Antoinette Fouque a eu un vif coup de coeur pour les pages du Monde 2 du 4 août consacrées à Umoja, un village de femmes au Kenya. Elle a immédiatement souhaité entrer en contact avec ces femmes par l’intermédiaire de la très aimable auteur du reportage, Christèle Dedebant. (Et c’est Bibi qui s’en est chargée !) Je vous tiendrai au courant…
Le Monde 2 – 4 août 2007
Au Kenya, le village des femmes fait des jaloux
Abandonnées par leur mari à la suite d’un viol, mariées à force à l’âge de 13 ans…, de nombreuses femmes Samburu, une ethnie kényane, sont mises au ban de leur communauté. En 1991, une militante féministe leur a créé un refuge, le village d’Umoja. Une enclave qui subvient à ses besoins grâce au tourisme. Aujourd’hui, leur succès fait des émules et des jaloux. Christèle Dedebant / Photos Bruno Fert pour Le Monde 2
Archer’s Post : 6 000 habitants rassemblés autour d’une piste chaotique et poussiéreuse qui court péniblement jusqu’à l’Ethiopie distante de 400 km. De part et d’autre de cette bourgade envahie par les broussailles, s’étirent les grandes réserves nationales de Samburu, Buffalo Springs et Shaba où s’ébattent les fameuses bêtes sauvages prisées des « safaristes » : éléphants, lions, buffles, léopards et rhinocéros. Droit d’entrée pour cet éden : 30 dollars (22 euros) par jour et par personne et 300 dollars (220 euros) pour rejouer la série télévisée Daktari dans une hutte en bois. A Archers’s Post, située à la périphérie des grands parcs, on voit les Mzungu (« Blancs ») lancer des vibrants « Hello ! » avant de disparaître en 4 x 4. En fait de girafes réticulées ou d’autruches de Somalie, cette ville-étape plutôt miteuse exhibe tous les maux du Kenya contemporain : sécheresse chronique (trois années consécutives dans le Nord), pauvreté endémique (60% de la population vit avec 1 dollar par jour) et séropositivité galopante (taux de prévalence : 6,7%).
Dans ce coin de savane aride – majoritairement peuplée de Samburu, parents proches des Massaï – , on mate le désoeuvrement en s’alcoolisant au son du « Grand Bob » (Marley). Chemises défraîchies et pantalons approximatifs, les piliers de bar ont entre 18 et 35 ans, parlent un anglais fonctionnel et, à l’instar de 40% de leurs compatriotes frappés par le chômage, attendent un job hypothétique à toute heure du jour ou de la nuit. Ces inactifs « instruits » ont atteint le collège ou le lycée sans espoir d’emploi stable et ont abandonné le costume traditionnel réservé aux femmes, aux vieux et aux jeunes moranes, juste intronisés guerriers, qui affichent une imperturbable allure martiale dans les deux rues d’Archer’s Post. A mille lieues de la morne exubérance des buveurs de bière, rien ne vient troubler le hiératisme de ces « pâtres-guerriers » : ni les embardées des camions ni les coups de sang des badauds. Pas même la vision fugace des soldats anglais qui traversent la ville…
Pourtant, ici, tout le monde parle du bras de fer qui a opposé Archer’s Post à l’armée britannique qui s’entraîne dans la région depuis les années 1960. En 2002, le gouvernement de Sa Majesté a versé près de 7 millions d’euros de dédommagement aux familles des civils blessés ou tués par des munitions non explosées. Malgré l’argent sonnant et trébuchant, malgré les campagnes de sensibilisation dans les écoles, la plaie n’est pas refermée : les exercices militaires feraient quatre ou cinq victimes par an, principalement parmi les enfants.
280 plaintes classées sans suite
D’autant que l’affaire se double d’un autre scandale retentissant. En 2003, plusieurs centaines de femmes de la région ont affirmé avoir été violées par des soldats en manoeuvre. Montant des réparations réclamées : 30 millions d’euros. Trois années durant, les services d’investigation de la police militaire royale ont entendu plus de 2 000 victimes présumées… pour ne retenir que 280 plaintes, finalement classées sans suite à la mi-décembre 2006. Suspicion, opacité de part et d’autre : l’armée britannique prétend que les témoignages ont été achetés ou inventés de toutes pièces. A Archer’s Post, on ne décolère pas : « Les militaires ne peuvent pas être à la fois juge et partie », s’indigne Fabian Lolosoli.
Ce notable de la région, représentant des Samburu auprès du gouvernement, sait parfaitement de quoi il parle. La mère de ses cinq enfants est l’une des pionnières des droits de la femme dans la région. A la mi-décembre 2006, au grand dam de la police municipale, cette pétulante quadragénaire au visage d’enfant a pris la tête d’un cortège féminin pour protester contre le verdict des Britanniques.
