« Mauvaise nouvelle » signe un très beau papier sur « La Guerre de France ; Paul Sunderland est un EXCELLENT lecteur

Lire l’article sur le site où il est paru : http://www.mauvaisenouvelle.fr/?article=livres-la-guerre-de-france-de-christian-de-moliner–1363

Dans un futur proche (entre 2035 et 2040), la France se compose en gros de trois entités rivales :

  • L’Etat, qui semble ne plus contrôler grand-chose en matière de sécurité.
  • Le Front des croyants, organisation islamiste responsable d’attentats innombrables sur le territoire français.
  • L’Armée secrète française, composée de nationalistes tout aussi déterminés que les précédents.

L’enjeu n’est ni plus ni moins que la maîtrise du territoire. Cette guerre n’a pas commencé dans un monde fictif mais, selon l’auteur, à l’occasion des attentats du 13 novembre 2015. Il n’est donc pas aisé de dire à quel point ce roman est une anticipation. Dans ce contexte, la dernière chance pour la paix se joue à l’initiative des Russes et des Saoudiens : la conférence de Chisinau, Moldavie, doit déboucher sur un accord de cessez-le-feu entre les nationalistes et les islamistes.

Une étudiante en journalisme, Djamila Loufi, est approchée par les services secrets français afin de servir d’intermédiaire entre les deux factions ennemies. Le choix n’est pas fait par hasard : Djamila, qui jusque-là se croyait née de père inconnu à la suite du viol de sa mère, apprend qu’elle est la fille de François Bavay, le chef de l’Armée secrète. Elle ne dispose pas d’ailleurs d’une grande marge de manœuvre : si elle ne coopère pas, sa meilleure amie Pauline, qui a été kidnappée, mourra.

Kidnappée par qui ? Les Français ? Peut-être, mais c’est là une des ambiguïtés voulues du roman : on ne sait pas qui manipule qui, en définitive. Avant même son arrivée à Chisinau, Djamila est victime de tentatives de meurtre. Ou d’intimidations ? Le danger demeure omniprésent tandis que, sur fond de surveillance russe, Djamila, contre son gré, fait la navette entre François Bavay et El Idrissi, l’émir du Front des croyants.

Tout procède par écartèlements. Que ce soit à l’interne ou dans son rayonnement, la France n’est plus rien. Intra-muros, le pays est quotidiennement défiguré par des attentats commis par le Front des croyants et l’Armée secrète. Climat psychique sinistre que nous commençons à bien connaître : « La vie continue… était désormais le leitmotiv d’un peuple extraordinairement résilient. » « Les Français dominaient les tueurs en faisant comme s’ils n’existaient pas, comme s’il n’y avait pas plusieurs milliers de morts chaque année. Il n’existait pas d’alternative. Au début, on avait multiplié les commémorations et les meetings de protestations, avant de comprendre l’inanité de ces rassemblements. » Par le biais d’une comptabilité macabre, les deux adversaires ne peuvent paradoxalement s’entendre que sur la base d’un accord voyant la création de deux zones géographiques d’exclusion mutuelle, à l’intérieur de la France métropolitaine. Les critères d’appartenance à l’une ou l’autre zone sont d’ailleurs assez intéressants ; nous allons y venir.

Même si l’Etat tente de sauver la face, la France, dans ses rapports à l’extérieur, semble morte. Pourtant, et c’est un autre paradoxe, ce cadavre est l’objet de convoitises géopolitiques : autour de la conférence de Chisinau se tiennent, plus ou moins visibles, les Russes, les Saoudiens et les Américains. Christian de Moliner touche ici du doigt un très ancien et très sensible débat sur l’identité, pour ne pas dire le rôle providentiel de la France dans l’Histoire mondiale, rôle fait d’éminence et d’abaissement dans l’ordure. Que l’on s’attache à la prophétie de saint Rémi (le Grand Monarque) ou au débarquement des saintes Maries en Camargue (avec le Graal), ces traditions n’envisagent de toute façon la France que comme royaume.

Côté Front des croyants, il faut renoncer à la loi républicaine et se soumettre à la loi coranique (pléonasme). Sur un territoire en principe régi par la première, nous voyons là une extrapolation possible, dans ses conséquences extrêmes, de l’abandon de l’autorité, pour ne pas dire de la « trahison des clercs ». Cela dit, insistons quelque peu sur le discours tenu à ce sujet par le chef du Front, un homme austère répondant au nom d’El Idrissi : « Nous, les croyants, nous ne pouvons pas et ne souhaitons pas conquérir la France tout entière, et nous ne voulons pas la convertir à la foi du Prophète. » Le même déclare : « Les terroristes qui se réclament de l’islam ne m’obéissent pas. » S’agit-il là d’un discours hypocrite derrière lequel se retrancher en cas d’échec des négociations ?

