Le Parisien annonce le nouveau livre de Babette de Rozières

Pécresse, Stefanini, Bédier… Dans son livre, Babette de Rozières passe le monde politique à la moulinette

La restauratrice et animatrice culinaire, également conseillère régionale, sort ce jeudi un livre au vitriol sur la politique dans les Yvelines et en Île-de-France. Valérie Pécresse y est sévèrebette de Rozièresment taclée.

Maule, Yvelines mardi 18 avril 2023. Babette de Rozières est particulièrement sévère contre Valérie Pécresse.
Maule, Yvelines mardi 18 avril 2023. Babette de Rozières est particulièrement sévère contre Valérie Pécresse.

Le 19 avril 2023 à 18h06

Quand Babette de Rozières balance, c’est épicé. Presque autant que les bonda Man-Jack, ces piments antillais que la restauratrice a fait goûter un soir à un client prétentieux qui voulait épater sa copine. L’anecdote savoureuse n’est évidemment pas la seule que la cuisinière de Maule (Yvelines) relate dans « La face cachée de la politique en Île-de-France », son livre qui sort ce jeudi.

Sur 264 pages, elle y raconte son métier, ses rencontres, sa vie et la vie politique francilienne qu’elle détruit à la sulfateuse. Principale cible de la colère de « Babette » : Valérie Pécresse. La présidente (Libres !) de la région Île-de-France en prend particulièrement pour son grade.

Elle avait pourtant rejoint sa liste (LR) aux élections régionales de 2015. Puis accepté de soutenir sa campagne pour l’élection présidentielle de l’an passé. Mais elle déchantera très vite. L’Outre-mer est oublié du programme de la candidate de droite et, pour la native de Pointe-à-Pitre, c’est un motif de divorce. Dès lors, elle observera la politique d’un autre œil. « Ce que j’ai vu de l’intérieur m’a dégoûtée, confie-t-elle depuis le salon de sa grande maison de Maule. C’est une secte avec un gourou qui ordonne. Valérie n’a pas de cœur. Elle presse le citron pour en extraire le jus et quand elle n’en a plus besoin, elle le jette. »

« La madame Thatcher en herbe »

Au fil des pages, elle dénonce également l’opportunisme idéologique de son ex-amie : « Elle ajuste son programme en permanence et se colle aux thèmes d’Éric Ciotti sur la sécurité, les valeurs d’autorité, d’identité et l’immigration, elle reprend le social de Xavier Bertrand, les préconisations de Barnier sur l’Europe. Elle y croit dur comme fer, la madame Thatcher en herbe, et il n’y a pas plus souple qu’elle, la madame Merkel : elle veut plaire à la terre entière. »



Un peu plus loin, c’est Patrick Stefanini, fidèle de la présidente et conseiller départemental de Bonnières-sur-Seine, qui est rhabillé pour l’hiver. « Babette » lui reproche de mener une « politique de technocrates, de communiquer par WhatsApp, sans aucune densité humaine, sans chair, sans conviction, dépourvue de sincérité… » Pierre Bédier, le président du conseil départemental, a droit lui aussi à quelques pages. On n’apprend pas grand chose quand il est dépeint en homme politique malin et roublard, adepte du billard à trois bandes. En revanche, on ignorait qu’il était « un excellent danseur de zouk love »…

Des anecdotes sur Mohamed VI ou Alice Sapritch

Orpheline d’une investiture aux législatives, elle finira par quitter le navire en mars 2022 en annonçant sa décision sur la chaîne CNews : « Valérie est une bonne présidente de région mais il s’agit d’une élection présidentielle qui demande des qualités qu’elle n’a pas », déclare-t-elle alors à l’animateur Jean-Marc Morandini.

S’il prend souvent des allures de règlements de comptes personnels et s’enferme parfois dans des détails qui échapperont peut-être au grand public, ce livre offre aussi quelques moments plus légers. C’est le cas par exemple quand Babette de Rozières évoque son attachement à Jacques Chirac par exemple, ou sa proximité avec le roi du Maroc Mohamed VI qui s’invite en cuisine pour « touiller à la cuiller » et « goûter avec ses doigts comme aux Antilles ». On peut également citer le portrait qu’elle dresse de la comédienne Alice Sapritch, seule et oubliée, ou de ses clients célèbres comme Michou, Jean Lefèvre ou encore Klaus Kinski.

La face cachée de la politique aux éditions Orphie. Prix : 24 euros.

Crash du vol Rio-Paris, réaction de Romain Kroës

Les faits : Airbus et Air France jugés non-coupables dans l’affaire du crash du Rio-Paris de 2009, dont le jugement a été rendu lundi au tribunal de Paris. Les deux entreprises étaient poursuivies pour homicides involontaires. Et à l’annonce du verdict, les familles des victimes ont été choquées.

Réaction de Romain Kroës :

AF 447

Premier juin 2009, un Airbus A330 d’Air France reliant Rio de Janeiro à Paris tombe dans l’Atlantique avec à son bord 228 passagers et membres d’équipage. Le procès s’est conclu en décembre 2022. Le verdict vient de tomber. En résumé : « des fautes, mais pas de coupables ». Les parties civiles vont introduire un recours. Elles sont justement en colère, car cette catastrophe n’est pas imputable à la fatalité. Par conséquent, il y a forcément une responsabilité à établir. Mais elle ne peut pas être établie.

La chute de l’appareil n’est pas due à la disparition des informations de vitesse, mais à l’impossibilité, pour les pilotes, de disposer d’une analyse de la situation ou de l’effectuer eux-mêmes, pendant 50 secondes qui furent cruciales. Et la cause de cette incapacitance est ce que l’on appelle « l’Intelligence artificielle ». L’attention des pilotes a été inutilement suspendue pendant cinquante secondes à la lecture d’un écran où l’information la plus importante est apparue trop tard. D’une part, pendant tout le temps où l’on reste suspendu à la lecture d’un écran on ne peut pas réfléchir. D’autre part, le logiciel remplaçait l’officier mécanicien, débarqué dans les années 1980, et les pilotes ne disposaient pas du moyen d’effectuer le diagnostic par eux-mêmes.

