Saisons de culture a aimé « Et cetera… » les poèmes de Hadlen Djenidi

Hadlen Djenidi : La poésie comme miroir et résilience dans l’ère du désenchantement

Dans Et cetera… Poèmes et proses, Hadlen Djenidi offre une œuvre lumineuse et tourmentée, où les mots transcendent les blessures pour explorer l’existence dans toutes ses nuances. Entre fulgurances intimes et interrogations universelles, il réinvente la poésie comme un acte de résistance et une quête de sens dans un monde fragmenté.

Un poète forgé par la douleur et l’exil

Hadlen Djenidi est né dans les Cévennes, au sein d’une famille algérienne ayant émigré dans les années 1960. Ce double héritage, culturel et identitaire, irrigue son œuvre poétique : « Cache tes racines pour survivre, mais ne les oublie jamais », écrit-il dans son récit autobiographique. Mais son enfance est marquée par la violence : celle d’un demi-frère tyrannique, dont les abus façonnent une part sombre de son identité. C’est l’écriture qui devient alors son refuge :

« Les coups ? Je les transforme en alexandrins.

La douleur devient mon encre, la peur mon inspiration. »

Comme Rimbaud, qui sublimait ses errances dans Une saison en enfer, ou Sylvia Plath, qui transfigurait ses souffrances dans Ariel, Djenidi fait de son vécu un matériau brut qu’il polit avec une maturité saisissante.

Quand l’ordinaire devient sublime

Avec In Extremis, Djenidi peint une scène quotidienne, celle d’un arrêt de bus sous la pluie, pour en faire une métaphore de l’absurde et de l’attente.

« La foule se défoule en se taisant sous le porche

Et elle épie les bus qui passent et qui s’effacent. »

Ce tableau, à la fois mélancolique et universel, n’est pas sans rappeler les Tableaux parisiens de Baudelaire, où la ville devient le théâtre des grandes tragédies intérieures. La pluie, omniprésente dans le poème, est à la fois un motif d’humiliation et de révélation : elle colle à la peau, elle isole, mais elle force aussi le regard à se poser sur l’autre, comme lorsque le poète offre un sourire à la vieille dame qui crie.

Une poésie de création et de transmission

Dans Papier Froissé, Hadlen Djenidi exprime une déclaration d’amour à l’écriture :

« Je veux flatter la vie des gens et leurs secrets,

Être un géniteur de bonheur sur du papier froissé. »

Ici, la poésie devient une arme pour capter l’éphémère et le rendre éternel. Ce désir de transcender le temps rappelle Mallarmé : « Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. » Mais là où Mallarmé célébrait une poésie hermétique, Djenidi revendique une écriture accessible, tournée vers l’autre, presque militante.

Son ambition est d’écrire « avant que le temps m’emporte », de transformer ses doutes et ses blessures en quelque chose d’universel. Ce faisant, il s’inscrit dans la lignée de Pablo Neruda, dont les Odes élémentaires chantaient les objets du quotidien pour en révéler la beauté cachée.

Le mythe réinventé : entre mémoire et critique

Dans Genèse, Djenidi revisite le récit biblique avec une audace qui lui est propre :

« Bibelots de genèse, et la voûte céleste se tut !

Qui aurait pu croire en de tels déboires ? »

En imaginant un dialogue entre Dieu et le diable, il interroge les notions de pouvoir, de justice et de responsabilité :

« L’enfer est mon royaume et je m’y sens protégé ! »

Ce poème rejoint les grandes œuvres critiques comme Le Paradis perdu de Milton ou Candide de Voltaire, où les récits classiques sont détournés pour questionner les dogmes religieux ou moraux. Chez Djenidi, cette réécriture devient une manière de réconcilier les mythes anciens avec les problématiques contemporaines.

L’intime comme champ de bataille : quand l’amour brûle

Dans Cruel Duel, le poète explore les contradictions du désir et de la domination :

« Tes mains chaudes se nichent entre les miennes,

Et le vent simplement nous coiffe de délicats baisers. »

Ce poème, mêlant douceur et violence, évoque les ambivalences de l’amour, où l’abandon devient à la fois une libération et une aliénation. L’intensité émotionnelle et charnelle qui s’en dégage rappelle les Sonnets de Shakespeare ou les poèmes de Verlaine, où la passion est à la fois salvatrice et destructrice.

