« Agnus Dei » : une partition nouvelle sur les poètes français, le danger des intégrismes et les grands maux de notre société

« Agnus Dei » : une partition nouvelle sur les poètes français, le danger des intégrismes et les grands maux de notre société

Jean-François Charles, compositeur et professeur à l’université d’Iowa, et Anika Kildegaard, soprano engagée, fusionnent leurs talents dans un projet singulier. Leur récente création, “Agnus Dei,” nous plonge dans les profondeurs de la Balade des Pendus de François Villon, et pourrait offrir une réflexion contemporaine sur les intégrismes de la pensée ou des religions.

Entreprendre – « Agnus Dei » : une partition nouvelle sur les poètes français, le danger des intégrismes et les grands maux de notre société

Fasciné par l’intensité du texte , Jean-François Charles entreprend de mettre en musique les mots poignants de Frnçois Villon. La rencontre providentielle avec Anika Kildegaard, membre émérite du chœur The Crossing, donne vie à cette collaboration exceptionnelle. Le single “Agnus Dei,” sorti le 7 novembre 2023, témoigne de cette fusion artistique unique.

François Villon : entre appel à l’humanité et dénonciation de l’injustice

En revisitant la Balade des Pendus, écrite en 1463 depuis les entrailles d’une cellule de condamné à mort, Anika Kildegaard et Jean-François Charles réactualisent l’appel poignant de Villon. Le message, implorant l’humanité de ne pas juger ses semblables avec mépris et ignorance, résonne toujours plus de cinq siècles plus tard. La vidéo qui accompagne le single évoque également la Danse macabre du Cimetière des Innocents, soulignant notre égalité face à la mort.

De Verlaine à Rimbaud par la force d’une tessiture

Pour éclairer notre compréhension des dangers des intégrismes en tous genres, il est essentiel de se tourner vers les poètes français qui ont sondé les abysses de l’âme humaine. Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, figures emblématiques du XIXe siècle, ont exprimé dans leurs œuvres une sensibilité poétique profonde. Les thèmes de la révolte, de la quête spirituelle, et de la dénonciation des injustices résonnent dans leurs écrits, faisant écho aux préoccupations contemporaines.

Des artistes qui portent la flamme de la révolte

Il est crucial de considérer les voix contemporaines qui portent la flamme de la dissidence. Anika Kildegaard, s’inspirant de rappeuses francophones comme La Gale et Kenny Arkana, réinvente la manière de déclamer les textes poétiques. Cette fusion de genres musicaux traduit l’urgence de transmettre des messages intemporels dans un langage moderne.

De la pensée littéraire aux débats d’idées dans le tumulte sociétal

Au-delà de son exploration poétique, “Agnus Dei” se pose comme un reflet poignant des enjeux sociétaux contemporains. Face aux questionnements complexes autour de l’immigration et de la laïcité, le single évoque involontairement les travaux d’auteurs et sociologues éminents.

Les pensées de Michel Foucault et Émile Durkheim résonnent, comme des échos intemporels, dans la quête de sens et d’équité. Tout comme François Villon plaidait pour la compréhension et la compassion, ces penseurs appellent à la nécessité d’un dialogue ouvert et inclusif, défiant les frontières sociales et culturelles pour construire un avenir commun. En empruntant en quelque sorte ces voies intellectuelles, “Agnus Dei” transcende le simple acte musical pour devenir une expression vivante des préoccupations humaines universelles.

Slam, Rap et spiritualité pour un avenir pacifié : François Villon revisité

“Agnus Dei,” bien que puisant dans les racines poétiques de François Villon, trouve également un écho moderne dans le monde vibrant du Slam. Des poètes contemporains tels que Grand Corps Malade et Abd Al Malik, s’inspirant du langage cru et direct de la rue, explorent les thèmes universels de l’injustice et de la quête de sens, des préoccupations partagées avec le poète médiéval.

Dans cette fusion temporelle, « Agnus Dei » se projette vers l’avenir avec le Rap inspiré des rappeuses francophones comme La Gale et Kenny Arkana, pour déclamer le texte de François Rabelais dans le Kyrie.

Un futur transcendé et une lueur d’espoir dans l’obscurité

Dans une époque troublée par les convulsions de la guerre et les conflits persistants, “Agnus Dei” devient une lueur d’espoir. La dimension spirituelle de l’œuvre, portée par la voix puissante d’Anika Kildegaard, offre une perspective transcendante. Dans cette quête d’élévation spirituelle, le single devient un appel à la paix, un antidote face aux tourments mondiaux.

Émanations politiques et perspectives pacifiques

En évoquant la question de la paix, “Agnus Dei” se connecte subtilement aux travaux de politologues spécialistes des conflits, tels que Rashid Khalidi et Shlomo Ben-Ami. Leur expertise sur la question israélo-palestinienne enrichit la dimension politique de l’œuvre. “Agnus Dei” s’inscrit ainsi dans un dialogue complexe, transcendant les barrières culturelles pour offrir une vision de l’avenir ancrée dans la spiritualité et l’espoir.

Villon, les pendus, et l’univers carcéral moderne et ses attentes

La Balade des Pendus de François Villon, écrite en 1463 dans les limbes d’une cellule de condamné à mort, continue à résonner au sein de notre univers carcéral contemporain. Les mots de Villon, empreints d’une profonde humanité, traversent les siècles pour atteindre les cœurs des détenus d’aujourd’hui.

Le pouvoir libérateur de la musique et l’évasion temporelle par le chant

“Agnus Dei,” porté par la voix envoûtante d’Anika Kildegaard, opère une traversée temporelle. Dans la douleur de la Balade des Pendus, il y a un espoir qui se formule pour les condamnés. La musique devient ainsi une clé qui ouvre les portes de l’âme, offrant aux prisonniers modernes une échappatoire émotionnelle, un lien avec le passé, et une promesse d’un avenir différent.

Anika Kildegaard, en interprétant cette balade ancestrale, devient la passeuse du temps. Son chant brise les barreaux pour atteindre les consciences des détenus contemporains. À travers cette interprétation, elle tisse un fil entre les souffrances d’hier et d’aujourd’hui, offrant aux prisonniers une échappée émotionnelle. La Balade des Pendus devient ainsi un récit intemporel, murmuré à travers les âges, portant un message d’espoir à ceux qui ont connu l’obscurité des cellules.

Le défi de la réhabilitation

En explorant la persistance de la Balade des Pendus dans le contexte carcéral actuel, on soulève le défi crucial de la réhabilitation. Les paroles de Villon appellent à la compréhension, à la clémence, et à une seconde chance. “Agnus Dei” prend part à cette conversation, offrant non seulement une expérience musicale, mais aussi un miroir tendu vers la société, incitant à repenser notre approche de la justice et de la rédemption.