Invitée à l’ONU en 2005, intervenante régulière des forums féministes, Rebecca Lolosoli, séparée de son époux depuis de longues années, est coutumière des coups d’éclat. Pourtant, il y a moins de dix ans, elle parlait à peine l’anglais. Et pour cause : elle venait tout juste d’entrer en cinquième quand on l’a demandée en mariage. Rien que de très ordinaire dans la communauté samburu où les jeunes épouses ont environ 13 ans. Sauf que cette fille d’un chef de village à l’autorité incontestée a toujours été insoumise : « Mon père, si respecté de tous, était terriblement violent, se souvient-elle, comme tous les hommes de mon entourage. Enfant, j’ai même été témoin du meurtre d’une voisine. Son mari l’avait battue à mort. Je n’ai jamais oublié. »
Ce militantisme de la première heure l’a amenée en 1991 à fonder Umoja – « unité » en swahili – , un village situé à quelques centaines de mètres d’Archer’s Post, entièrement composé de femmes en rupture de ban. A 15 km de la base militaire britannique et… pile sur le chemin des 4 x 4 en partance pour les safaris-photos. Il y a seize ans, les toutes premières « défricheuses » d’Umoja vendaient bijoux et colifichets au bord de la route dans l’espoir d’attirer l’attention des touristes.
Aujourd’hui, cette cité de femmes, désormais estampillée « village culturel », a bel et bien prospéré : avec 50 résidentes permanentes, Umoja aligne une vingtaine de cases traditionnelles en bois et bouse de vache, un troupeau de chèvres (alloué par l’organisation féministe newyorkaise Madre), une école maternelle qui accueille une centaine d’enfants, deux auvents boutiques, une aire de camping au bord de la rivière Ewaso Ngiro et même un petit musée en attente de collections.
Un miracle de gestion
En haute-saison (juin-septembre et décembre-mars), le village reçoit quotidiennement des douzaines d’Occidentaux, apôtres du voyage culturel. A leur approche, les quelques hommes adultes du village – deux gardiens de sécurité et un instituteur – s’éclipsent discrètement et les femmes réajustent leurs diadèmes et colliers. Pendant une heure, un petit contongent d’Européens bardés d’appareils photo sera successivement accueilli par des chants de bienvenue, instruit des ravages de la polygamie chez les Samburu, convié à quelques pas de danse… et invité à acheter 1 500 shillings pièce (16 euros) les somptueuses parures de perles confectionnées par les résidentes.
Un business qui tourne bien ? Certes… sauf qu’Umoja est bien plus qu’un piège à touristes. Ce village unique en son genre se dresse au carrefour de la misère socio-économique, de la violence infligée aux femmes et de la vogue du tourisme solidaire. C’est surtout un petit miracle de gestion rationnelle. Ici, les résidentes versent 15% de leurs gains mensuels à la collectivité et toutes, à tour de rôle, bénéficient d’un petit capital généré par la tontine. C’est ce qui a permis à Margaret Natukoï, 27 ans, de commencer un petit élevage de poules. Pourtant, cette jeune femme abrupte revient de très loin : orpheline à 6 ans, mariée à 13, elle affirme avoir été violée par des militaires britanniques alors qu’elle gardait son troupeau. « Mon mari ne l’a pas supporté, s’emporte t-elle. Il m’a jetée dehors avec nos deux enfants. Le viol, ce n’est pas le plus difficile : c’est l’exil qui est vraiment insupportable. » Margaret, qui se trouble à l’évocation du passé, jauge avec une expertise sans faille ce qu’elle peut obtenir des visiteurs étrangers. En l’absence de Rebecca Lolosoli, de plus en plus sollucitée à l’extérieur, c’est elle qui mène la danse… et souvent au sens propre. « Ici, on accueille des tas de touristes blancs, se réjouit-elle. De quelle tribu ? Je ne pourrais pas dire… Honnêtement, ils se ressemblent tous. »
A Umoja, l’inventaire des maux et des souffrances donne le vertige : Ntipayo, la brasseuse de changaa – un redoutable alcool de contrebande – , reniée par sa belle-famille après avoir purgé une peine de prison ; Nasara, « oubliée » par son mari au profit d’une autre épouse ; Sawadee, 12 ans, qui a franchi seule 40 km à pied pour rejoindre sa mère réfugiée à Umoja ; Usia, veuve sans ressources, abandonnée des siens… Certaines s’installent, d’autres passent. Toutes – aïeules desséchées par l’âge ou jeunes filles graciles – dénoncent avec virulence la violence conjugale, le mariage forcé et, surtout, l’excision. Pratiquée à près de 80% chez les Samburu, cette coutume est pourtant interdite par la loi kényane, réprouvée par l’Eglise, les organisations féministes et l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). La lutte contre la mutilation génitale des adolescentes est devenue le cheval de bataille d’Umoja. Cependant, certaines nouvelles venues manquent encore de conviction. C’est le cas d’Esta, 26 ans, qui a voyagé deux jours à pied, sans eau ni nourriture, pour fuir un mari ultraviolent. « Ici, chacun est son propre patron, même sans homme ! », s’émerveille t-elle… mais l’abolition de l’excision lui semble inenvisageable : « Autrement, il n’y a pas de mariage possible ! »
