Un amour aveugle et muet, un livre de Jean Winiger Note : 3 sur 5
Est-ce un banal amour qui réunit Pierre et Assia ? Ou bien plutôt celui pour un pays dont l’histoire et la culture se propagent sur les sentiments des deux protagonistes ? Une passion russe, en quelque sorte, sans oublier que la Russie, souvent victorieuse de l’Histoire, reste malgré tout une construction inachevée. L’amour serait-il, lui aussi, un ouvrage en construction permanente ? Jean Winiger pose son histoire au centre d’une jonction culturelle et géographique servant d’érection affective réconciliant la France et la Russie… L’amour et la passion… La vodka et le Saint-Émilion.
Nos vies intimes dépendent des endroits dans lesquels nous les vivons
Chacun de nous est une frontière en mouvement. Un territoire personnel au sein duquel nous exerçons une autorité morale. Cet espace, immense pour certains et réduit pour d’autres, se construit en fonction de nos propres convictions et certitudes. Voilà ce que raconte Un amour aveugle et muet. Il existe en chaque lecteur une « Nouvelle Russie », loin de cette « Nouvelle Amérique » dont on voudrait nous faire croire qu’elle est l’unique référence valable, alors que notre salut est (peut-être) de rejoindre l’achèvement culturelle d’une Russie civilisée ; ce que l’on pourrait définir par le « syndrome de Saint-Pétersbourg ».
L’œuvre de Vassili Grossman comme vecteur principal
Créé par la volonté d’un seul homme, Saint-Pétersbourg est le lieu d’une intense contradiction opposant splendeurs et tragédies. Un mythe construit sur trois siècles et retranscrit par l’imagination d’écrivains de premier ordre. Mais Saint-Pétersbourg n’est pas uniquement Le Cavalier de bronze ou La Dame de pique, l’un et l’autre écrits par Alexandre Pouchkine… pas uniquement la Perspective Nevski née dans l’esprit tourmenté de Nicolas Gogol… pas uniquement La Clef de Mark Aldanov… ni Pierre et Alexis de Dmitri Merejkovski… Du tout ! Saint-Pétersbourg ce sont aussi les sentiments « slaves » décrits par Fiodor Dostoïevski dans Nuits blanches… l’ampleur de la tragédie racontée par Joseph Kessel dans Les Rois aveugles… sans oublier les folles ambitions du Maître d’armes d’Alexandre Dumas… La liste n’est, bien entendu, pas exhaustive, d’autant mieux que Jean Winiger a choisi l’immense Vassili Grossman – écrivain maudit de l’époque soviétique – comme vecteur principal de son livre.
Ce que l’on sait sans vouloir y croire
Ce n’est pas seulement l’histoire d’une passion française et russe que raconte Jean Winiger. C’est aussi celle des espaces intimes et géographiques rendus à la liberté. Liberté d’aimer et celle de ne pas le faire. Car le véritable amour est plus proche de Pierre Legrand que de celui d’une modernité utopique bientôt remisée dans les poubelles de l’Histoire. Le fil rouge qu’entretient l’auteur entre une certaine idée de l’amour, de la Russie éternelle et de Vassili Grossman, illustre les compositions, décompositions et recompositions successives du pouvoir indéfectible des sentiments lorsque tout semble perdu. La relation entre Pierre et Assia pose le désir d’aimer comme l’évidence de ce que l’on sait sans vouloir y croire.
Jérôme ENEZ-VRIAD
© Septembre 2022 – J.E.-V. & Bretagne Actuelle
Un amour aveugle et muet (Une passion française et russe), un livre de Jean Winiger aux éditions L’Harmattan – 280 pages – 23.00 €uros