderne, mit à mort ce désastreux et inhumain état de guerre civile. Avant son action, catholiques et protestants se partageaient le territoire national. Il existait en France des enclaves protestantes fort ressemblantes à l’enclave musulmane exigée par le chef des islamistes du roman, El Idrissi. Dans ce climat de partition du royaume la violence idéologique régnait : aux sanguinaires Michelinades de Nîmes répondirent à dix ans de distance les non moins sanguinaires massacres de la Saint Barthélémy. Richelieu fut à la politique ce que son aîné Hobbes fut à la philosophie : le point final de la guerre civile, l’entrée dans la modernité politique. Le livre de Christian de Moliner projette dans le futur, avec des acteurs inédits (islamistes et nationalistes remplaçant protestants et catholiques), une situation politique qui caractérisa la préhistoire de la modernité.
A la faveur d’un suspense haletant, le lecteur suit deux pistes : celle du drame familial de cette jeune femme, Djamila-Anne, bref la petite histoire, et celle de la grande histoire, cette tragédie où règnent la mort et les passions ravageuses, le mal et la destruction comme le signale Hegel. La grande histoire où, toujours selon Hegel, les individus sont sacrifiés. Bref, la politique et la géopolitique. Dans ce proche avenir, brossé par le romancier, nous reconnaissons sous des traits amplifiés une réalité que nos yeux ont vu naître du temps où l’on commençait à parler des territoires perdus de la République. De ces « territoires perdus… » au dépeçage national, passant par la guerre, supposé par le romancier la conséquence va de soi. La Guerre de Franceest son apocalypse. Même si aucun avenir n’est sûr dans l’histoire, ce roman, en développant une des possibilités en germe dans notre présent, sonne, à côté de ceux de Michel Houellebecq et de Boualem Sansal, comme un avertissement.
[i]Christian de Moliner, La Guerre de France, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 213 pages, 19,90€