Le logiciel n’a pas été cité au procès, parce que le remplacement d’une intelligence humaine par un algorithme est encore universellement admis comme un « progrès ». Et les magistrats ne peuvent pas condamner une idéologie, surtout quand elle est dominante.

Romain Kroës, auteur de « Surchauffe – L’inflation ou l’enflure économiste »

Sylvie Largeaud-Ortega parle de « Koeur » à Lettres capitales pour « inverser les questions identitaires qui agitent la France »

Interview. Sylvie Largeaud : « Ce récit invite à inverser les questions identitaires qui agitent la France : il interroge les concepts d’intégration, d’appartenance »

 

 

 

Kœur est le titre suggestif du livre que Sylvie Largeaud, enseignante-chercheuse à l’Université de Polynésie française, publie aux Éditions L’Harmattan. Roman à thématique complexe, conçu comme un itinéraire initiatique et qui se propose d’inverser les perspectives de l’immigration dans un aller-retour entre un pays natal et un pays d’origine, Kœur reste en même temps une œuvre littéraire d’une grande beauté qui invite le lecteur à goûter aux saveurs multiples d’un langage poétique raffiné et enchanteur.

Justement, en parlant de la force suggestive de votre langage, permettez-moi de vous interroger avant tout sur le titre de votre roman, car je pense qu’il sera capable de nous mettre déjà sur la piste de votre démarche d’écriture. Pourquoi Kœur, que signifie ce mot et pourquoi mérite-t-il d’être l’étendard de votre récit ?

Kœur est l’union des mots « cœur », et « kër » qui veut dire maison, famille, lieu d’appartenance, en wolof (principale langue du Sénégal). Ce titre annonce la question suivante : le pays que nous disons nôtre, est-il celui de nos origines, ou bien celui où nous sommes nés, où est ancré notre cœur ?

Le titre réunit deux langues, tout comme le roman fait converser deux cultures. À l’instar du titre, aussi, la langue du roman est inventive, insolite, parfois même proprement dé-routante: elle entraîne le lectorat à côté des sentiers tout tracés, explore des champs locutoires inaccoutumés. Cette démarche d’écriture crée un espace poétique qui permet, à chaque pas et faux-pas, de s’ouvrir à de multiples possibles langagiers, de se frayer un chemin de découvertes vers une littérature multiculturelle.

Vous avez déclaré, en présentant votre livre, qu’il s’agissait, comme je le disais dans l’introduction, d’une inversion de perspectives dans la thématique de votre roman. D’abord, de quelle thématique s’agit-il et pourquoi vous a-t-il fallu faire appel à cette inversion de concepts ?

En filigrane, ce récit invite à inverser les questions identitaires qui agitent la France : il interroge les concepts d’intégration, d’appartenance. Sandrèle, jeune femme d’origine française, sillonne son pays natal, le Sénégal, auquel elle est passionnément attachée. Elle dit adieu à cette terre qu’elle doit quitter pour une France inconnue. Son épopée lui ouvre les yeux sur la complexité de sa relation aux autochtones, l’expose aux collisions culturelles, la confronte au passé esclavagiste, aux blessures coloniales, à l’injustice climatique. Malgré tout, elle continue d’adresser une déclamation d’amour à ce pays, à ses habitants, et crie sa douleur de devoir les quitter.

Toutes proportions gardées – et elles sont de taille ! – cette jeune femme ressemble un peu aux « personnes issues de l’immigration africaine » en France. Ces dernières sont la cible d’un racisme historique et institutionnel ; Sandrèle, quant à elle, fait partie de ces Français de l’étranger en Afrique que l’on nomme « expatriés » et non « immigrés » … parce que, dans les récits identitaires de langue française, les Français ne sont les « immigrés » de personne. Kœur défie ce discours, déplace les perspectives. C’est depuis le Sénégal que sont examinées les relations aux pays natal/pays d’origine, les phénomènes migratoires et leur portée politique, sociale, économique et environnementale. Les divers personnages sont autant de variations sur ces thèmes. Au discours franco-centré, Kœur offre des récits en miroir.  

Ainsi peut-on percevoir ce que vivent des personnes immigrées ou issues de l’immigration. Ressentir leur amour pour la terre où elles sont nées, et leur souffrance lorsque leur appartenance est questionnée. Saisir la difficulté de rompre les liens à la terre natale, si rudes qu’ils soient, pour un pays d’origine dont elles ignorent souvent presque tout.

Vous êtes universitaire et vous maniez sans aucun doute ces notions d’immigration, de changement climatique, etc. Personnellement, ce qui m’intéresse, s’agissant du roman comme genre littéraire, c’est quelle est la part personnelle, secrète qui a contribué à l’origine et à l’élaboration de votre récit ? Pourquoi dites-vous que votre roman s’adresse à toutes les personnes – dont vous faites sans doute partie, qui aiment l’Afrique ? Que signifie cet amour ?

Tout comme Sandrèle, je suis native du Sénégal, et j’aime ce pays que j’ai dû quitter pour mes études supérieures en France. Il y a une large part personnelle dans ce récit : des expériences que j’ai traversées au fil des années sont remodelées, ramassées sur quelques semaines. Donc en termes de genre littéraire, Kœur ressemble diablement à une fiction autobiographique. Et pourtant…

Je ne suis pas Sandrèle.

Kœur est un récit d’aventure. Un personnage intrépide, des rencontres hautes en couleur aux endroits les plus divers, la vie grouillante à bout portant : tout cela tisse une intrigue dont les péripéties mènent jusqu’au paroxysme de la passion – dans tous les sens du terme.

C’est aussi un conte initiatique nimbé de réalisme magique, écho des littératures orales de tradition africaine. Ses regards croisés sont autant d’apprentissages possibles vers la compréhension du monde, menés dans le bonheur et dans la douleur.