Pourquoi la poésie est toujours essentielle

Dans une époque où l’attention est absorbée par les écrans et les flux d’informations, la poésie offre une respiration, une pause. Elle permet de redonner du poids aux mots et de reconnecter avec les émotions profondes. Hadlen Djenidi l’exprime parfaitement :

« Je veux vivre au subjonctif,

Fuir les méandres du vent passif. »

Comme Baudelaire, Lorca ou Prévert, il démontre que la poésie est intemporelle parce qu’elle interroge ce qui est fondamental : l’amour, la mort, le passage du temps. Dans Et cetera…, chaque poème est une tentative de capturer l’essence de ce qui nous échappe, tout en offrant une vision profondément humaine et accessible.

 Une voix singulière et contemporaine

Et cetera… Poèmes et proses est bien plus qu’un recueil de poésie : c’est une traversée de l’âme humaine, un dialogue avec les grands auteurs du passé, et une réponse aux incertitudes du présent. Hadlen Djenidi, par sa plume vibrante et sa capacité à transcender le quotidien, s’affirme comme un héritier des grandes voix poétiques, tout en mettant en exergue une identité profondément contemporaine.

Ce livre est une invitation à croire encore au pouvoir des mots, à leur capacité de guérir, d’émouvoir et de changer le monde. À lire, à ressentir et à partager.                                      Yves-Alexandre JULIEN

« l’ironie s’impose comme une superposition à la vérité » dans « L’abécédaire apocalyptique » de Bertrand Carroy

Dans son Abécédaire Apocalyptique, Bertrand Carroy évoque les banlieues… la guerre… le jeunisme… l’obésité… le sport… le wokisme éducatif… En tout vingt-six thèmes traités de manière truculente et incisive. Un régal !

Les abécédaires digressent autour d’un sujet au rythme de l’alphabet et, lorsque ledit sujet est apocalyptique, il se nourrit du désespoir générationnel de notre époque. Bertrand Carroy pose un regard critique lourd sur une société en dégénérescence, une société devenue folle d’elle-même, promise à un acheminement vers la ruine. Son regard est dur… intuitif… fulgurant… parfois philosophique… mais toujours drôle malgré la violence de propos on ne peut plus lucides.

Le plaisir de la forme

Bertrand Carroy motive le lecteur avec un style néo-moderniste usant d’abréviations, ruptures et contractions orales dont il maitrise l’usage tel un maestro du verbe. Exemples. Page 31 : « Vous savez quoi ? je regarde plus les films, c’est pas possible. » Page 32 : […] « après la période tu-as-vu-mes-abdo-musclés-et-mon-corps-épilé (pour les hommes)et ma-bouche-pulpeuse-physique-de-rêve-y-a-du-monde-au-balcon (pour ces dames), z’arrivent les indéfinis, les vagues silhouettes, les qu’on a sorti du métro à cinq heures du matin, tout blafard, tout cafard » […] Page 60 : « Le marketing, vous savez, c’est une belle invention… Que ça vous appâte pire que les miettes de thon pour mon chat ! » Allez ! Une dernière. Page 90 : « Dans le pétrin qu’on s’est mis, tout au fond, bien gentiment, en douceur, la pilule est passée, année par année. »

L’oralité du style relève d’une quasi prophétie eschatologique : les constats (parfois sous forme d’accusation) ironiques introduisent la venue d’un monde nouveau, non seulement comme une destinée de l’homme, mais aussi comme une destinée de la vie toute entière ; terrible monde dont l’horizon se rapproche chaque jour davantage d’un royaume farfelu bientôt sous la couronne d’un roi nu. Rien de bien engageant. Certes. Mais c’est tellement bien vu ! Raison pour laquelle il est possible de lire chacun des vingt-six chapitres en fonction d’une vaste amplitude qui mène de l’humour grinçant à la sociologie messianique. Plaisir de la forme en dénonciation d’une actualité moribonde.