Euphonies du passé et retentissements sur le présent : « Agnus Dei » un chant qui résiste au temps

“Agnus Dei” offre une plongée profonde dans les méandres poétiques de François Villon, révélant des échos saisissants avec les préoccupations actuelles liées aux intégrismes de tous poils. En empruntant des voix du passé, telles que Verlaine et Rimbaud, et en intégrant des perspectives contemporaines, ce projet musical dépasse le temps, invitant l’auditeur à réfléchir sur les défis persistants de l’humanité face aux extrémismes.
la Balade des Pendus demeure un cri de l’âme humaine, une expression universelle de la douleur et de l’espoir. 

Le chant d’Anika Kildegaard, appelle à méditer en atteignant les coins les plus sombres de notre pensée parfois elle aussi emprisonnée d’aprioris. “Agnus Dei” devient ainsi le témoin d’une traversée du temps particulière et un rappel de notre responsabilité collective envers ceux qui portent encore le poids des chaînes.

Yves-Alexandre JULIEN

L’enfance nue. Le récit d’un enfant de troupe – Thierry Gineste dans la Bibliothèque de Telos

L’enfance nue. Le récit d’un enfant de troupe

23 novembre 2023

Souviens-toi de moi dans les ténèbres[1] : derrière ce titre désespéré emprunté à Paul Claudel dans Partage de midi, se cache le récit d’une enfance hors norme, un témoignage d’entomologiste sur les violences psychologiques intrafamiliales. Par rapport à d’autres biographies sur l’enfance malheureuse, celle-ci n’invoque pas l’injustice sociale ou la fatalité, elle convoque une seule responsabilité : celle d’une mère. Alors que l’auteur a quatre ans, son père, militaire, décède au cours de la guerre d’Indochine et sa mère le place presqu’immédiatement, ainsi que ses trois sœurs, dans un pensionnat réservé aux enfants de troupe. Il y restera jusqu’à ses 18 ans. Il faut dire que cette éducation gratuite fournie aux pupilles de la nation est bienvenue pour une femme qui vit de petits boulots et qui, rêveuse et instable, entend surtout vivre sa vie à sa guise.

Devenu médecin, presque par miracle pour un enfant élevé dans le plus complet dénuement, Thierry Gineste se spécialise en psychanalyse : un choix qui ne doit rien au hasard et peut être rapporté à la profonde dépression qui traverse son enfance et affleure tout au court de sa vie. Son récit se déploie selon un souffle puissant : la description clinique du sentiment d’abandon. Toute une vie à rechercher des traces de ce père qu’il n’a presque pas connu puisqu’il est parti au front alors qu’il avait deux ans, toute une vie à s’accabler des ambivalences de sa mère qui, après son veuvage, n’a obéi qu’à une seule voix intérieure : « moi d’abord ». Toute une enfance et une adolescence claquemurées dans la discrétion d’une institution éducative, où la tristesse du décor rivalise avec la rigueur des règles du quotidien, et où s’exercent à l’occasion et sans vergogne, presque en toile de fond des aléas du monde ordinaire, les agissements d’adultes pédophiles.

La mère borderline

Parmi les mères dysfonctionnelles, on connait la célèbre Mommy du cinéaste canadien Xavier Dolan, mais bien d’autres aussi que décrivent des auteurs comme Kerry Hudson (Basse Classe[2]) ou Norbert Alter (Sans classe ni place[3]), des histoires que j’ai chroniquées dans Telos, et la mère de Thierry Gineste tient remarquablement la rampe avec ces dernières. Comme elles, elle cultive un comportement si extravagant que, à la peine d’être négligé et mal ou peu aimé, s’ajoute pour l’enfant la honte d’avoir une génitrice qui se met en scène et se ridiculise à la moindre occasion.

Première décision après son veuvage, elle rompt radicalement avec la famille du père dont un membre avait émis quelques remarques désobligeantes à son encontre – mue par une haine passionnelle, elle ne les reverra jamais et tiendra ses enfants à l’écart de la lignée paternelle. Puis, progéniture sous le bras, elle part pour Paris où elle obtient un logement social exigu qu’elle habitera toute sa vie. Le fils lui reconnaît quand même deux qualités : le courage et la débrouillardise. Pour le reste le portrait est cinglant. Elle enchaîne une quantité impressionnante de petits boulots et encore plus d’aventures sentimentales qui se déroulent selon un scénario imperturbable : emballement accéléré, installation d’un nouveau couple, suivis d’une déception abyssale : « De la foudre au déluge, de la grêle à la canicule, ses méandres émotionnels ne cesseront jamais au rythme de ses tocades et de ses répudiations ou de ses ruptures. » Lors d’un de ses retours à Paris pour les vacances scolaires, l’enfant découvre la transformation physique de la mère – elle est devenue le sosie de Marilyn Monroe – et apprend qu’elle vit maintenant avec une femme. Assez vite leur appartement se transforme en une sorte de gynécée où se rencontrent et cohabitent les amitiés féminines de la mère : « J’ai 6 ans et je regarde ces invités étranges et sauvages, félins femelles provocantes ou chattes roucoulantes et gentilles : je ne connais pas bien le sens du mot égocentriques, mais j’en ressens le contenu, la menace. » Au fils des désillusions amoureuses de la mère, survient un événement surréaliste qui se déroule alors que l’auteur a 16 ans : une des maîtresses de la mère séduit une de ses sœurs et s’enfuit avec elle. Il ne la reverra que trente ans plus tard.

Enfermé dans sa pension, il ne sort que lors des vacances scolaires, à partir desquelles il est souvent immédiatement redirigé vers une des colonies de vacances organisées par les œuvres sociales de l’Armée. La mère ne vient voir son fils que de manière sporadique, quand ça l’arrange, et là elle adopte un comportement insolite dont on ignore s’il relève de la cruauté, de l’inconscience ou s’il figure comme l’indice d’une extrême pauvreté : elle l’emmène au restaurant où elle mange seule devant lui, le jeune garçon se précipitant ensuite pour prendre son repas au réfectoire de la pension – sous le regard méchamment inquisiteur de ses camarades de chambrée interloqués par le fait qu’il ne déjeune pas avec sa mère. Puis elle le rejoint pour assister au film projeté le dimanche après-midi, et s’éclipse avant la fin. « Ses visites furent si rares, si brèves, et si menaçantes par leur brièveté et leur rareté ! Les trimestres s’écoulèrent comme des viols interminables, subis, résignés, débarrassés de tout espoir, soumis à l’adversité désespérante et noire. La seule vérité que je veux regarder sans tourner la tête et sans lui opposer une réponse indécidable, c’est que j’eus la certitude d’être abandonné et que je n’ai pourtant manifesté aucune protestation. Par lâcheté, par résignation, par sidération ? »

Le père, ce soldat inconnu

Dans un tel contexte ce père qu’il n’a presque pas connu tient à la fois de référence fantasmée – il imagine l’Indochine comme un décor de western –, d’obsession émotionnelle et en même temps comme il a peu d’éléments auxquels se raccrocher, son image sombre dans l’oubli. Muni de bribes d’indices, il tentera de reconstituer le parcours scolaire, professionnel et finalement militaire du père – il explore dans le moindre détail les évaluations fluctuantes effectuées par la hiérarchie militaire sur sa personnalité. Le lieutenant Gineste est mort dans une embuscade lors d’une opération à laquelle il ne devait nullement participer : il s’est porté volontaire pour prendre, au pied levé, la tête de sa section pour une sortie de surveillance afin de permettre à un collègue d’aller voir son épouse sur le point d’accoucher à Saïgon. Redoublement du hasard : ce personnage était lui-même en remplacement d’un capitaine affecté provisoirement ailleurs. C’est le fils de ce même capitaine qui, plus de soixante ans après les faits, découvrant les carnets de son père qu’il vient d’enterrer, le contacte et lui permet de sortir de l’ombre les derniers jours du lieutenant Gineste : « Votre père est mort au poste occupé par mon père six semaines plus tôt, votre père a sauvé la vie du mien. Et j’ai été conçu à son retour d’Indochine. » Cette résurgence de la figure du père, cet imbroglio dans l’enchevêtrement des destinées, enclencheront l’écriture du livre.