C’est également un roman décolonial, quand il explore l’histoire de l’Afrique subsaharienne depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, ou quand il touche à des motifs contemporains brûlants tels que les relations Nord-Sud ou l’effondrement environnemental.

Et surtout, Kœur est une ode au Sénégal. Car il s’y déploie une panoplie de paysages, de personnages, de situations et d’actions, tous célébrés dans leur splendeur comme dans leur laideur – dans leur horreur parfois – avec lyrisme. Tout au long, ce poème en prose chante ce pays. C’est en cela qu’il s’adresse à ceux qui aiment l’Afrique. C’est là surtout que se niche la part personnelle, secrète, le cœur de Kœur :  mon amour du Sénégal et de la littérature.

La force de votre démarche narrative réside, selon moi, dans le croisement très raffiné entre le style épique, qui raconte l’aventure de la jeune Sandrèle et d’autres personnages, et le style poétique qui donne à cette narration la lumière nécessaire pour illuminer votre écriture. Pourquoi avez-vous eu besoin de cette transposition poétique du réel qui entoure l’histoire que vous racontez ?

Vous avez vu juste : ce n’est pas un choix, c’est un besoin. Une injonction intime. Un jour, sans l’avoir prévu, je me suis assise et j’ai commencé à écrire. Les mots ont coulé de ma plume. Et ces mots avaient la forme que vous décrivez : poétique, épique…

Ce jour-là, j’étais en France, et le Sénégal me manquait. Sans doute est-ce pour cela que je l’ai habillé de poésie. J’ai voulu le revêtir des plus beaux atours, des plus belles formes que je pouvais inventer. Lorsque le présent vous pèse, l’écriture vous élève, vous emporte vers des contrées oniriques. L’écriture vous offre une vie vicaire. Alors, autant qu’elle soit belle ! Au fil du temps, depuis la France ou le Sénégal, j’ai continué de modeler cette narration, avec passion.  

Le style épique permet de mêler à l’histoire individuelle quelques grandes questions qui parcourent l’Histoire. Chaque escale est une étape dans la construction identitaire du personnage, mais aussi de nos sociétés. Les motifs de cette épopée sont parfois merveilleux, parfois réalistes, rudes, abrupts, crus, violents. Le cheminement de Sandrèle s’avère de plus en plus ardu. Mais il est transposé, enrobé de poésie car, à travers toutes les péripéties, c’est toujours un chant d’amour que l’on écoute, goûte, respire…

La composition typographique de Kœur est aussi au service d’une transposition du réel. Le texte est parcouru de ruptures, de suspens, de marges, d’alinéas, composant une prose en vers libres. S’en découle une lecture en cadences, assonances, résonnances… où suspens et ruptures accompagnent les doutes, extases et fractures des personnages. Cette composition invite à une lecture au plus près de Kœur.

Dans l’univers ponctué d’aventures et de souvenirs, vos personnages font chacun avec sa part de lumière une apparition remarquée. Je vous propose d’en énumérer quelques-uns pour bien saisir le caléidoscope de votre histoire. Bien entendu, il y a Sandrèle, la toubab. Qui est-elle ?

Sandrèle est toubab, de peau blanche. Elle est née au Sénégal. Elle se sent sénégalaise. À vingt-et-un ans, libre, insouciante, pétulante, elle n’a peur de rien… sauf de « cet iguane monstrueux qui hoquetait en travers de son chemin » : sa séparation obligée d’avec le pays natal.

Elle entreprend donc un voyage d’adieu à sa terre, et scande à tout vent sa passion pour la brousse et ses villages, l’océan Atlantique, la mégapole de Dakar et leur palette de personnages bigarrés. Mais son parcours ébrèche peu à peu « l’art naïf de ses certitudes ». Ses épreuves au Sénégal vont croissant, jusqu’à Dakar qui la propulse dans les tréfonds d’un univers fourmillant, protéiforme, et la force à sonder au plus profond de ses fondements identitaires.

Christan et Orlando sont les premiers personnages qui vous permettent de mettre en perspective la réalité de l’immigration et du retour aux origines. Constater leur nouvelle situation ne suffirait pas pour crayonner les contours de leur réalité nouvelle. Que symbolise leur aventure dans l’économie de votre récit ?

Christan et Orlando sont français d’origine sénégalaise : issus de l’immigration en France. Excédés par le racisme de leurs concitoyens, ils ont quitté le pays natal pour leur pays d’origine inconnu. Images inversées du destin de Sandrèle, ils participent aux jeux de reflets qui sous-tendent Kœur : « À vingt ans, ils s’installaient en Afrique quand elle s’apprêtait à en partir et chacun s’élançait, par chemins contraires, sur un autre continent ».

C’est au détour d’un village de brousse que nous les rencontrons, en proie aux multiples difficultés que pose leur intégration à la terre de leurs ancêtres. Ils partagent avec Sandrèle une extrême sensibilité à « la magie de la brousse » et une âpre espérance d’appartenir à ce pays. La partition qu’ils jouent dans la gamme des questions migratoires est un prélude, une variation sur celle de la jeune femme : ils sont tous trois « amoureux éconduits, échaudés mais obstinés, de l’Afrique ».

Awa est un autre personnage clé de votre roman. Comment décrire sa sagesse, sa colère, sa claire vision ?

L’action se situe dans les années 1990, et le Sénégal subit déjà de plein fouet changement climatique, effondrement de la biodiversité… Awa, fille, épouse et mère de pêcheurs, est une icône de l’écoféminisme africain. « Cent trente kilos de tendresse et d’aplomb », figure de la terre nourricière, elle est activement engagée pour la survie de son village au bord de l’Atlantique. Sans détours, elle assène ses vérités aux grandes puissances, « les omnivores du grand Nord », tout autant qu’aux villageois asservis au « monstre Consommation ». Contre l’inaction d’un patriarcat transi d’angoisse, elle organise des comités de femmes. Contre la surpêche internationale, elle interpelle les pouvoirs politiques.