Second bonheur

Au plaisir de la forme s’ajoute celui du propos. Les thèmes choisis par Bertrand Carroy sont avant tout ceux d’une actualité rugissante. Il commence par poser le décor sociétal actuel avant de le développer quelques pages plus loin. Page 11 : « J’vois venir, avec de gros sabots, les savants engommés, l’air suffisant complice, la pupille gauche abaissée de celui à qui on ne la fait pas : contempteurs des « c’était mieux avant » ! […] « Ma grand-mère avec son certificat d’études avait plus de connaissances, des vraies et bien utiles, que les bacheliers d’aujourd’hui : les rivières, les départements de France et leurs préfectures et sous-préfectures, les ères géologiques, le nom des champignons, les vénéneux et ceux qui rentrent dans une bonne omelette, les dates fondatrices de l’histoire, ( …), Villon, La Fontaine, Corneille, tous par cœur ! »

Ce prélude introduit ce que dit l’auteur à propos des banlieues. Page 15 : « Ah la belle France que voilà, mon doux et beau pays, sa capitale scintillante ! Paname et les centres-villes historiques devenus vides, propres, aseptisés ; reléguons la racaille loin des touristes… Qu’ils dépensent sereinement leur argent dans les boutiques Louis Vuitton, Chanel, Gucci… En banlieue, les survêtements abrutis informes, les couloirs suitant, l’urine sur les poubelles, les grèves des transports… » Puis s’agissant du jeunisme. Page 47 : « Passé les quarante-cinq ans, z’êtes finis les amis, votre date limite d’usage est dépassée, z’êtes phacochère fatigué, votre vilebrequin cassé, tout juste bon ratiociner dans une chaire universitaire (pour ceux qui ont des lettres ou des relations haut placées), et encore ! » Ou encore du narcissisme. Page 64 « Pour s’éduquer, ça sert à rien d’aller à l’école, faut aller sur les réseaux, là l’instruction véritable sur la nature humaine, l’apprentissage accéléré de la sagesse (en dix vidéos s’il vous plaît), z’en savez plus sur le psychisme de l’homme et de la femme qu’en suivant les séminaires de Lacan pendant dix ans ! »

Contrepoint philosophique

On l’aura compris, Bertrand Carroy dénonce les maux sociétaux en malmenant d’autres mots, les siens ; une déconstruction de la langue qui vise à révéler de manière encore plus flagrante les confusions et la folie du monde actuel ; déconstruction répétitive et inversement (répétition déconstructive) où l’ironie s’impose comme une superposition à la vérité. De fait, y entrapercevoit-on un raisonnement philosophie, un peu comme si Heidegger s’imposait en contrepoint de Pierre dac. Alors ! Faut-il lire le l’Abécédaire Philosophique de Bertrand Carroy ? Oui. Doublement. Son dictionnaire dit tout haut ce que beaucoup pensent trop bas. En outre, Bertrand Carroy est aussi poète, son dernier recueil, Poèmes de la nuit, est édité chez l’Harmattan, et le second bonheur évoqué plus haut vaut aussi pour sa poésie.

« Les mots me parlent
Et je me réunis
Conciliabule de minuit
Harangués mes rêves hagards
Se perdent dans l’alphabet nocturne
Autant se rendormir
Une tâche noire sur la feuille fatiguée
Et quelques vers abandonnés. »

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Février 2025 –Esperluette Publishing & Bretagne Actuelle

ABECEDAIRE APOCALYPTIQUE, un livre de Bertrand Carroy aux éditions Le Lys Bleu – 118 pages – 13,40 €

POÈMES DE LA NUIT, un recueil de Bertrand Carroy aux éditions L’Harmattan – 143 pages – 15,00€

« La marraine amoureuse » de Benoit Marbot reçoit les éloges de la théâtrothèque

La théâtrothèque

Au Studio Hébertot, Benoît Marbot signe une romance poignante dans un Paris dévasté par la Grande Guerre. Une femme et un jeune soldat, unis par une correspondance née de l’absence et des tranchées, vivent une valse entre amour, fatalité, espoir et renoncement. La marraine amoureuse nous plonge dans cette danse émotive, portée par une mise en scène inspirée et des comédiens habités, offrant une intensité rare dans le partage des mots.

Un écrin de mélancolie au cœur du parc Monceau

Dès les premiers instants, la magie opère. Le décor signé Philippe Varache nous plonge dans le Paris de la Grande Guerre, loin des tranchées. Ici, le parc Monceau sert d’écrin à la rencontre entre Clémence et Anatole. Un lieu presque onirique, où la beauté classique contraste avec la douleur des temps. Varache recrée un univers d’une troublante authenticité, fidèle à l’atmosphère feutrée du début du XXe siècle.