Thierry Gineste n’encastre pas son récit dans une perspective sociale ou psychanalytique, bien que sa plume soit précise dans la description de son milieu d’origine (très petite classe moyenne de province), du dénuement matériel, et des trauma affectifs qui jalonnent son enfance et son adolescence. Il restitue le regard effaré de l’enfant qui se demande bien ce qu’il a pu faire pour mériter un tel sort, la sidération qu’une telle douleur ait pu lui être infligée et qu’aucun adulte, ou presque, ne se soit trouvé sur son chemin pour le protéger. Ce qui transperce de cette narration, c’est la souffrance, la solitude à l’état brut et, sans fard, une sourde rage contre l’inconséquence maternelle. Devenu adulte, et ayant gagné, grâce à sa réussite dans les études (un aspect qui comblait sa mère), une place enviée dans le monde social, il ne manifeste pas la jubilation éclatante, la pulsion d’une revanche, que l’on décèle chez beaucoup de transfuges de classe[4]. En vérité, il semble que rien ne puisse le consoler.

Sa mère est décédée avant la parution du livre, et avec le même zèle que son père a accompli son devoir de soldat, il a accompagné sa vieillesse jusqu’à la fin, ce qui rajoute une énigme affective à une histoire qui en dénombre beaucoup d’autres. Ce roman-document sur les cruautés humaines est déroulé au rythme de la langueur d’une langue proustienne : il se présente comme un règlement de comptes exécuté avec une patte de velours.

Thierry Gineste « Souviens-toi de moi dans les ténèbres » dans Entreprendre

« On ne fait rien de bon avec les seuls bons sentiments, ni bonne littérature ni bonne histoire »

Entretien avec le docteur Thierry Gineste qui s’est illustré dans l’étude des enfants abandonnés, et notamment Victor de l’Aveyron, dernier enfant sauvage, premier enfant fou.

Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste

Connu et reconnu par ses pairs, Thierry Gineste est membre fondateur de la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, et ancien psychiatre-expert près la Cour d’appel de Paris. Pour la première fois, il lève non sans émotion le voile de pudeur qu’il avait jeté sur ses blessures les plus intimes et indélébiles. Il a fait paraître un récit aux éditions de l’Harmattan, Souviens-toi de moi dans les ténèbres qui ne laisse pas indifférent. Rencontre…

Marc Alpozzo : Ce qui m’a frappé dans votre livre Souviens-toi de moi dans les ténèbres (Éditions de l’Harmattan, 2023) c’est d’abord sa couverture : on vous voit enfant recevant des mains du Général Monclar la Légion d’honneur, décernée à titre posthume à votre père, mort pour la France. C’est d’abord assez courageux, surtout quand on sait l’idée de la France que se fait une partie de l’intelligentsia française. Est-ce véritablement le souvenir fondateur de votre sensibilité ? Quand vous revoyez cette photo, que ressentez-vous pour le petit garçon que vous étiez ?

Thierry Gineste : Un immense chagrin, une immense fierté, le sentiment d’un inguérissable abandon. Je n’ai jamais vécu loin de cette prise d’armes dans la cour d’honneur des Invalides au cours de laquelle le Général Monclar, héros de la bataille de Narvick en juin 1940 à la tête de deux bataillons de la 13ème DBLE, s’est penché vers le petit bonhomme que j’étais pour accrocher sur ma vareuse les insignes de la Légion d’honneur décernée quelques semaines plus tôt à mon père, mort pour la France. Je me souviens de mon arrivée dans la cour des Invalides, après un voyage en autobus, le 58, depuis la Porte Didot où nous habitions une HLM, matinée grise, battue par le vent et la pluie ; je me souviens de ma mère en tailleur noir, ses cheveux ramenés en chignon couronnés d’un béret blanc.
Elle est au premier rang de la foule massée sous les arcades. Un fonctionnaire m’a pris en charge et m’incorpore au rang que forment au centre de la cour dix autres futurs décorés. Je ne quitte pas ma mère des yeux, au loin, comme un phare à l’approche d’une côte dangereuse. Je me souviens de mon inquiétude et de ma tristesse que j’ai emportées quelques semaines plus tard en pension où je suis entré à six ans en cours préparatoire ; et je me souviens de ma rage de me battre confusément contre le pire. Je ne sais pas si ce souvenir est fondateur de ma sensibilité. Mais il est la fondation héroïque de la trace en moi de ce père que je n’ai pas connu et dont les imperceptibles bribes de son souvenir étaient déjà noyées pour toujours dans l’amnésie infantile ordinaire.

Vous faites partie de ces petits garçons qui n’ont pas eu de père. Bienvenue au club. J’en suis ! Que pensez-vous de cette croyance que l’on diffuse aujourd’hui dans notre société, prétendant que le père n’est pas indispensable à l’éducation d’un garçon ? On vit une véritable cabale contre le père, que l’on confond bien maladroitement avec le patriarcat, le paternalisme, etc. Bref, on ne montrera pas assez toutes les confusions de l’idéologie dominante, essentiellement néo- féministe. Vous avez cependant réussi, ce qui montre chez vous une bonne dose de résilience. Lorsqu’on a 4 ans, et aucun souvenir de son père vivant, où est-il possible de puiser l’énergie pour avancer ? A quoi vous êtes-vous accroché ?