De la montée des eaux, du pillage des océans, des côtes « urbanisées ghettoïsées balnéarisées pelousées arrosées », aux « prés carrés de l’Occident, des multinationales FMI Banque Mondiale », Kœur dénonce l’injustice qui résulte du racisme climatique. Injustice qu’illustre, de façon à la fois réelle et métaphorique, l’un des leitmotivs du roman : l’absence de pluie en Afrique, et son excès en France.

Au XXIe siècle, les pays riches responsables de cette injustice sont rattrapés par cette métaphore : la pluie s’y fait rare. À l’échelle mondiale, l’accès à l’eau est de plus en plus objet de convoitises ou conflits. Mais cette situation existe depuis longtemps dans les pays les moins émetteurs de gaz à effet de serre, et plus pauvres.

Dans la perspective d’un départ prochain en France, Sandrèle revisite le village de Ramatou et fait ses adieux à Dakar, la Capitale à laquelle elle est très attachée. Ce sont des moments de grande beauté, mélange de poésie, de rêve, de magie. Je retiens ici, même si on a envie de citer des pages entières, la description de la nuit dans le village de Ramatou où « la nuit grésille, crépite stridente » dans le vacarme d’une nuit « qui pétille, susurre, crisse, métallique, grince ». On a l’impression que l’on voit avec les oreilles à travers le concert de la nuit. Pourquoi cet attachement si fort à ces paysages, à tel point qu’ils deviennent des territoires miraculeux, féériques, presque thaumaturgiques ?

Ces lieux sont décrits de façon subjective, à travers le prisme d’une passion absolue. Le pouvoir thaumaturgique, faiseur de miracles… c’est l’amour de Sandrèle pour ce village et cette ville.

C’est mon propre amour pour le Sénégal, qui me souffle ces mots, qui les glisse sous ma plume, qui investit mon esprit. J’ai écrit les scènes que vous évoquez in situ : il s’agit d’un véritable ressenti.

Dès l’enfance, j’ai perçu la splendeur des tableaux vivants qui peuplaient les trottoirs de la ville, des volutes de latérite rouge qui s’élevaient sur la savane… À l’école au lieu de prendre des notes dans mes cahiers de cours, je croquais la courbe d’un cou, le rebondi d’une cambrure, les contorsions d’un baobab, la pénombre d’une échoppe. J’entretenais un rapport intime avec toute la beauté qui m’entourait. J’étais aussi attentive à la beauté des langues : « la langue brune de kola » qui claquait autour de moi, la langue lissée des livres, et la langue stridulée des ailes des criquets… Tel est le paysage d’enfance féérique dans lequel j’ai grandi. Cette lumière, ces lignes, ces musiques m’ont nourrie et me nourrissent encore. Je ne fais que les restituer sur le papier.

Devant cette réalité enchanteresse, celle de Paris que Sandrèle découvre et où le ciel tombe sur la tête, où la pluie reflète les lumières des néons s’efface brusquement. Que dit ce changement de votre personnage, brusquement arrachée à sa terre lumineuse ?

Ce changement correspond à l’arrivée de Sandrèle dans ce pays d’origine dont elle ignore tout. Elle est déracinée. Totalement inadaptée. Pétrie de préjugés, d’angoisses, de terreurs, d’incompréhension. Tout lui parait hostile, aliéné. Française d’origine, elle est proprement étrangère à la France. Elle a le sentiment de se défaire de son être.

Son parcours ne donne cependant qu’un faible aperçu de l’immense difficulté de l’immigration en France, car lui sont épargnés les obstacles tels que course aux papiers, discrimination au logement, disparités de revenus, délit de faciès… La majorité des immigrés est dépourvue des privilèges innés de Sandrèle. Mais peut-être sa souffrance offre-t-elle un tremplin de compassion envers celle de ces immigrés.  

Le contraste réside également dans la manière de se comporter des gens qui ont purement et simplement perdu leur sourire et qui vivent « dans une solitude organisée », comme « des figures de cire ». Sandrèle sombre dans une tristesse abyssale. Comment vit-elle ce choc ?

C’est un choc multiforme. Paris, l’automne, la pluie, le froid. Dans la Grande École : l’entre-soi d’une élite, la différence d’avec des pairs issus de milieux favorisés, déjà rompus à un langage, des pratiques affinés dès l’enfance. Dans la rue : l’indifférence d’une population distante, pressée, anonyme, happée par une société urbaine de consommation, mécanisation, compétition. Ces chocs conduisent à s’interroger sur le sens de nos modes de vie, de travail, sur la nature et les priorités de nos sociétés occidentales, sur notre relation à l’humain.

Sandrèle tente de se persuader qu’elle va s’adapter, déploie diverses stratégies dans ce sens. Sans effet. Sa volonté s’étiole. Les a priori ont raison d’elle – sont-ce les siens, ou ceux des personnes qui l’entourent ? Cette jeune femme, l’instant d’avant si hardie, si combattive, bat en retraite. Elle se retire. Ce sont des pages très sombres, où l’on voit Sandrèle glisser doucement vers la déraison.

Et enfin, à l’exemple de Djoley, Sandrèle est animée par « un devoir de réussir ». Comment comprendre ce devoir pour des gens qui doivent, comme elle, affronter la réalité d’un exil, même provisoire ?

Le « devoir de réussir » de Djoley et Sandrèle est double. D’abord, il y a le devoir filial selon la coutume africaine : donner tout de soi pour assurer aux parents de vieux jours tranquilles. Ensuite, l’exil en France se fait au prix de tels sacrifices, qu’eu égard à ce prix, il faut réussir. En France, Orlando est investi du même devoir mais par procuration : réussir là où ses parents, première génération d’immigrés, ont échoué.

Ce devoir est l’une des variantes des phénomènes migratoires que Kœur laisse entrevoir, à travers une volée de personnages multiculturels, à échelles et tonalités variées. Leurs destinées se réfractent, s’unissent ou s’éloignent, complexes et colorées, comme une invitation à voir le monde depuis diverses latitudes.