Ses costumes, réalisés sur mesure, confirment cette quête de réalisme. La silhouette de Clémence, en manteau long et chapeau sobre, évoque ces femmes de la Belle Époque dont le deuil s’habillait de dignité silencieuse. Face à elle, Anatole, trop jeune pour l’uniforme qu’il porte, incarne cette jeunesse sacrifiée, égarée entre le romantisme et la brutalité du front.

Un duo d’acteurs habité

Porter une pièce reposant sur la force du dialogue est un défi. Sylvia Roux, dans le rôle de Clémence, y parvient avec une intensité remarquable. Son interprétation rappelle les héroïnes de Jean Anouilh, tiraillées entre devoir et désir. Formée à l’École Périmony, elle a dirigé le Studio Hébertot et défendu des textes à forte résonance intime. Ce rôle semble une évidence tant elle habite chaque réplique avec justesse.

Clémence incarne une femme prise entre les carcans de son époque et ses aspirations profondes. En 1915, alors que les hommes partent au front, les femmes gagnent une autonomie nouvelle, mais restent prisonnières d’une société qui les cantonne aux marges du pouvoir. Engagée épistolairement auprès des soldats, Clémence est libre en pensée, mais contrainte par les conventions.

Le jeu de Sylvia Roux traduit avec finesse ce tiraillement. Son personnage évoque autant Marguerite Gautier dans La Dame aux camélias que Madame Arnoux de L’Éducation sentimentale. Mais il résonne aussi avec les questions féministes contemporaines. À l’heure où l’égalité salariale et le poids des injonctions sociales sont débattus, Clémence rappelle que ces combats sont anciens et que la liberté des femmes s’est toujours heurtée à des murs invisibles.

Face à Sylvia Roux, Jean-Nicolas Gaitte incarne un Anatole vibrant et fougueux, dont l’audace masque mal la fragilité. Habitué aux rôles exigeants (Roméo et Juliette, Les Contes du Grand Guignol), il trouve ici un équilibre subtil entre naïveté et détermination. Son Anatole rappelle Perdican de On ne badine pas avec l’amour, croyant pouvoir bousculer le cœur d’une femme plus mûre, avant de comprendre que l’amour n’est jamais un simple jeu.

Si La Marraine Amoureuse parle d’un amour en temps de guerre, elle interroge aussi notre époque. En 1915, la guerre semblait devoir s’éterniser, et l’on croyait encore à un monde sans conflit. Un siècle plus tard, la guerre est toujours là : en Ukraine, au Proche-Orient, en Afrique.

Dans ce contexte, la pièce éclaire notre actualité de manière troublante. Le personnage d’Anatole rappelle ces jeunes hommes qui, hier comme aujourd’hui, partent au combat sans toujours comprendre leur engagement. Son insouciance brisée fait écho à ceux qui, aujourd’hui encore, doivent suspendre leur jeunesse pour défendre une cause qui les dépasse.

Une écriture précise et une mise en scène toute en nuances

Benoît Marbot, auteur et metteur en scène, prouve une fois de plus la singularité de son écriture, saluée pour son mélange de tendresse et de cruauté, d’humour et de mélancolie. Ses dialogues oscillent entre séduction légère et gravité d’un monde qui s’effondre. La construction rappelle Giraudoux (Intermezzo, La guerre de Troie n’aura pas lieu), où les échanges faussement anodins portent en filigrane le poids d’un destin collectif.

Marbot met en scène son texte avec une économie de moyens qui laisse toute la place au jeu des acteurs. Pas d’effets inutiles ni de pathos excessif : tout repose sur les regards, les silences, cette tension entre deux êtres qui savent que le temps leur est compté. Une sobriété d’une efficacité redoutable, qui sublime l’émotion sans jamais tomber dans le mélo.

Un spectacle à ne pas manquer

La Marraine Amoureuse est de ces pièces qui touchent au cœur par leur simplicité apparente et leur richesse profonde. À travers l’histoire de Clémence et Anatole, Benoît Marbot nous offre une réflexion universelle sur l’amour, la perte et l’espoir.

Servi par deux comédiens exceptionnels, un décor évocateur et des costumes d’une précision historique remarquable, ce spectacle est un moment de grâce suspendu, où l’émotion affleure à chaque instant, jusqu’à la chute réjouissante d’un amour intact que la guerre n’aura point altéré.