À 6 ans, je suis entré en pension, le lundi 13 septembre 1954 après- midi. Ma mère avait réquisitionné un ami pour m’y conduire en voiture. Je n’ai pas oublié la 4 cv Renault qui m’y emmène : sur la banquette arrière, serré contre ma petite valise verte à poignée de bakélite blanche, les yeux accrochés dans le ciel par l’ouverture du toit, je regardais les arbres se balançant dans le vent pendant que je luttais contre le désespoir. Et lorsque est apparu le gigantesque portail d’entrée en fer forgé, j’ai compris que je n’avais aucune issue de secours. Une fugue pourtant restait possible : pour m’arracher au-dessus du désespoir, je m’échapperai de moi-même, ni cri ni larmes. Pour lutter contre l’enfer et pour tenter de tenir debout, je jouerai au bon élève. Âgé de deux ans, j’avais une première fois franchi les portes de l’abandon lorsque mon père m’avait été arraché par la guerre ; il sauta sur une mine télécommandée quelques jours avant mon quatrième anniversaire, sans m’avoir revu ; et dix-huit mois plus tard, ma mère m’abandonnait dans cet ancien orphelinat pour cas sociaux de l’armée.
Pour l’inconscient qui se moque de la nuance en écrivant l’histoire à gros traits jusqu’à la caricature, j’avais eu un mauvais père et une mauvaise mère, ils n’avaient pas pu ou pas su remplir leur mission de parents. Ce ne furent pas de mauvaises personnes, persécutrices d’enfants ; mais les aléas de l’existence de mon père engagé en Indochine, ainsi que le choix de ma mère de confier ses enfants à des pensionnats après la disparition de leur père, se sont conjugués pour me déporter vers un destin de Petit Poucet perdu, contraint de bricoler sa survie psychique. Comme le dit Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste britannique de génie, ils ne furent pas des parents suffisamment bons « not good enough ».
Et ma liberté depuis lors est l’autre nom de la reconnaissance de cette double défaillance parentale, dussé-je en payer le prix exorbitant. Pourrais-je ne pas m’interroger sur les proclamations actuelles à l’emporte-pièce qui prétendent qu’un père n’a pas d’autre utilité que d’apporter du sperme, même pas son sperme, proclamations entonnées d’abord par les lobbys lesbiens, puis par la loi sur la PMA pour toutes ? S’il est vrai qu’il y a de mauvais pères, il faudrait être bien naïf pour ignorer qu’il existe également de mauvaises mères – entendu au sens winnicottien évoqué plus haut, et il n’y a aucune raison psychologique ou statistique invalidant une répartition 50/50. Une mère pas suffisamment bonne c’est par exemple une mère qui meurt durant la première enfance de son enfant.
Sans aller jusqu’à la caricature de cette défaillance totale, il existe des personnes qui, pour des raisons psychologiques propres – horreur ou panique inspirées par la vue ou le contact des organes sexuels du sexe anatomique opposé par exemple – se rallient aux thèses pseudo- anthropologiques de l’aliénation par la structure patriarcale de la famille, thèses derrière lesquelles elles confortent et transmettent leurs complications passionnelles et leurs limites névrotiques.
Qui est assez sot, hormis les contempteurs du patriarcat, pour imaginer qu’une structure matriarcale de la famille soit moins aliénante qu’une structure patriarcale ? Le double gouvernement de la famille par une femme et par un homme est sans doute le seul barrage contre la folie de la prétention de l’un ou l’autre sexe à gouverner la famille et le monde., c’en est en tous cas la moins mauvaise garantie.

À la lecture de votre récit, on est bouleversé par la précision de vos recherches. Vous dressez à votre père une sépulture de papier. L’affect peut-il jouer un rôle majeur pour restituer une vérité historique ? Avez-vous le sentiment que votre livre, parce qu’il est chargé d’émotions, apporte un témoignage flamboyant qui magnifie la Grande Histoire à travers celle de Paul Gineste ?

On ne fait rien de bon avec les seuls bons sentiments, ni bonne littérature ni bonne histoire. Pourtant vous avez raison, mon livre est un tombeau littéraire construit pour ce père chassé par l’administration vietnamienne de son premier tombeau du cimetière Massiges de Saïgon, trente ans après sa mort. Sans le moteur puissant de l’affect, ce livre n’aurait pas vu le jour. Vous n’ignorez pas que je suis le biographe du plus célèbre des enfants abandonnés depuis Œdipe, Moïse et Romulus et Rémus.
Certes, ce sont mes études de médecine qui m’ont mené à Victor de l’Aveyron, qui est considéré comme le premier cas de la psychiatrie infanto-juvénile naissante, au tournant de l’année 1800. Jeune interne en psychiatrie, j’ai pris exemple sur Michel Foucault qui avait entrepris l’étude du cas Pierre Rivière, ce jeune schizophrène normand qui, un dimanche matin, a égorgé à la hache sa mère, sa sœur et son frère le 3 juin 1835 à 13 heures lorsqu’ils sont rentrés de la messe. Avec son équipe, Foucault avait pris le parti de rechercher l’ensemble des documents contemporains de cet assassinat – dossiers de police, dossiers médicaux notamment expertal, dossier journalistique etc. – et de les exposer de façon chronologique, accompagnés de commentaires et d’explications. Le livre est paru chez Gallimard/Julliard en 1973, année où je suis reçu au concours de l’internat. Huit ans plus tard, après avoir soutenu mon mémoire de psychiatrie sur l’étude de la première année de la vie de cet enfant sauvage, Michel Leiris accueille Victor de l’Aveyron, dernier enfant sauvage premier enfant fou, dans sa collection Les hommes et leurs signes des éditions du Sycomore, reprise bientôt par Hachette Pluriel.
Après trois éditions successives de cette biographie de l’enfant sauvage de l’Aveyron, j’ai entrepris de décrire l’univers psychique des deux médecins qui ont transformé cet enfant en monument de la médecine mentale, Philippe Pinel et Jean Marc Gaspard Itard ; je me suis appuyé pour cela sur la galerie de tableaux et de gravures que j’ai retrouvés dans leurs appartements grâce aux inventaires après décès.
Ce fut Le lion de Florence, paru chez Albin Michel, chasse aux trésors à la poursuite des Pères fondateurs : je rôdais sans le savoir sur l’insaisissable trace de mon propre père. L’énergie que j’ai mise à rechercher méthodiquement tous les témoignages manuscrits ou imprimés contemporains de cet enfant, abandonné dans une forêt après que son père a tenté de l’égorger, ainsi que ma passion pour m’approcher des arcanes du psychisme des fondateurs de la psychiatrie moderne, doit beaucoup aux conditions désastreuses de ma propre enfance.
Et, dès cette époque, j’avais effectué parallèlement quelques premières fouilles aux Archives de la guerre à Vincennes à la recherche de mon père perdu. Mais ce qui m’imposa de me jeter dans l’écriture de Souviens-toi de moi dans les ténèbres, ce fut l’appel téléphonique d’un inconnu le 5 mai 2020. Fils d’un compagnon d’armes de mon père en Indochine, dont il relisait les notes manuscrites, Christian de Malleray m’apprit que l’état-major de la 13ème DBLE avait décidé d’honorer la mémoire de mon père par la construction d’un poste fortifié à cinquante kilomètres au nord de Saïgon, à trois kilomètres du lieu de sa mort.
Pendant soixante-dix ans j’avais ignoré cet hommage minuscule et grandiose. Comment Christian de Malleray m’a-t-il retrouvé ? Très simplement, grâce à l’article que m’avait commandé, l’année précédente, la revue de l’état-major de l’armée de terre, INFLEXIONS, pour son numéro 37 en préparation, entièrement consacré aux enfants dans la guerre : j’y racontais « ma décoration » par le Général Monclar, article qu’il a trouvé en trois clics sur Internet en tapant « Lieutenant Paul Gineste » ; la bio succincte de l’auteur de chaque article lui a permis de faire le dernier pas, et mon téléphone a sonné. Ma rencontre avec le Colonel Christian de Malleray n’a tenu qu’à un fil du destin, une succession de hasards miraculeux.
Quelques jours auparavant, je venais d’apprendre que ma fille attendait pour septembre son premier enfant. Sans aucun délai, je me suis précipité dans les archives militaires, redoutant qu’à son tour mon petit-fils soit irrémédiablement ignorant de la distinction dont l’armée avait tenu à honorer mon père, son arrière-grand-père. Qui d’autre, lorsque j’aurai disparu, pour transmettre la mémoire ?

