Entretien avec Hélène Waysbord
Entretien avec Hélène Waysbord pour son livre La Chambre de Léonie, paru au début de l’été aux éditions Le Vistemboir, préfacé par Jean-Yves Tadié. Un échange qui se poursuivra avec Hélène, Jean-Yves et moi-même à la Librairie Gallimard Raspail le 25 novembre à 19h.
Par l’exploration de chambres successives, certaines symboliques, romanesques et d’autres bien réelles, Hélène Waysbord mêle, dans La Chambre de Léonie, sa relecture de la Recherche pendant les récents confinements à une évocation de sa vie passée, faites de douleurs indicibles, de rencontres et de combats, des grands travaux mitterrandiens à la conception de la Maison d’Izieu, dont elle a été la présidente de 2004 à 2016, et désormais la présidente d’honneur. Rescapée de la Shoah, Hélène Waysbord livre, d’une voix douce et forte, un témoignage d’une intimité sans pareille.
Au début de votre livre, vous évoquez brièvement votre première lecture de la Recherche, à la fin des années 50. Quel souvenir, quelles impressions en gardez-vous ?
Avant ma décision de consacrer mon année de maîtrise à Proust, je n’ai aucun souvenir précis de lecture. J’avais dû lire un extrait isolé ou deux. L’auteur de la Recherche était très peu cité et très peu lu à l’époque. Je peux imaginer des raisons non formulées ou mal formulées, de l’envie de lire, l’idée d’une œuvre en quête, en mouvement, non figée comme le sentiment intérieur que j’avais de ma vie, recommencée par hasard en un lieu improbable suite à l’arrestation de mes parents. Peut-être le nom de Swann, sa douceur a‑t-il joué. Et surtout un arrière-plan de judéité qui m’avait condamnée et que j’avais refoulée dans la vie villageoise en me conformant au moule commun pour être acceptée et vivre.
Qu’avez-vous appris de l’écriture de Proust avec ce travail ? qu’est-ce qu’on y voit à la lumière des lettres classiques ?
La métaphore, pourquoi ce choix ? L’écriture l’a élucidé bien après et j’ai compris qu’il était en effet très pertinent pour moi. Mon travail était focalisé sur le rôle de l’image si important dans la narration proustienne. La passion de Proust pour les images, les portraits est bien documentée. On sait qu’il les empruntait volontiers aux amis sans les rendre. Il était passionné par les inventions contemporaines, la photo, le cinéma muet. L’œuvre en fait un large usage, une référence artistique permet souvent de mieux caractériser un personnage, d’en fixer les traits, comme pour Odette. C’est un moyen concret de mieux voir et aussi de suivre le récit sans s’embarrasser de psychologie. La métamorphose est de règle dans l’évolution des personnages.
La Recherche est un univers peuplé d’images, tandis que moi je n’en avais aucune pour figurer le monde perdu qui avait été le mien. C’était un monde déserté.
Est-ce que l’exercice de la version en grec et en latin permet d’embrasser plus facilement les longues phrases de Proust ?
Les langues anciennes sont une école de discipline et de rigueur pour entrer dans des schémas syntaxiques très différents de nos usages, et ainsi donner accès à une autre forme de pensée. Les périodes souvent très longues de l’art oratoire romain, ou les incises de l’historien aident à suivre les longs développements proustiens, leur solidité narrative avec ses décrochements.
Votre livre appartient à deux genres nouveaux : le livre “écrit pendant le confinement” et le récit d’une relecture. Cette relecture de la Recherche s’est faite plus de soixante ans plus tard. L’avez-vous relu dans l’édition de votre première impression, celle de Clarac et Ferré, ou dans l’édition de Jean-Yves Tadié ?
Je l’ai relu dans la première édition Clarac où j’ai mes repères de travail. Les travaux sur la lecture ont montré l’importance de l’édition qui est celle d’une première lecture. Proust lui-même s’est exprimé en ce sens. L’édition de Jean-Yves Tadié est d’un apport considérable pour nous livrer une œuvre dont la publication était inachevée au moment de la mort de son auteur. Le travail immense sur les manuscrits dispersés nous permet de lire une version qui est aussi proche que possible de la volonté de son auteur.
Pourquoi, selon vous, la Recherche est-il « un livre de relecture » perpétuel ?
C’est le livre de toute une vie de façon absolue dans la mesure où la moindre note, le moindre billet écrit se retrouve quelques part repris. Dès 1903 dans une lettre à sa mère que je cite, Proust est complètement déterminé et lucide. Il va progresser par reprises successives sans cesse pour être au plus près de la vérité recherchée dans une forme d’art pour moi proche de la peinture de Cézanne. À la différence de Proust Cézanne a travaillé sur un monde circonscrit, celui d’Aix et de la Montagne Saint Geneviève. C’est devenu son Graal. De son vivant il a produit peu de tableaux achevés sur base d’esquisses ajournées et sans cesse reprises dans l’insatisfaction de ne pas avoir atteint l’idéal. En cela il rappelle le travail interminable de Proust.