Yves-Alexandre Julien  

21/03/2025

« Un équilibre entre le juste et le vrai » pour « La marraine amoureuse » de Benoit Marbot

La lecture d’une nouvelle pièce de Benoît Marbot est l’assurance d’un agréable moment. Singularité d’écriture… Dialogues insolites… Humour et dérision… La marraine amoureuse ne déroge en rien au talent de son auteur.

On entame la lecture d’une pièce de théâtre pour la raison la plus naturelle et la plus modeste qui soit : se distraire. Les pages se tournent à intervalles réguliers alors que, fort égoïstement, nous décidons de n’y être pour personne, ni même au téléphone, tout au moins pas avant la fin de l’acte en cours. Et. Voyez-vous ! C’est précisément ce qu’il advient à la lecture de La marraine amoureuse, où l’on ne voit pas s’écourter le jour ni s’allonger la tête du chien qui se demande quand nous allons enfin lâcher ce livre pour satisfaire sa promenade habituelle.

Après les trois coups

Au théâtre, tout commence par la scène 1 de l’acte I. Il s’agit d’un dialogue, toujours, en l’occurrence ici celui entre Clémence et Anatole. Nous sommes à Paris, parc Monceau, début de l’hiver 1915, l’un et l’autre se cherchent dans les allées jusqu’à leur rencontre avant de s’asseoir sur un banc ; plus précisément, Clémence s’assied-elle alors qu’Anatole reste debout en proposant d’aller ailleurs, puis il finit par consentir à se poser près d’elle. Au fil d’une conversation truculente, ponctuée du vocabulaire argotique d’Anatole face à celui choisi de la jeune femme, le lecteur commence à comprendre le lien qui les (dés)unis : Clémence est une marraine de guerre.

(Entre 1914 et 1918, des milliers de femmes entretinrent une correspondances avec un soldat au front afin de le soutenir moralement et psychologiquement. Il s’agissait d’un échange épistolaire avec les conscrits dans l’espoir de maintenir leur moral au beau fixe ; souvent des hommes livrés à eux-mêmes et sans famille. Les motivations de ces mères , parfois célibataires, veuves, ouvrières ou grandes bourgeoises, étaient divers. Certaines espéraient ainsi trouver un mari et plusieurs épousèrent effectivement leur filleul.)

Voici donc nos (futurs) tourtereaux seuls dans un jardin anglais à l’heure des coups de sifflets annonçant la fermeture. Le gardien s’éloigne. Il ferme les grilles à double tours. Anatole a su convaincre – non sans mal et malgré elle – Clémence d’accepter de jouer ensemble les oubliés. A l’ouest le soleil s’écroule derrière les colonnes grecques de l’entrée principale. Venez ! venez ! Il la prend par la main et l’entraîne. Les scènes s’enchainent. Tendres… Drôles… Parfois hilarantes, tel ce cours d’anglais improvisé qui laisse Anatole sur son séant ! Le jeune homme et sa marraine quitteront bien entendu le parc monceau pour s’y retrouver l’année suivante. En juin 1916.

Deuxième acte

Une pièce de théâtre réussie doit sembler tenir du hasard. C’est ainsi qu’interfèrent comédiens et spectateurs dans la spontanéité du jeu. La justesse d’une mise en scène de bon aloi participe évidemment au succès. Au fil des scènes et à force de découvrir les personnages, l’on finit par éprouver ce qu’ils ressentent, fut-ce à travers l’artifice d’une interprétation où (s’il s’agit d’une simple lecture) de l’imagination que l’on s’en fait. La marraine amoureuse est la preuve qu’une excellente pièce se joue autant qu’elle se lit avec le même plaisir conjugué. Disons simplement que ce deuxième acte embellit le premier.

Quelques saisons plus tard, Anatole et Clémence sont (peut-être) devenus amants ; l’idée apparait lorsque l’élève-aspirant trousse la jeune femme derrière les buissons. « Vous croyez qu’il suffit d’embrasser une femme pour la connaître ? » Un peu plus loin. Lui : « Quand remettons-nous le couvert ? » – Elle : « Je n’ai plus vingt ans, monsieur Langeron. » Encore plus loin après la confession d’avoir réservé une chambre au Lutécia, Clémence ajoute avec une tendresse nostalgique : « Je croiserai peut-être dans cette hôtel des amis de mon mari, ils y retrouvent leur maîtresse, nous serons en terrain de connaissances. Ça ne sera pas vous qu’ils jugeront, ça ne sera pas vous qu’ils mépriseront, ce sera moi ! La veuve indigne qui bafoue la mémoire de son glorieux mari, mort pour la France ! »