Alors que nous vivons une curieuse période, où tout le monde se prend pour un écrivain (la maison Gallimard vient de décider une trêve dans la réception des manuscrit « sauvage », submergée depuis la période du COVID), quelle est pour vous la réelle mission de l’écrivain ? En quoi consiste-t-elle ? Pensez-vous que l’écrivain a pour seule mission la transmission ? Considérez-vous complémentaire la lecture de votre livre à celle des livres d’histoire ? Avez-vous songé à associer votre plume à celle d’un historien pour raconter ensemble le XXe siècle ?

Non seulement je n’ai pas songé à écrire à quatre mains l’histoire de mon père à l’intérieur de la grande histoire de France ; mais de surcroît j’en ai repoussé la proposition qui me fut faite par mes deux sœurs ainées de mutualiser et de fédérer nos souvenirs. Toutes deux se souviennent de notre père. Seule ma jeune sœur, née après son départ en Extrême-Orient, et qui n’en garde pas même une trace mnésique inconsciente, n’a pas souhaité se joindre à cette proposition. « Écris tout seul, écris avec ton sang », m’a-t-elle dit. J’avais déjà publié de nombreux articles, deux livres et plusieurs participations à des ouvrages collectifs, le dernier en date dans La vérité d’une vie, études sur la véridiction en biographie, aux éditions Honoré Champion, long cheminement de réflexions sur quelques biographies échelonnées au long cours d’une quarantaine d’années, allusions frappant sans cesse aux portes de ma conscience pour rappeler la mémoire du père perdu. J’étais seul à pouvoir en témoigner depuis le sommet « peu praticables des vivantes échasses » de mes souffrances et de mes années de petit garçon trimballé, balloté, au psychisme maltraité, ces années que contemple le Narrateur de La Recherche, effrayé par l’immensité et la solitude du travail à accomplir. Du moins, à son exemple, je n’avais pas d’autre avenir que de me mettre à écrire.

Un père absent, une mère déboussolée : avez-vous eu d’autres modèles qui vous ont nourri et aidé à devenir celui que vous êtes ?

Un traumatisme psychique de la petite enfance échappe à toute possibilité de guérison.

Pour se tenir à distance de l’effroi qui irriguera jusqu’’à son dernier jour la vie de l’enfant qui en est victime, la pensée contemporaine a inventé l’hypothèse de la résilience. En physique des matériaux, la résilience est la capacité d’un corps à encaisser une agression, des chocs, une déformation, puis, après une étape d’adaptation et de remaniements, à revenir à son état antérieur. Pour parler comme Molière, avec cette « sottise extrême » de la psychologie dite positive, on se tient chaudement à distance de toute inquiétude métapsychologique, de cet au-delà de la parole, de cette frontière où commence l’impossibilité de dire l’irreprésentable. Un petit enfant qui traverse des catastrophes psychiques demeurera un survivant au malheur impensable, infecté par les catastrophes qu’il a traversées. Il restera une forme autre de l’être humain. En ce qui me concerne, j’ai su, dès le jour de mon entrée en cours préparatoire à l’ancien orphelinat des armées, que je n’avais aucune chance de m’en sortir.

« Pourquoi ma mère ne s’enfuit-elle pas en m’emportant dans ses bras », me suis-je dit dans la longue file d’attente de mon incorporation. Je n’avais pas de mots pour penser la catastrophe, mais j’étais submergé par elle. Je suis resté cramponné à l’idée folle que ma survie tiendrait à mon application scolaire. J’ai joué au bon élève, prix d’excellence, prix de camaraderie et tutti quanti. Mes maitres m’appréciaient, je les séduisais par mes résultats, par l’apparence aussi de la joie de vivre. M’ont-ils aimé ? C’est le goût d’apprendre, la fureur de découvrir et de chercher, la pulsion de savoir, qui furent mes seuls vrais maitres. J’étais habité par une interrogation incessante et crucifiante sur ma déréliction et mon exil, Mais j’étais seul en dépit du jeu social où je m’étais réfugié et où j’ai réussi à survivre.

Dans votre roman, vous parlez des maltraitances psychiques que vous a infligées votre mère. Un parent toxique peut-il davantage nuire que l’absence de parent ?

Récit plutôt que roman, Souviens-toi de moi dans les ténèbres est l’histoire de mon lien à chacun de mes parents, mon père et ma mère. Tous les deux furent défaillants et leur défaillance à fait de moi l’homme que je suis pour toujours. C’est la défaillance qui est toxique, quelle qu’en soit la cause ou la forme : disparition, séparation, troubles psychiatrique grave non pris en charge, maladie somatique grave etc.

Même si c’est difficile à entendre, l’éloignement de mon père quelques jours après mon deuxième anniversaire, puis sa disparition deux ans plus tard sans que nous nous soyons revus, doivent être compris comme une forme de maltraitance traumatique, de la même façon que le choix de ma mère de me placer en pension dix-huit mois après la mort de mon père. Vaut-il mieux ne pas avoir de mère ou avoir une mère déséquilibrée ? Avec l’expérience de la perte vraiment trop précoce de mon père, je réponds sans barguigner : tout sauf la perte définitive, tout sauf le deuil.

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Aujourd’hui, vous êtes psychiatre. Quels sont les points communs entre ce métier et celui d’écrivain ? Pouvez-vous nous dire en quoi l’écriture de ce livre a été une nécessité absolue ? S’agissait-il de catharsis ?

Y-a-t-il des points communs entre le métier de psychiatre et l’écriture ? Aussi loin que je me rappelle j’ai toujours eu envie de lire et envie d’écrire, bien avant de choisir de devenir médecin puis psychiatre. Je me rappelle les petits bouts rimés que j’offrais pour les anniversaires, devenus des sonnets bien avant l’entrée en sixième. Je me rappelle les rédactions que mes maitres publiaient dans le journal de la pension. Je me rappelle mon premier prix d’excellence à la fin du cours préparatoire. C’était Le petit lord de Fauntleroy de Frances Hodgson Burnett, l’histoire d’un très jeune enfant, Cédric, dont le père vient de mourir. Après les livres du Père Castor que, parait-il, je dévorais, ce roman a célébré mon entrée en littérature.