Propos recueillis par Dan Burcea

Sylvie Largeaud, Kœur Editions de l’Harmattan, 2022, 180 pages. 

Pierre Ménat interviewé par Paul-Marie Coûteaux (alors qu’ils ont des opinions très différentes)

Pierre Ménat interviewé par Paul-Marie Coûteaux

Il est sans doute trop rare que nous écoutions un des de ces hauts fonctionnaires qui suivent au jour le jour et quelquefois font la politique française. Le diplomate Pierre Ménat, qui fut ambassadeur de France en Roumanie, en Pologne, aux Pays-Bas, en Tunisie, mais aussi conseiller diplomatique de Jacques Chirac à la présidence de la République, a bien voulu relater pour TVL sa carrière mais aussi confier ses réflexions personnelles, d’ailleurs consignées dans plusieurs ouvrages. De la politique de la France en Europe, notamment vis à vis de la Russie et de l’OTAN, le diplomate décrit ici les raisons avec une lucidité et une honnêteté dont on lui sait gré, sans masquer ses nombreuses « occasions manquées ». Récit d’autant plus éclairant qu’il révèle une combinaison de lucidité et d’impuissance qui en dit long sur les immenses efforts qu’il faut accomplir pour espérer s’arracher au conformisme inscrit dans l’appartenance à l’OTAN et à l’UE, et restaurer un jour le jeu de la France.

Entretien croisé entre Christophe Barbier et Isée St-John Knowles sur Coco Chanel par Marc Alpozzo

Coco Chanel, collaboratrice réhabilitée ?

Isée St. John Knowles, Christophe Barbier et Marc Alpozzo

Entretien avec Christophe Barbier et Isée St. John Knowles

Christophe Barbier est à la fois un brillant journaliste et un excellent comédien. Il joue sur les planches le rôle de Paul Morand dans une pièce de Thierry Lassalle, Mademoiselle Chanel, en hiver (au Théâtre Passy), aux côtés de Caroline Silhol, qui incarne merveilleusement Gabrielle Chanel. Isée St. John Knowles bien de publier de son côté, un livre qui a pour vœu de rétablir la vérité à propos des activités de Chanel durant l’occupation Coco Chanel, cette femme libre qui défia les tyrans (Cohen et Cohen, 2022). Je les ai rencontrés à cette occasion, afin de faire le point sur cette période demeurant mystérieuse aujourd’hui encore.

Marc Alpozzo : Bonjour à vous deux, que ce soit la pièce Mademoiselle Chanel, en hiver, dans laquelle cher Christophe Barbier, vous interprétez Paul Morand en exil en Suisse aux côtés de Gabrielle Chanel, échappant aux épurateurs de la fin de la guerre, ou votre ouvrage cher Isée St. John Knowles, Coco Chanel, cette femme libre qui défia les tyrans (Cohen et Cohen, 2022), votre propos est moins l’élégance française et la mode que l’implication supposée de Chanel dans la Seconde Guerre mondiale, et sa personnalité profonde. Pourquoi cette tentative de réhabilitation ?

Isée St. John Knowles : D’abord, procédons-nous à une tentative de réhabilitation ? Cette pièce ne prêche aucunement la réhabilitation de Chanel. L’objectif poursuivi par l’auteur (Thierry Lassalle) était de composer un drame psychologique qui domine et parfois supplante l’histoire. C’est une pièce réussie qui mérite qu’on s’attarde sur les éléments qui la composent. D’emblée, il faut dire que ce drame repose sur une pure invention : Chanel ne s’est jamais confiée à Morand sur l’Occupation. Cela est de peu d’importance, d’ailleurs. Le livre de Morand L’Allure de Chanel[1] dévide des confidences totalement inventées par Chanel, puis réinventées par Morand. Autrement dit, ce livre ne revêt aucune valeur historique. En revanche, sa valeur marchande est indéniable. C’est un best-seller. Est-ce parce que Morand avait le don de faire jaser la langue française, comme le prétendait Céline ? Ne soyons donc pas en quête de réalité dans tout cela, car de réalité nous n’en trouverons guère. La pièce n’obéit pas aux règles de la reconstitution historique. Elle n’est pas pour autant une pure fiction. Je dirais simplement qu’elle s’appuie sur une assise historique fragile.

Christophe Barbier : Je partage cet avis. Il y a une matière humaine, psychologique, presque psychanalytique dans ces personnages. Ce sont des êtres humains dont l’auteur s’est saisi pour creuser et sculpter quelque chose tout en ambiguïtés, cependant la réalité historique n’était pas l’objet. Il ne s’agissait pas de refaire une autre enquête pour établir le vrai du faux et séparer le bon grain de l’ivraie. D’autant que les termes d’espion, collabo etc., appellent des définitions souvent gélatineuses, ce qui fait que l’on ne sait plus exactement à quel moment l’on commence une collaboration. Ensuite, est-ce que l’amour peut être une explication, voire une excuse pour des comportements, politiques, militaires ou autres ? Par ailleurs, si la réalité biographique importe peu, nous sommes ici dans le commencement de la construction du mythe Chanel, par elle-même, mais aussi par Morand, par le biais de ce livre, et enfin par la marque Chanel. L’empire Chanel va s’emparer de L’allure de Chanel pour en faire une sorte de manifeste officiel. Tout cela correspond donc, selon moi, à la construction du mythe, avec ce qu’il faut de mensonges pour faire un mythe, ce qu’il faut d’imagination, d’inventions et de raccourcis, mais aussi de vérités. Puis, il faut également mêler les deux génies : celui de l’existence de Chanel et le génie de l’écriture de Morand. C’est pourquoi ce livre s’est si bien vendu, et c’est ce qui a installé le mythe qui rend secondaire la question même de la vérité, sauf bien sûr pour les historiens et les journalistes dont c’est le métier, ou les enquêteurs s’il y avait eu un procès. Mais là, nous sommes dans un autre registre.