Troisième acte

Dans une pièce en quatre partie, le troisième acte pose d’ordinaire la réussite ou l’échec des protagonistes face à l’intrigue des deux précédents ; il annonce le dernier levé de rideau qui bientôt mettra en lumière la résolution des combines et grenouillages face aux spectateurs curieux. Nous sommes désormais en septembre 1917. L’uniforme d’Anatole est celui d’un sous-lieutenant, et Clémence apparaît le ventre arrondi. La guerre fait rage. Personne n’imagine l’armistice de si tôt. Benoît Marbot signe ici parmi les plus beaux dialogues de la pièce. Il ne conviendrait pas de les dévoiler dans cette chronique ; le lecteur doit en conserver la surprise essentielle à son éblouissement. Juste dire qu’Anatole commence à comprendre (malgré lui) qu’une femme peut changer un homme pour peu d’un véritable amour entre les deux.

Avant le rideau final

La marraine amoureuse laisse imaginer les charmes d’un théâtre aujourd’hui oublié. On pense à certaines comédies romantiques qui ont fait le succès du boulevard des années 1960/70. Benoît Marbot nous fait ressentir cet étonnement et cette reconnaissance à découvrir des personnages – plus ou moins drôles et plus ou moins profonds – induisant une histoire dont on imagine volontiers la suite après le rideau final. Il y a du romanesque dans cette œuvre exposée au fil d’une action qui arrive à un dénouement tout aussi inévitable qu’il était prévu dès les premières répliques. Alors ! Faut-il lire La marraine amoureuse ? Oui. Ce texte ne souffre d’aucune réplique banale, tout en satisfaisant la copie des phrases de la vie. C’est grâce à ce parfait équilibre entre le juste et le vrai que Benoît Marbot accroche le spectateur, posant ainsi les répliques dans une action qui contribue à ce qu’il est convenu d’appeler un véritable « spectacle ».

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Mars 2025 –Esperluette Publishing & Bretagne Actuelle

LA MARRAINE AMOUREUSE, une pièce de théâtre de Benoît Marbot (texte) aux éditions L’Harmattan – 95 pages – 13,00 €

Le philosophe Bertrand Carroy encensé dans « Tribune juive » pour son « Abécédaire apocalyptique »

« Abécédaire apocalyptique » : le grand procès du monde moderne

 « Abécédaire apocalyptique », de Bertrand Carroy, est un pamphlet total, entre colère et vertige dans lequel l’auteur orchestre un réquisitoire implacable contre notre époque, disséquant de A à Z les travers d’un monde en perdition. D’une plume rageuse, érudite et caustique, il démonte méthodiquement les illusions contemporaines : démocratie frelatée, réseaux sociaux aliénants, obésité généralisée, capitalisme carnassier, wokisme débridé… Rien ni personne n’est épargné. Ce livre-fleuve, qui évoque aussi bien Céline, Bernanos et Orwell que Debord, Huxley et Muray, est une descente aux enfers littéraire, un cri de révolte où se mêlent ironie ravageuse et lucidité désespérée.

Un alphabet de la fin du monde

Comme son titre l’indique, l’ouvrage adopte une structure abécédaire, chaque lettre devenant le prétexte à une diatribe contre une facette du désastre contemporain. L’auteur ouvre le bal avec “Avant”, où il dresse un constat implacable : nous vivons une époque malade de son propre progrès, qui a troqué la sagesse contre l’hystérie consumériste. Puis viennent les “Banlieues”, symbole d’une fragmentation sociale irrémédiable, le “Catholicisme”, vidé de sa substance spirituelle, la “Démocratie”, devenue une mascarade… Jusqu’au “Zut” final, ultime soupir d’un écrivain qui sait que tout est perdu mais qui, par une ultime bravade, refuse de se taire.

Ce choix formel rappelle le « Dictionnaire du diable » d’Ambrose Bierce, où chaque mot devenait un prétexte à un sarcasme impitoyable. Mais ici, l’ironie laisse souvent place à un sentiment d’urgence, une rage presque prophétique, à la manière de Georges Bernanos, qui écrivait dans La France contre les robots : “Nous allons à la catastrophe en dansant.”