J’ai passé mon enfance et mon adolescence à lire ; et mes professeurs de lettres, après m’avoir présenté au Concours général en classe de rhétorique – c’est ainsi que l’on appelait la classe de première – m’avaient inscrit en hypokhâgne à l’approche du baccalauréat. Les tempêtes émotionnelles familiales m’ont détourné de cette orientation., convaincu que ces conditions météorologiques catastrophiques me mèneraient à l’échec, dont je ne voulais pas.

J’ai opté pour la médecine, choix où s’exprima aussi une espérance thérapeutique, ma détermination de sortir des contraintes psychopathiques de mon milieu familial menaçant mon propre équilibre. Je n’ai pourtant jamais perdu la passion des livres, peut-être métaphore utérine consolante et structurante qui aura compensé les approximations psychiques de ma mère défaillante.

Revenons à l’Histoire, pouvez-vous à travers la vie de votre père nous rappeler la (ou les) singularités (s) de la Guerre d’Indochine par rapport à d’autres guerres ?

La guerre d’Indochine ne peut être séparée du mouvement général de décolonisation orchestré par les puissances occidentales. Mais s’ajoute à ce fonds général de l’histoire du monde, les particularités de la fin de la seconde guerre mondiale dans ce qui était un protectorat français. Vous n’ignorez pas que les Japonais, alliés d’Hitler, avaient envahi la péninsule indochinoise dès 1940.
Et c’est parce qu’ils se refusaient à se soumettre aux conditions de la capitulation que furent décidés les bombardements du 6 août 1945 sur Hiroshima et de Nagasaki. Les états indochinois étant alors associés à la France, le Général de Gaule nomme, aux fins d’en chasser les Japonais et les Chinois, l’amiral Georges Thierry d’Argenlieu – rallié à la France libre dès le 30 juin 1940, premier chancelier de l’Ordre de la Libération – Haut-Commissaire et Commandant en chef en Indochine le 16 août 1945 ; en même temps que le Général Leclerc, également Compagnon de la Libération, est chargé de l’entrainement du corps expéditionnaire en Indochine. La guerre d’Indochine fut d’abord une guerre de libération du joug nazi, ce n’est que dans un second temps qu’elle prit la dimension d’une guerre de décolonisation selon les préconisations du couple Staline-Roosevelt.

Il y a dans votre livre le témoignage bouleversant de cet homme, Christian de Malleray, qui devait son existence à votre père. Il y a là une rencontre poignante, comme si l’amitié pouvait se poursuivre à travers les générations, plus forte que la mort, pour conjurer le destin. Et puis, que de Paul dans votre livre, le Paul Mari évoqué pour conclure en beauté peut-il être le frère dont vous auriez rêvé ? Y a-t-il une filiation spirituelle entre vous ? Nous, Enfin, lecteurs, on se questionne : comment avez-vous su sortir comme cela de la culpabilité due à une enfance malheureuse ? Évidemment, le thérapeute en soignant se soigne. Mais on a l’impression que ça n’a pas été suffisant, et qu’il vous a fallu le biais de l’écriture pour dépasser ce destin meurtri par la guerre, n’est-ce pas ?

Au fur et à mesure qu’avançait ma carrière de psychiatre et d’historien de la psychiatrie, j’ai fait revivre dans mes publications plusieurs personnalités oubliées. Tout d’abord l’enfant sauvage de l’Aveyron ; son médecin, Jean Marc Gaspard Itard, unique survivant d’une fratrie de cinq enfants ; le docteur Maurice Dide, responsable dans le mouvement Combat du Noyautage des administrations publiques de la région R4 pendant la seconde guerre mondiale, mort de septicémie à Buchenwald le 26 mars 1944 âgé de 72 ans, après qu’on lui a imposé l’avilissante corvée de latrines pendant laquelle les molosses se sont jetés sur lui lorsqu’il s’est effondré dans la pisse et la merde ; le Père Komitas, moine arménien musicologue ayant fait partie de la longue file de suppliciés du génocide de 1915, devenu fou après avoir échappé aux massacres, interné jusqu’à sa mort le 22 octobre 1935 dans l’hôpital où, des années plus tard, j’occuperais un poste d’interne ; le peintre chilien Alfredo Valenzuela Puelma, mort le 27 octobre 1909 dans ce même hôpital des complications neurologiques démentielles d’une syphilis tertiaire ; et tant d’autres, humbles sans grade ou héros perdus de la mémoire, dont au fil des jours je me suis acharné à ressusciter les derniers battements du cœur et à ranimer le souvenir « puisqu’il n’est qu’un acte, dit André Malraux sur lequel ne prévalent ni les négligences des constellations, ni le murmure éternel des fleuves : c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort. »

Dans l’acharnement de chacune de ces biographies, j’écrivais déjà sans le savoir Souviens-toi de moi dans les ténèbres. Après l’invraisemblable successions de circonstances miraculeuses ayant permis notre rencontre, l’appel téléphonique du Colonel Christian de Malleray m’a semblé provenir du champ de bataille de My Phu, où la mort a cueilli mon père le 11 janvier 1952 à l’âge de 33 ans, comme l’ordre péremptoire d’écrire la page oubliée, la page manquante de ma vie.

À chaque page de votre récit on trouve un amour inconditionnel pour la littérature et l’art. Votre texte semble être un peu comme un message passé à votre père aujourd’hui, puis à votre mère. S’ils étaient devant vous, que leur diriez-vous ?

Je resterais silencieux, j’espère qu’ils me prendraient dans leurs bras.

Propos recueillis par Marc Alpozzo

« Rendez-vous à l’Elysée » de Nathalie Ganem dans « Saisons de culture » par Etienne Ruhaud