M. A. : Certes, mais il y a eu le livre d’Hal Vaughan, ancien diplomate américain, vétéran de la Seconde Guerre mondiale et journaliste qui, sans être ni historien ni chercheur à l’université, accusa en 2011, Coco Chanel d’avoir été, durant l’occupation, un agent nazi. Or, il se trouve que depuis, cette accusation de collaborationnisme lui colle à la peau, au moins auprès d’une partie de la population.

C. B. : C’est vrai.

I. St. J. K. : Je ne compte pas faire l’impasse sur ce point, mais auparavant, je me permets cette petite digression : je voudrais dire que l’écriture de cette pièce est un exploit. Elle présente des personnages complexes sans jamais les déshumaniser alors que l’auteur, Thierry Lassalle, ressent à leur endroit un insurmontable dégoût. Il s’agit là d’un tour de force pour un dramaturge. Ses portraits sont nuancés. On aurait pu se contenter de faire ressortir l’antisémitisme obsessionnel de Morand. Le dramaturge cependant ne l’a jamais dépouillé de son vernis, ce qui nous engage à entendre ce personnage, subtilement interprété par Christophe Barbier. Quant à Chanel, merveilleusement incarnée par Caroline Silhol, elle demeure certes souveraine, solitaire, cynique, mais toujours en proie à une inharmonie, à une discordance.

M. A. :  Cette pièce montre une Coco Chanel qui est un monstre d’égoïsme, un monstre de cruauté, ce qu’elle partage d’ailleurs avec Paul Morand, puis aussi, on a le sentiment que l’auteur a à cœur de déconstruire les personnages pour en découvrir leur humanité. C’est ainsi que l’on peut dire aussi que c’est une pièce qui vise à montrer l’humanité profonde et réelle des personnages. C’est pour cela que je dis que c’est une réhabilitation finalement, au moins dans le choix de peindre le portrait des personnages.

I. St. J. K. : Tout à fait. Un dernier mot, si vous le voulez bien, au sujet de cette discordance inhérente à la conception du rôle de Chanel ; discordance il y a, parce cette dandy baudelairienne qui se voulait libre et insoumise était devenue la cible des épurateurs « sauvages » qui l’ont contrainte à s’exiler. Or cette dandy ne pouvait s’accommoder d’aucune contrainte. Un tout dernier mot sur la mise en scène d’Anne Bourgeois. Elle nous fait replonger dans l’ambiance de l’époque, le prolongement des années folles, mélange de gravité saupoudrée de désinvolture.

C. B. : Je partage votre avis. La matière humaine, qui est la matière première du dramaturge, n’aboutit à aucune vérité, laissant à chacun sa subjectivité. On peut certes y trouver une réhabilitation, car on y voit des êtres qui souffrent, et donc on leur donne une sorte d’absolution. Certains spectateurs y trouvent au contraire une circonstance aggravante, car dans leur humanité on trouve de mauvais côtés : ils sont très orgueilleux, très égoïstes, ce qui n’excuse pas mais au contraire aggrave les choix politiques qu’ils ont pu faire. Il y a aussi ce moment très spécial, cet hiver 1945-1946, alors que de Gaulle quitte le pouvoir, la guerre étant terminée depuis moins d’un an; les deux personnages se disent que leur exil bientôt se terminera. Certes, ils n’y croient pas vraiment, mais ils voudraient s’en persuader. Ils espèrent rentrer très vite à Paris, et reprendre la vie comme avant, autrement dit leurs mondanités et leur place dans la société. Mais au fond d’eux, ils savent que cet exil durera. D’ailleurs il leur faudra faire un long chemin avant de retrouver la place qu’ils avaient autrefois dans la société, profitant de cette amnistie très généreuse de 1953, accompagnée d’une forme d’amnésie collective et volontaire, car on pensait qu’il fallait tourner la page pour que la France reparte. Cela aurait pu durer bien plus longtemps, cela aurait pu être bien plus grave pour eux, Chanel s’en tire bien mieux qu’Arletty ou Mary Marquet, Morand que Céline ou Brasillach. Donc, ils sont partagés entre le sentiment qu’ils ont eu de la chance dans leur malheur, et un désir de revanche, même s’ils comprennent qu’ils n’ont pas les moyens de leur revanche. On est dans cet entre-deux, ce méli-mélo de sentiments, dont il sortira une période d’attente plus longue que prévue. On le voit dans les petits monologues de fin, d’abord pour donner une conclusion aux gens qui ne connaissent pas l’histoire, mais surtout pour montrer la valeur du temps.

M. A. : Les rapports de Chanel avec les Allemands sont largement évoqués dans la pièce, notamment ceux avec le baron von Dinklage, officier nazi des services secrets. De quelles teneurs sont-ils réellement ? On a l’impression en voyant la pièce que Chanel est surtout rêveuse, une femme amoureuse qui se laisse porter par ses sentiments, et qu’elle est bien moins une collaborationniste que l’on a parfois voulu la décrire.

C. B. : Absolument pas collaborationniste, puisque le « ionniste » implique une réflexion et une pensée, voire une idéologie, or Chanel ne produit aucune thèse. Collabo, elle l’est de fait, car par ses actions elle est impliquée dans les rouages que l’occupant veut mettre en place et activer ; qu’elle soit naïve, qu’elle pense que le but qu’elle vise, que ce soit par rapport à son neveu ou la paix, tout cela la leurre complètement. Ajoutons encore à cela l’amitié, les sentiments qui sont chez Chanel une voilette devant les yeux, qui lui obstruent la lucidité politique qu’elle aurait pu avoir. Elle ne sera bien évidemment pas la seule. La nullité du jugement politique d’un Guitry sur les faits qu’il traverse, son interprétation sans cesse fausse d’une histoire qui le dépasse et qui va l’écraser, c’est tout aussi stupéfiant. Tout le monde ne peut être aussi lucide qu’un de Gaulle. Malgré cela, ou pour cela, l’histoire d’amour qui prouve sa sincérité, et la pièce l’illustre, en dépassant le temps de la guerre, mérite d’être racontée.