“J’allais quitter un monde que je m’étais construit, un abri pour la passion qui m’habitait sans que je sache encore quelle zone de douleur elle cachait, sans deviner sous le trouble et l’élan qui portait mon enseignement, une souffrance demeurée muette, l’abandon de moi, l’abandon par moi, d’une silhouette grelottante d’enfant sur le parvis de l’école, une vie soudain désertée, un matin d’octobre… quand le père n’était pas venu me chercher.” Cette seule phrase, si déchirante, fait de La chambre de Léonie sinon un bilan existentiel, métaphysique, mais du moins une sorte de testament affectif. Est-ce qu’on peut dire que cette relecture de la Recherche a été pour vous un révélateur ou un déclencheur de la mémoire involontaire ?
Ma dernière relecture de La Recherche a été un révélateur, le déclenchement de la mémoire involontaire s’est fait avec l’écriture de mon premier livre, L’Amour sans visage (Christian Bourgois, 2013) où j’évoquais un passé perdu sans trace de souvenirs. Cela a demandé beaucoup de temps, un travail déchirant de réappropriation de l’inconscient d’une enfant lors de la rupture tragique qui l’écarte des siens à jamais. Ce fut une écriture frappée du sceau de la catastrophe qui m’a apaisée une fois achevé et qui a donné un visage à mes parents, Jacques et Fanny. Ma dernière relecture pour Léonie m’a révélé le pourquoi de la métaphore qui consiste à mettre une chose à la place d’une autre. Il est difficile d’exprimer cela sans forcer le sens, toujours volatile et incertain dans l’écriture. Mais j’ai compris la force de l’élan qui m’emportait vers la littérature.
À la fin de votre livre, vous écrivez : “Il n’est pas question de mémoire, il s’agit d’une navigation sans boussole dans l’épaisseur du temps où le passé coexiste avec le présent. Le corps parle tel un épiderme mémoriel où les sensations ont tracé leur sillon. Des moments rares qu’on ne commande pas à volonté mais qu’il convient de recevoir comme une grâce et un travail.” Est-ce que Proust permet cela, et pourquoi davantage que d’autres auteurs ?
Proust le permet et même l’a initié. Après lui comment évoquer des images préformées du passé quand il nous propose des expériences vives où présent et passé fusionnent dans un éclair. C’est l’auteur allemand Walter Benjamin, grand admirateur de Proust qui en a le mieux parlé et a tiré de cette expérience sa philosophie du temps. La vie intérieure se moque de la chronologie, elle procède par bonds et saccades.
En janvier 2019, vous avez été reçue au Bundestag avec d’autres enfants cachés, dont l’historien Saul Friedländer. Deux ans plus tard, il publie À la recherche de Proust en mai, et vous La chambre de Léonie en juin. Avez-vous lu son livre et que vous inspire cette coïncidence ?
Lors de la réception au Bundestag j’avais parlé à Saul Friedlander sans savoir à quoi il se consacrait et il m’avait confié que Proust comptait plus que tout. J’ai lu son livre à sa sortie, un témoignage très riche et précis, personnel par un écrivain reconnu ayant traversé des épreuves inouïes. Dans sa conclusion le thème juif est prédominant et il reproche au narrateur sa dissimulation. Dans mon récit La chambre de Léonie, je tente d’analyser le dispositif narratif inventé par le narrateur : aveu et secret, exprimer et dissimuler vont de pair. La contestation morale n’a pas sa place dans l’œuvre de Proust.
Toute votre vie vous avez combattu le racisme et l’antisémitisme et œuvré contre l’oubli. Vous vous êtes engagée politiquement, aux côtés de François Mitterrand. Depuis quelques semaines, les provocations d’Eric Zemmour et sa réhabilitation du régime de Vichy divisent profondément les juifs français. Est-ce qu’on doit selon vous s’inquiéter de ce phénomène de réécriture de l’Histoire (et la séduction qu’elle provoque dans une communauté qui en fut la première victime), ou est-ce que vous le voyez comme une péripétie qui disparaîtra aussi vite qu’elle est apparue ?Les exemples du passé nous incitent à réfléchir. Des provocateurs, méprisés au départ par les puissants au pouvoir comme Hitler l’était des militaires qui le condamnaient à faire antichambre de longues heures d’attente, se sont imposés.
Les tentatives de récrire l’Histoire sont pratique courante dans le monde où nous vivons. Eric Zemmour est un personnage dangereux par le brouillage des catégories qu’il pratique, doué d’un sens du spectacle dont il joue. Hitler s’entraînait au micro et le résultat fut un succès oratoire incontestable dès qu’il s’emparait de la parole. La judéité de Zemmour peut apparaître à certains comme une caution alors qu’elle est un leurre, au bout du compte c’est un antisémite et un raciste. Méfions-nous des histrions.