Nathalie Ganem – Rendez-vous à l’Élysée

Par Etienne Ruhaud
L’épopée napoléonienne constitue une source d’inspiration intarissable, tant pour le cinéma, la télévision, que pour le roman et le théâtre. Comédienne mais aussi auteure de drames historiques (également publié chez l’Harmattan, La dictée évoque là encore l’empereur), Nathalie Ganem parle quant-à-elle de la chute, soit l’extrême fin des Cent-Jours. Le 21 juin 1815, quelques heures après le naufrage de Waterloo, Napoléon, retrouve Fouché à l’Élysée. S’ensuit un étrange dialogue, à trois voix…L’Harmattan, Paris, 2023.
UN DRAME HISTORIQUE PRÉCIS
Le soir du 21 juin 1815, donc, Napoléon est dans une situation critique. Trois jours plus tôt, l’homme a perdu, à Waterloo, face à la coalition menée par les Anglais. Informé de la défaite, Joseph Fouché, déloyal ministre de la police, interroge discrètement plusieurs membres de la Chambre des Représentants afin de savoir quelles mesures prendre. L’abdication de l’Empereur est naturellement envisagée, notamment pas Lafayette. Napoléon, qui souhaite se maintenir, projette d’installer une dictature temporaire, suggérée par son frère Lucien Bonaparte, et par Lazare Carnot, (1753-1823), tout en espérant que la Chambre l’appuie, ce qui éviterait d’employer la force. Informés de l’éventualité d’un coup d’État, les ministres et les différents représentants refusent de plier. Napoléon, toujours encouragé par son frère Lucien, hésite à dissoudre la Chambre. D’autres conseillers insistent pour que le souverain lâche le pouvoir, tout en faisant miroiter la possibilité d’un maintien détourné : alors âgé de cinq ans, le roi de Rome, fils de Napoléon monterait sur le trône, ce qui permettrait d’instaurer une régence, et donc d’assurer la pérennité d’une dynastie. Suite à diverses tractations, revers, Napoléon se trouve contraint de partir, avant d’être arrêté par les Anglais, et déporté à Sainte-Hélène, où il meurt en 1821.
Délicat, ici, sinon impossible, de décrire avec précision les circonstances historiques exactes, de résumer l’incroyable rebondissement que constituent les « Cent-Jours ». Impossible également de ne pas rappeler le contexte, puisque Nathalie Ganem a souhaité dépeindre la confrontation entre Napoléon et le félon Fouché, duc d’Otrante. L’essentiel de la pièce est ainsi constitué par une conversation tendue entre l’Empereur et Fouché, chacun tentant de justifier ses actions en attaquant l’autre. Fille adoptive de Napoléon, Hortense de Beauharnais vient soutenir l’empereur, y compris face à Fouché qu’elle exècre. N’écoutant pas Hortense, qui lui souffle d’écrire à son beau-père, l’empereur d’Autriche (Napoléon ayant épousé, en secondes noces, Marie-Louise, petite-nièce de Marie-Antoinette), le grand homme précipite, sans le savoir, sa chute. Ainsi se clôt la pièce.
BREF, MAIS AMBITIEUX
Respectant (volontairement ?), la règle des trois unités propre au théâtre classique (soit un lieu, une journée, et une action), écrit en prose, Rendez-vous à l’Élysée semble donc, a priori, fidèle aux circonstances historiques. Plusieurs maximes célèbres, prononcées par Napoléon, en d’autres circonstances, apparaissent ainsi au fil des pages, comme Impossible n’est pas français, ou encore ce mot rapporté selon lequel Talleyrand serait de la merde dans des bas de soie. Napoléon comme Fouché se renvoient par ailleurs leurs torts à la figure : le duc d’Otrante rappelle à tout moment le caractère dictatorial de Napoléon, qui a ensanglanté l’Europe et sacrifié la jeunesse française, quand l’empereur, lui, rappelle à Fouché ses multiples fourberies, de même que sa sauvagerie durant la Terreur, période durant laquelle le Montagnard a fait massacrer de nombreux opposants. L’intérêt du drame réside ainsi en cet affrontement rhétorique : Nathalie Ganem raconte parfaitement l’histoire du pays, et presque toutes les fortunes traversées en trente ans, depuis la prise de la Bastille jusqu’à la chute de l’Empereur, naguère jeune général corse ambitieux, devenu souverain. Plus effacé, le personnage d’Hortense reste spectateur, et incarne pour partie la voix de la Raison, puisqu’elle tente de sauver son beau-père, et donc sa propre famille.
UNE PIÈCE HONNÊTE
Sans doute pourrons-nous reprocher à Nathalie Ganem l’aspect parfois « scolaire » de la pièce. Certaines citations semblent plaquées là, comme s’il s’agissait d’un cours mis en scène. Tel est l’écueil du drame historique, en tant que genre. Cependant, le style alerte, les diatribes que s’adressent les protagonistes, font de ce Rendez-vous à l’Élysée une pièce vivante, qui ravira des amateurs d’Histoire, attachés à l’exactitude. La passion de l’auteure pour cette période troublée transparaît à chaque ligne. Court, incisif, ce Rendez-vous ne brille certes pas par l’originalité du thème choisi, mais ne contient aucun temps mort. Notons, pour les plus motivés, que plusieurs représentations sont prévues à Paris, au théâtre de Nesle, à partir du 2 décembre 2023.

Pierre Ménat sélectionné pour le Prix FMES 2023 qui sera remis le 16 novembre 2023

Pierre Ménat sélectionné pour prix FMES 2023 :

  • La Chine dans les ports euroméditerranéens, de Hugo Gonzales
  • et L’union européenne et la guerre, de Pierre Ménat

Aussi serions-nous très heureux de vous compter, ainsi que vos auteurs, parmi nos invités le 16 novembre à partir de 19h30 sur la péniche l’évènement (Escale Solférino) pour la cérémonie de remise des prix.

Entretien avec Léo Koesten : une passion pour la musique et la littérature

Entretien avec Léo Koesten : une passion pour la musique et la littérature

De nombreuses personnes se contentent d’exister. L’écrivain que j’ai rencontré à Paris, Léo Koesten, est lui, vivant, et très vivant, alors même qu’il est aveugle.

Entreprendre – Entretien avec Léo Koesten : une passion pour la musique et la littérature

Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste

À croire que son handicap lui donne une énergie débordante, faite d’attention et d’affection pour sa famille, habitée de passions comme la musique, la littérature, mais aussi son chien, avec lequel il vit une histoire d’amour (ou presque). Malvoyant, mais doté d’une énergie décuplée pour aider les autres. Il est devenu patient-partenaire à l’Hôpital des 15-20. Et sa bataille se mène sur tous les fronts : son œuvre d’écrivain s’agrandit considérablement. La preuve : son dernier roman Le Manoir de Kerbroc’h (Éditions Baudelaire, 2023) met en évidence les évolutions sociétales, et sonne comme très actuel.

Marc Alpozzo : Vous avez publié cette année un roman, Le Manoir de Kerbroc’h, aux Éditions Baudelaire. C’est un roman d’une grande richesse, qui n’a rien de monolithique. Mais c’est aussi un roman de construction et de style littéraire classiques, dans les règles des grands maîtres. On y trouve des accents féministes, soulignant les violences faites aux femmes. Vous considérez-vous comme féministe ? Où avez-vous puisé l’inspiration de vos personnages ?

Léo Koesten : Je construis mes personnages au fil des rencontres, au fil de tout ce que j’ai intériorisé sans même m’en rendre compte. Il suffit alors d’une phrase prononcée par une voisine, un interlocuteur d’un instant, pour que l’envie d’écrire se déclenche. Parfois, aussi, et là je parle du théâtre ou des fictions radiophoniques pour « France Inter », il peut s’agir d’une commande précise. Pour en venir à mon dernier roman, le second, l’écriture a débuté lorsqu’une amie a frappé à ma porte en me disant, désespérée : « Léo, j’ai besoin d’un remontant, une coupe de champagne, par exemple. Mes ados m’exaspèrent. Je n’en peux plus. Je vais creuser un trou dans mon jardin et les y enterrer ! J’ai ri et le désir d’écrire m’a saisi. Ensuite, le personnage, en l’occurrence, cette amie, a évolué. Il m’a entraîné, sans que je le veuille vraiment, dans sa vie propre. Mon héroïne, Eloïse, a pris son essor, pour décider, d’elle-même, ce qui était bien pour elle. D’autant qu’elle dépendait financièrement de son mari, lequel s’est avéré être violent. Je ne supporte pas la violence faite aux femmes, aux Hommes.