I. St. J. K. : Le seul problème, c’est que cette histoire d’amour s’est déroulée en 1934.

C. B. : En effet. Elle s’allonge, elle s’étire…

I. St. J. K. : Je ne suis pas sûr d’abonder dans votre sens. Cette relation amoureuse, en 1934, a été très éphémère, puisque tous deux, Chanel et Dincklage, entretenaient des attaches sentimentales respectives. Chanel, qui avait 51 ans, avait noué une amitié ambiguë avec Paul Iribe et Dincklage, de 13 ans le cadet de la styliste, abondait en conquêtes féminines.

C. B. : C’est pourtant un univers idéologiquement cohérent.

 I. St. J. K. : En apparence seulement, puisque cette cohérence s’appliquait essentiellement à l’essor de sa vie mondaine. Lorsque Dincklage impose sa présence dans la vie de Chanel en août 1940, elle est libre depuis la disparition d’Iribe. Et Dincklage s’acquittera parfaitement de la fonction de chevalier servant que lui assignera Chanel pendant sept mois. Dès la première quinzaine de mars 1941, Chanel apprend par Josée Laval, la fille de l’ancien vice-président du Conseil, que Dincklage était responsable de la capture et de l’internement du neveu de Chanel, André Palasse. Dès lors, Dincklage exercera sur Chanel un infâme chantage : moyennant son ralliement à la cause nazie, elle obtiendrait la libération de son neveu. Certes, elle ne céda pas au chantage. En revanche, si l’on revient à la période de 1945-1946, qui intéresse notre dramaturge, Chanel n’échappera pas à un second chantage, cette fois financier, auquel aura recours Dincklage. Conseillée par son avocat, René de Chambrun, qui avait épousé Josée Laval, Chanel se soumettra à ce chantage, faute de quoi Dincklage la menaçait de souiller sa réputation en répandant d’inqualifiables calomnies. Il lui fallut donc acheter son silence, ce qu’elle ressentit comme une suprême humiliation.

C. B. : Notre fiction est donc plus belle que la réalité.

M. A. : C’est à ce point précis que nous pouvons rebondir sur les accusations d’Hal Vaughan dont j’ai parlées plus haut, puisqu’il l’accuse clairement d’intelligence avec l’ennemi, et continue l’épuration d’une certaine manière.

I. St. J. K. : Vous avez parfaitement raison. Depuis 1944, l’hostilité viscérale, à laquelle se heurta Chanel, ne s’est guère apaisée, alors qu’elle n’a jamais été sanctionnée pénalement. En raison de ce ressentiment croissant, exacerbé par Hal Vaughan, il me paraît un peu imprudent de parler de réhabilitation.

C. B. : Je crois qu’il y a aujourd’hui Coco et Chanel. Le mythe Coco, la jeune femme, tous ses malheurs et mésaventures familiaux, ses histoires d’amour tragiques, ainsi que son génie créateur, et Chanel, avec les problèmes de business, et tous les conflits qu’elle a pu avoir, et cette affaire de collaboration. Les deux voyagent un peu en parallèle. On trouve des gens pour ne voir que Coco, les jeunes filles qui veulent faire de la mode, celles qui achètent le parfum, celles qui sont allées voir le film avec Audrey Tautou, et il y a ceux qui ne voient que Chanel, qui sont obsédés par cette matière historique controversée. On a réussi à installer comme cela les deux mythes, la marque Chanel arrivant à tolérer le second, qui ne lui est pas favorable tout en faisant prospérer le premier. C’est assez incroyable de voir dans toutes les publicités comment les jeunes femmes qui y sont mises en scène sont des femmes de liberté, d’indépendance, qui ne supportent aucune autorité masculine, et qui perpétuent ce que Coco était dans les années folles. Avec habileté, en ne jouant ni de la censure, ni de la pression, la marque a laissé prospérer le débat des historiens, peu favorable à Chanel. Au-dessus, en surplomb, il y a ce mythe très positif continuant de faire de Chanel un personnage qui fascine.

M. A. : Dans la pièce Chanel termine sa vie avec ce jeune maître d’hôtel qui est juif, ce qui peut paraître comme un pied de nez à l’histoire.

C. B. : Elle le rencontrera bien plus tard. Il y a là un raccourci de temps. Les coups de cœur de Chanel pèsent plus que tout le reste, ce qui l’absout d’une véritable hostilité idéologique. Ce qu’elle dit dans la pièce contre les Juifs relève de ce qu’elle ressent à propos de deux hommes d’affaires avec lesquels elle a maille à partir, et qui se trouvent être juifs. Mais il n’y a pas d’antisémitisme structurel et systématique chez Chanel, contrairement à Morand. Les êtres humains sont pour Coco beaucoup plus importants que les opinions politiques ou les croyances religieuses.

I. St. J. K. : Au stade décisif de cet entretien, je souhaiterais rapporter une confidence que vous aviez livrée, il y a quelque temps, sur Radio J. Vous aviez souligné que vous accordiez une importance considérable à la parole de la défense. Je m’autorise donc de cette confidence si bienveillante pour assurer maintenant la défense de Chanel. Revenons à cette poignée de main entre Chanel et Hitler, postulat livré en pâture au public par le dramaturge. Cette poignée de main n’a jamais eu lieu. Chanel n’a jamais rencontré Hitler. Alors, de deux choses l’une : soit on réagit en bon sartrien, et l’on se dit que le dramaturge assume sa responsabilité parce qu’il se sent libre de dire ce qu’il veut, de réinventer l’histoire, de se décharger de toute fonction heuristique, ou bien il y a une autre attitude qui serait celle de concilier l’art du dramaturge avec une exigence éthique. Quand on aborde le sujet de l’Occupation, nous ne sommes plus sur un terrain vierge. Il est brûlant. Il est piétiné par les préjugés d’un public désorienté, conditionné à penser que Chanel est coupable, un public manipulé par des procureurs autoproclamés qui se sont décerné le titre d’historiens. Dans ce contexte, le dramaturge peut subodorer sans peine le pouvoir émotif que détient cette poignée de main entre Chanel et Hitler. Il peut pressentir la répulsion instinctive qui va terrasser le spectateur. En un mot, il peut amener son public à haïr Chanel.