El Idrissi, en tout cas, est d’apparence plus hiératique que Bavay. Son nom évoque le prophète Idris, équivalent musulman du prophète hébreu Hénoch et aussi, selon certaines traditions, d’Hermès Trismégiste. Il peut également faire penser à la figure du Mahdi, rédempteur eschatologique dont plusieurs personnes ont déjà revendiqué la fonction au cours des siècles. De nom d’état civil, point. Ce qui est ici bien souligné par l’auteur, c’est la différence entre le discours à prétentions traditionnelles avancé par El Idrissi et celui, d’aspect plus « profane » (ce qui ne veut pas dire illégitime), de Bavay. La Guerre de France oscille, de par ses protagonistes et ses péripéties, entre le roman apocalyptique et la tragédie grecque. Dans la perspective musulmane aussi, il est question de fin des temps et de dévoilement. El Idrissi serait donc une sorte d’hypostase, la manifestation dans l’Histoire de quelque chose de plus grand que le seul individu ayant revêtu sa fonction et avec lequel Djamila Loufi se retrouve en contact. Bavay, en comparaison, est plus « historicisé », il se réfère moins à l’aspect providentiel des événements et se tourne davantage vers l’influence civilisatrice, pourrait-on dire « horizontale », qui a été celle de la France. Cela dit, la figure d’El Idrissi demeure ambivalente dans la mesure où il ne détient peut-être pas entièrement le contrôle du mouvement qu’il prétend diriger ; d’autres personnes se tiennent peut-être derrière lui, dans l’ombre ; des factions dissidentes du Front des croyants entendent peut-être faire valoir leurs propres revendications. En cela, El Idrissi aurait un point commun (en dehors de leur point de vue concordant sur la fin désormais consommée de l’Etat de droit en France) avec Bavay qui, lui-même, a maille à partir avec des éléments de son propre camp refusant la moindre compromission avec le Front.

Reste le « cas » Djamila Loufi. Ici revient avec force l’aspect plus spécialement tragique du roman, dans ce personnage qui éprouve les pires difficultés à se positionner idéologiquement d’une part et à traiter la vérité irréfutable de sa double origine : elle est bel et bien la fille de Bavay. La petite histoire vient se mêler à la grande, mais les souffrances, de part et d’autre, sont terribles. C’est précisément parce qu’elle est la fille de Bavay qu’elle peut approcher celui-ci dans le jeu dangereux des négociations avec le Front des croyants. Malgré cela, et autant le dire de manière brutale, Djamila Loufi peut donner l’impression d’être une impulsive petite dinde survitaminée à la bien-pensance. Son père lui détaille sa vision pour la France : « Ma zone sera basée sur la religion et la culture, et non sur la race. Un pur aryen converti à l’islam ne pourra pas y habiter, mais un Arabe qui a rompu avec la foi de ses ancêtres sera le bienvenu, s’il respecte nos valeurs. » Pour autant, tout ce que sa fille trouve à lui répondre est un discours préfabriqué : « votre racisme est odieux », « préjugés tenaces, idée haineuses et arguments nauséeux ». N’est-elle rien d’autre qu’une excroissance docile de son alma mater ? Christian de Moliner présente en effet Sciences-Po comme une université pratiquant l’auto-censure et dans laquelle les étudiants n’abordent que des thèmes jugés neutres. Lui-même est-il en phase avec le personnage de Djamila Loufi ou a-t-il sciemment élaboré une caricature ? Dans une de ses rares notes de bas de page, il propose la définition suivante du terme « remigration » : « La remigration est une théorie raciste qui propose d’expulser les musulmans hors de France et d’imposer une immigration à l’envers vers les pays du Maghreb. » Ce n’est pas tout à fait ce que dit François Bavay, c’est même en définitive (outre la réaction de Djamila) plus proche du discours d’El Idrissi : « La  »remigration »est une illusion et une chimère. » On peut en conclure que La Guerre de France ne fera pas l’unanimité chez les réactionnaires.

Il n’en demeure pas moins que ce roman est un prudent exercice de futurologie, prudent et pessimiste malgré la toile de fond des négociations visant un accord durable entre les groupes en présence. Comme le dernier roman de Jean-Louis Costes, La dernière croisade, qui est une autre spéculation sur l’avenir proche (quoique proposée dans une perspective très différente), La Guerre de France (publié chez Pierre-Guillaume de Roux) narre des événements très ponctuels dans le temps et l’espace et dont les conséquences n’auront de cesse de se déployer à grande échelle. Le pessimisme qu’on y inhale à grandes goulées vient de l’écart minimal entre le futur imaginé et notre actualité. On n’y trouvera donc pas les allégories et ironies propres à une certaine science-fiction, mais une ambiance oppressante bien restituée, même s’il n’est pas demandé d’avoir de l’empathie pour la protagoniste.

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