La vie après les morts
Par Gandillot Thierry, publié le 05/02/1998
Une enfant adoptée cherche la vérité. Chantal Chawaf signe une hallucinante descente aux Enfers.
C’est un bébé qui fait peur. A la pouponnière de Boulogne, les puéricultrices évitent d’instinct le «petit poids» qui occupe le lit n° 7. Elle se nomme Marie-Antoinette, mesure 50 centimètres et pèse trois kilos quatre. Les nurses ne savent rien de ses origines; mais elles sentent que ce poupon, «rayonnant d’une vie fixe, étrange», n’est pas comme les autres. Ce qu’elles ignorent: le drame de sa naissance.
La fillette a été arrachée par césarienne à sa mère morte, tuée en compagnie de son mari, porte de Saint-Cloud, pendant le bombardement du 15 septembre 1943, dans l’automobile qui conduisait le couple vers une clinique chic de Boulogne où devait avoir lieu l’accouchement. Le destin en avait décidé autrement. L’action du 15 septembre devait être la dernière de cet été sanglant. Or le médecin qui sauva le bébé remarqua que, dans leur inquiétude, les futurs parents s’étaient précipités à la clinique une semaine trop tôt. Sans cette hâte, toute la famille serait encore vivante.
Une seule personne sait la vérité, la directrice de la crèche. Yvonne de Chaumont est impressionnée par ce bébé qui «semble n’avoir plus de vivant qu’une gravité d’adulte, qu’une blessure existentielle qu’on lit dans son regard dilaté, à vif, comme des chairs écorchées». Elle sait aussi que ses parents sont d’ «excellente souche», comme on dit dans son milieu. Trichant avec la loi, elle va proposer à un couple d’amis qui ne peut pas avoir d’enfant d’adopter en toute illégalité la petite miraculée.
Jeanne et René de Lummont acceptent. Lui est un aristo qui magouille dans les milieux collabo. Ce sera Daddy. Elle, oisive avec un léger penchant pour la bouteille, possède une gouaille célinienne. Ce sera Dadou. Ils sont fous de la gosse, maladroits, grossiers, vulgaires; elle refusera leur amour. Au risque de la folie.
Un jour – Marie-Antoinette a 20 ans – excédés par son hostilité, ses parents adoptifs lui «lâcheront le morceau». A un détail près: ils ignorent le nom de ses parents. Ils savent seulement que sa mère appartient à une grande famille du Nord et son père, à l’aristocratie poitevine. Les Lummont n’ont jamais voulu en savoir plus. Et Yvonne de Chaumont a emporté son secret dans la tombe.
C’est le début d’une hallucinante descente vers ces Enfers que Chantal Chawaf va visiter, cercle après cercle, de son écriture obstinée, ravinée, douloureuse. Pendant trente ans, Marie-Antoinette va se murer dans sa détresse. Jusqu’au jour où, à l’âge de 50 ans, elle plonge dans les archives de Boulogne. Troncs décapités, têtes mutilées, bouillies cérébrales, sexes en putréfaction, jambes sectionnées, bras déchiquetés: les comptes rendus administratifs méticuleux des massacres de septembre 1943 s’entassent, témoignages désincarnés d’une horreur que le foetus a vécue dans toutes les fibres de son petit être prêt à respirer la vie. Vrombissement des avions porteurs de mort, stridence des piqués, souffles de feu, éclairs de la mort blanche, brûlure des corps, odeur des chairs calcinées. Cauchemars. Mensonges. Folie.
Un demi-siècle après la tragédie, un fantôme vêtu d’un long manteau noir arpente la nuit de Boulogne à Auteuil pour se débarrasser de «cette souillure de la mort» qui s’est incrustée en lui, depuis que l’horreur a frappé porte de Saint-Cloud. A la recherche de la vérité. Si elle existe.
Le Manteau noir, par Chantal Chawaf. Flammarion, 420 p., 125 F.