M. A. : La parole est à la défense.

C. B. : Merci. Dans le texte de Thierry Lassalle, il y a deux choses : d’abord une volonté de créer un obstacle insurmontable pour empêcher François de rejoindre Chanel. Il ne peut pas travailler pour Chanel, et pourtant il le fera. Son amour pour Chanel, sa fascination pour Chanel lui permettront de passer par-dessus la poignée de main à Hitler. De plus, le dramaturge ne dit pas qu’il y a eu cette poignée. Il le fait dire à Morand. Il y a là peut-être un mensonge, une extrapolation de la part de Morand, car il a reconnu en ce jeune maître d’hôtel quelqu’un de sagace, une sorte de disciple en qui il cherche une forme d’admiration, et il faut donc l’empêcher d’être absorbé dans une autre orbite que la sienne. Voilà pourquoi Morand cherche à discréditer Chanel en évoquant cette poignée de main. Mais cela ne marche pas, puisque le jeune homme a pris soin de lire les livres de Morand, pour se faire une idée, et accuse l’écrivain d’être le vrai raciste, passant alors du côté de Chanel.

I. St. J. K. : Dans la pièce, Chanel ne réfute pas l’imputation de Morand. Elle ne s’inscrit pas en faux contre cette poignée de main.

C. B. : Certes. « Sa main était molle et moite ». Mais Chanel l’aurait-elle nié ?

I. St. J. K. : Non seulement elle aurait récusé l’accomplissement de ce geste cordial à l’endroit d’Hitler, mais elle aurait éconduit Morand sur-le-champ, ce qui nous aurait privés du plaisir de vous entendre jusqu’au salut final !

C. B. : Pour établir les faits, il aurait fallu un procès. S’il y avait eu un procès de ces deux individus, il y aurait eu une vérité judiciaire. En échappant au procès, ils ont gardé un train de vie confortable dans l’exil, puis ils ont pu revenir et reprendre d’abord à bas bruit une vie mondaine, ensuite une place dans la société ; mais pour la Justice, le vrai et le faux n’ont pas été tranchés. On peut dire que cette pièce ne cherche pas l’objectivité par la vérité historique, ne serait-ce que pour des raisons dramaturgiques, mais elle recherche une forme d’objectivité par le culte de l’ambiguïté. Il y a toutes les facettes, toutes les couleurs des comportements, des émotions, et chaque spectateur peut retenir, dans les répliques, matière à trouver sympathique, attachant, pathétique, accablant, détestable, drôle, cynique, admirable tel ou tel personnage à tel ou tel moment. C’est ce qui fait la palette de la pièce, quelque chose d’intéressant à jouer, et à regarder. On sort de là en ayant une somme d’impressions qui font peut-être un jugement, une conviction, mais ce n’est pas du béton, si j’ose dire. Et comme nous comédiens, nous défendons nos personnages, je crois que les spectateurs ressortent de la pièce en voyant l’humanité complexe et fragile de ces êtres. Ce n’est pas forcément une circonstance atténuante pour ce qu’ils ont fait, mais cela montre la complexité des choix à effectuer quand on est dans des circonstances historiques tragiques.

Propos recueillis par Marc Alpozzo


[1] Livre de Paul Morand paru en 1976.

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Participez aux événements organisés par Balustrade en avril 2023 et venez à la rencontre de nos auteurs en dédicace :
Entrée libre et gratuite – Contact presse, inscriptions et renseignements : guilaine_depis@yahoo.com

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Mercredi 19 avril à 18h30
Soirée de lancement du pop-roman de Gérald Wittock « 1m976 », en musique évidemment !
Puisque Gérald Wittock auteur-compositeur nous agrémentera la soirée littéraire de piano.
Hôtel La Louisiane 60 rue de Seine 75 006 Paris, inscription par sms au 06 84 36 31 85 pour prévoir le cocktail offert à la fin
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Mercredi 26 avril à 18h30
Débat sur le Temps physique et métaphysique entre Thierry Paul Millemann, docteur ès sciences et économiste, démontrant dans son livre « Ondes et énergies cérébrales dans la physique quantique » pourquoi nous sommes tous immortels et Jean-Marc Bastière, écrivain et journaliste (groupe Le Monde, Figaro), auteur de « Les sept secrets du temps ».
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Ils dédicaceront leurs livres et rencontreront leurs lecteurs
Jeudi 27 avril dès 11h
Babette de Rozières signera « La face cachée de la politique en île de France » au stand 4 C 080 des éditions Orphie, Porte de Versailles et ce durant la Foire de Paris
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Jeudi 27 avril dès 18h
Pierre Ménat, ancien conseiller Europe de Jacques Chirac et d’Alain Juppé, ancien ambassadeur de France, signera « L’Union européenne et la guerre » à l’Espace L’Harmattan 21 bis rue des écoles 75 005 Paris
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Vendredi 28 avril dès 20h, soirée philo Doper son esprit critique
La philosophe Normalienne et agrégée Marylin Maeso a accepté de dialoguer sur le thème de l' »esprit critique » avec Emmanuel-Juste Duits, philosophe enseignant et cofondateur du site Wikidébats, qui souhaite nous apprendre à le doper dans son nouveau livre.
La salle ouvre à 19h, le débat commence à 20h (jusqu’à tard dans la nuit) et chacun doit payer sa consommation d’alcools et d’amuse-bouches. L’endroit est magique : La Caverne de Yo, 65 rue Saint-André des Arts 75 006 Paris et vous ravira ! (attention, il faut impérativement s’inscrire car le nombre de places est très limité et il y a un code secret qui sera envoyé en guise de validation d’inscription pour pouvoir accéder à la Caverne de Platon (ou d’Ali Baba…)…) Merci à Yolaine Vignaud d’accueillir la soirée