Un style en fusion

Dès les premières pages, le style de Carroy claque comme un fouet. Sa phrase est longue, haletante, syncopée, truffée d’anaphores et de ruptures brutales. Céline n’est pas loin, avec son rythme scandé, ses exclamations et ses tournures orales. L’auteur pousse l’art du pamphlet jusqu’à ses limites, maniant avec brio l’hyperbole et la satire.

Prenons ce passage sur la consommation de masse : »Tout est en surpoids ! Les balances craquent ! Les chiffres s’affolent ! L’obésité universelle ! C’est métaphysique tout ça… » Cette inflation verbale mime la démesure du monde qu’il décrit, où l’excès est devenu la norme et la mesure une anomalie. Jonathan Swift, dans son « Modeste Proposition », usait déjà de cette stratégie : l’outrance comme révélateur du réel.

Une société en état de mort cérébrale

Ce que Carroy décrit, c’est avant tout un monde qui a perdu le sens. L’individu n’est plus qu’un avatar numérique « Demain, notre identité remplacée par l’URL, voilà le programme ! »), la culture est un divertissement creux (« On est passé de Racine à Koh-Lanta en une génération ! »), et la démocratie un simulacre où l’on confond communication et politique.

Ce constat rappelle celui de Guy Debord dans « La Société du Spectacle » : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Carroy montre comment la surinformation nous a rendus aveugles, noyant l’intelligence sous un flot de contenus insignifiants. À ce titre, son chapitre sur les réseaux sociaux est un chef-d’œuvre d’ironie assassine : « L’occupation un tantinet honteuse, addictive en diable, qui vampirise nos instants disponibles, grignote même tortueusement sur le temps laborieux… »

Le sport, la télé, le wokisme : le grand nivellement

L’un des moments les plus jouissifs du livre est sans doute son chapitre sur le sport, où Carroy s’attaque à la religion contemporaine du corps performant. « Faut pédaler, glisser plus vite ! Ça démontre qu’on est meilleur que ceux d’avant ! » On pense ici à Roland Barthes, qui voyait dans « Le Tour de France » une mythologie moderne. Mais chez Carroy, il ne reste plus que le culte du muscle et du dopage généralisé.

De même, son chapitre sur le wokisme (« Wokisme éducatif ») est une charge féroce contre une idéologie qui, sous prétexte d’inclusion, détruit la pensée critique et infantilise la société : « Qu’on nous veut tous avachis hypnotisés par nos écrans, les doigts érectiles ! Du prêt à consommer ! Dans les deux sens ! » On retrouve ici l’influence d’auteurs comme Philippe Muray, qui dénonçait dans L’Empire du Bienl’avènement d’un monde aseptisé où plus rien ne peut être discuté sans être immédiatement taxé de crime de pensée.

Un monde sans retour ?

Carroy laisse peu de place à l’espoir. Son « Zut » final est un soupir plus qu’un sursaut, un constat d’impuissance face à l’accélération d’une société devenue folle. Il rêve d’un retour à la lenteur, à la contemplation, au plaisir des choses simples : « Le bonheur ? C’est Aristote, un feu de cheminée, du vin de Bourgogne et des œufs façon Meurette ».

Mais peut-on encore espérer ce retour en arrière ? Carroy semble aussi sceptique que Cioran, qui écrivait dans De l’inconvénient d’être né : « Toute l’histoire converge vers une catastrophe ». À ses yeux, le progrès technique n’a pas enrichi l’homme, il l’a vidé. Il ne nous reste plus qu’à attendre l’effondrement.

Un livre à lire… avant la fin du monde

« Abécédaire apocalyptique » est un livre coup de poing, un pamphlet d’une puissance rare. À la fois drôle et terrifiant, érudit et trivial, il rappelle les plus grandes satires de la littérature, de Swift à Debord, en passant par Céline et Muray. Il est de ces textes qui ne laissent pas indemne, qui font rire jaune et qui réveillent les consciences anesthésiées.

On pourra lui reprocher son pessimisme absolu, son refus de toute alternative, son goût pour la provocation. Mais peut-être faut-il lire ce livre comme un électrochoc, une secousse salutaire dans un monde où tout s’englue dans le consensus mou. Un livre nécessaire, pour ceux qui ont encore le courage de penser.

© Yves-Alexandre Julien 

Merci à Guilaine Depis de « Balustrade »