Cible d’attaques répétées
Les petites filles élevées dans le village de femmes trouveront-elles à se marier ? La question tracasse Rebecca : « En dehors de la tribu, aucun problème. D’ailleurs, chez nous, elles sont libres de choisir leur mari, même parmi les Blancs. Mais chez les Samburu, confie t-elle, ça risque d’être difficile. » Ce n’est pas faute de répandre la bonne parole. Dans les villages environnants, la « matriarche » aborde tous les sujets sans tabou : la contamination par le VIH (au moment de l’excision), les infections chroniques, les risques d’infertilité, les complications à l’accouchement… « Et les douleurs pendant les relations sexuelles ? » hasarde t-on. « Ah, non, ça… on n’en parle pas », répond Rebecca. Embarras réciproque. Un ange passe…
Il faut dire que le village est la cible d’attaques répétées. Certaines proviennent d’hommes furieux de se faire sermonner par des « Américaines » – surnom diffamatoire – ou ulcérés de voir leur épouse leur échapper. « Il y a trois ans, se rappelle Usia, plusieurs individus ont débarqué ici en hurlant pour reprendre une fugitive. Rebecca s’est interposée. Ils lui ont cassé la clavicule. Et la femme les a suivis. » Mais au fond, les altercations les plus courantes concernent les rabatteurs indélicats – en quête d’un pourcentage sur les touristes – les désoeuvrés d’Archer’s Post – indésirables à cause de leur sexe et de leurs vêtements « non traditionnels » – et les habitants des environs, envieux du succès du village de femmes. En bref, de banales histoires d’argent dans une région du monde qui en manque cruellement. Du coup, Umoja a fait des émules. Entre Archer’s Post et les « lodges » à 300 dollars la nuit, les « villages culturels » se sont multipliés, rivalisant de chants, de sourires et de colliers de perles.
Le plus étonnant d’entre tous comprend une demi-douzaine de huttes de branches et cartons offertes à l’appétit des chèvres. A moins de 3 km d’Umoja, Nkuroro se présente comme le « village des hommes ». Sauf que les femmes, partout présentes sur le seuil des cases, n’ont pas eu le temps de disparaître. « De simples soeurs ou amies de passage », nous informe t-on. Vieille excuse. Nkuroro aurait été créé à l’initiative d’un groupe d’hommes brouillés avec la gent féminine. « Chez les Samburu, énonce le chef autoproclamé Perino Lelatowala, on ne partage pas nos épouses. Si quelqu’un nous les prend, on doit les chasser. Même si elles ont été violées… » Quelque chose sonne effroyablement faux. Dans cette société patriarcale et polygame, on exclut sa conjointe sans craindre l’exclusion. Alors pourquoi se regrouper ? « C’est bon pour le business, nous concède t-on… Regardez le village de femmes ! » Sauf que cela ne tient pas : boudé par les « safaristes », le prétendu village d’hommes est sur le point de fermer boutique. Umoja restera sans égal.
Le prix du passage à l’âge adulte
Malgré ces querelles de voisinage, la petite enclave féministe n’est pas coupée des autres. Nombre des résidentes d’Umoja ont des parents dans les villages environnants. Pour rien au monde elles ne rateraient les cérémonies familiales qui rythment les saisons. Aujourd’hui, plusieurs d’entre elles se rendent à pied à Rorora pour assister à la circoncision des futurs moranes. Au lever du jour, une vingtaine d’adolescents de 10 à 20 ans vont subir l’ablation rituelle qui les propulsera dans l’âge adulte. Johan, 15 ans, est l’un d’eux. Vêtu simplement d’une peau tannée, il frissonne au petit matin. A ses côtés, des « guerriers » adultes, couverts de fleurs et de bijoux, entonnent des chants d’encouragement. Le soleil se lève : c’est le moment. Quatre hommes s’avancent vers lui. Deux d’entre eux lui tiennent les bras, les deux autres, les jambes. Aucun muscle de son visage ne doit traduire la souffrance. Le passage à l’âge adulte est à ce prix. L’intervention dure moins de dix secondes. Johan n’a pas cillé. Pendant plusieurs jours, il boira un mélange hautement reconstituant de lait et de sang de vache…
Deux minutes plus tard, devant la même hutte, un groupe exclusivement féminin se forme en toute hâte. Au centre, luisante de graisse rouge, Sandeli, la soeur cadette de Johan, s’avance en silence. Elle a 14 ans et vient d’être admise en quatrième. On lui verse du lait sur le visage avant de lui trancher le clitoris et les petites lèvres. Rebecca, qui se tient à moins de deux mètres, élève la voix pour abréger l’opération. Sandeli est sa petite cousine par alliance. Umoja a beau être à quinze minutes, la route est encore longue pour l’atteindre…