La question que je me pose, c’est celle de votre cause des femmes. De laquelle parlez-vous ? Celle des féministes historiques, si j’ose dire, ou plutôt celle de ces dernières années avec la naissance de certains courants militants comme les Femen et la parole libérée par le mouvement #MeToo ? Est-ce que ce nouveau féminisme vous a fait prendre conscience des écueils et dysfonctionnements sociétaux d’aujourd’hui suite à l’évolution des thèses féministes, à l’intersection de la cause des femmes et de la cause du genre ?

Je n’ai pas eu besoin de la naissance de ces mouvements féministes pour m’apercevoir que la cause des femmes méritait d’évoluer : la différence entre les salaires des hommes et des femmes, celles-ci qui, ne travaillant pas, attendent de leur mari qu’il leur donne de l’argent, le droit de vote accordé si tardivement en France aux femmes, etc., font que nous aurions tous dû devenir depuis longtemps féministes. Sans les excès des mouvements que vous avez cités dans votre question.

Le philosophe Luc Ferry a écrit que c’était le mariage d’amour qui avait inventé le divorce : effectivement avant les couples se mariaient pour réunir des champs, pour souder un patrimoine, avec comme ciment l’unique aspect financier, etc. Georges Brassens a écrit sur les femmes mariées, qu’il ne voyait pas si différentes des prostituées, puisque l’aspect matériel les obligeait à garder le même mari. C’est également le cas de votre héroïne au début du roman. Pouvez-vous nous raconter le déclic qui la pousse à s’émanciper ?

Le déclic : un long « avant précède » souvent la révolte d’une femme. La goutte d’eau qui fait déborder le vase. L’impossibilité de supporter davantage l’insupportable. Le déclic ? Un coup de poing que Foucault, son mari, lui assène un « beau » jour. Cet acte de violence inouï, inacceptable, a fait prendre conscience à Eloïse qu’elle devait exister par elle-même.

Que pensez-vous de l’époque actuelle, quand elle déboulonne les PPDA, Polanski, Depardieu et consorts pour leurs comportements jadis qualifiés de « séducteurs », et désormais rebaptisés « prédateurs » ? Qu’est-ce que cela dit de nous aujourd’hui ?

Quel merveilleux « prédateur » que Don Giovanni ! Ces hommes qui aimaient trop les femmes. Ces femmes qui aimaient trop les hommes. Des « prédateurs », des séducteurs trop insistants, qui, je parle des noms que vous avez cités, ont du talent. Le talent, je le garde. Le non-consentement d’une femme, ces hommes de pouvoir doivent le respecter et ne pas abuser de leur position dominante.

Certaines féministes du troisième millénaire évoquent « l’emprise » pour expliquer qu’elles ont accepté l’inacceptable de leur conjoint, voir un rapport sexuel d’une célébrité qui les subjuguait. Que pensez-vous de ce terme d’« emprise » que la philosophe Sabine Prokhoris dénigre ? Comment le définissez-vous ? Par exemple, est-ce que Roméo n’est pas sous l’emprise de Juliette dans la pièce de Shakespeare ? Comment distinguez-vous l’amour de l’emprise ? Ne diriez-vous pas que la différence est subtile ?

Et Juliette, n’était-elle pas sous l’emprise de Roméo ? Ils s’aimaient donc. Mais, encore une fois, abuser d’une femme parce que l’on a une position dominante, est un signe de faiblesse. La faiblesse du dominant face à la faiblesse de celle qui attend une récompense. Les dés sont pipés. La maîtrise de soi est un gage d’honnêteté. Les rapports sexuels doivent toujours être consentis.

Faites-vous une distinction entre l’égalité et l’équité des sexes ? Pensez-vous que les débats actuels autour de la question de la transsexualité font avancer ou reculer la cause des femmes ? (Je fais par exemple référence à la présence de femmes trans (c’est-à-dire « assignées hommes ») dans les compétitions sportives, etc.)

Je ne fais pas de différences entre les sexes. Chacun doit vivre sa sexualité comme il ou elle le peut. A partir de ce constat, chacun reste citoyen de ce monde à part entière. Des lieux communs. Comment aurais-je réagi si l’un de mes enfants m’avait « avoué » sa sexualité différente ? Dans un premier temps, je pense que j’aurais eu un temps d’arrêt. Puis, l’amour prenant le dessus, j’aurais pensé que cet enfant aurait une vie bien difficile en assumant sa sexualité. Le monde est si peu tolérant.

L’un des détails qui rendent votre livre si savoureux c’est le travail autour de la langue. Ne seriez-vous pas un disciple de Louis-Ferdinand Céline, qui voulait créer sa « petite musique » ? Vous osez des expressions peu académiques qui rendent le récit bouleversant d’incarnation et de vie.

Quelle belle comparaison ! J’avais fait, en son temps, une fiction sur Louis-Ferdinand Céline pour « France Inter ». Pour cela, j’avais lu beaucoup de ses livres. Dont le magnifique Voyage au bout de la nuit. Mais aussi l’horrible Bagatelles pour un massacre. L’horreur de ce pamphlet ne m’a pas masqué les très riches inventions de son écriture. Et oui, Céline m’a permis de me libérer et d’écrire ce que je ressens avec les mots d’hier et d’aujourd’hui. Lorsque j’écris une pièce de théâtre consacrée à une femme qui a vécu au 17e siècle, en l’espèce Julie Maupin, duelliste et chanteuse d’opéra, mon style tente de se rapprocher de la langue que parlait cette femme. Je me suis appuyé pour ce faire sur des documents où j’ai retrouvé des phrases que des témoins de sa vie, avaient consignées dans leurs lettres ou leurs livres. Je m’adapte donc au contexte.

Depuis que vous êtes malvoyant, je suppose que vos autres sens se sont aiguisés, en particulier votre ouïe, n’est-ce pas ? Vous êtes aussi mécène à l’Opéra royal de Versailles. Pensez-vous que la musique pénètre davantage votre cœur et votre esprit du fait qu’elle est seule, sans les images de ceux qui la jouent, pour vous ? Est-il loufoque d’imaginer que perdre la vue a été un cadeau de la vie car un univers infini s’est ouvert à vous dans le noir, il porte les couleurs de l’amour ? La beauté est-elle encore plus bouleversante quand on l’imagine que quand on la voit ?

Vaste question… qui mériterait un roman ! J’ai toujours aimé la musique. Jeune, j’ai joué du violon. Vieux, j’aurais souhaité jouer du piano comme Glenn Gould. Et comme lui, je pense que j’aurais chantonné tout en exécutant une sonate de Bach. Avec la vue qui décline, la musique m’emplit encore davantage, d’autant que je ne puis m’appuyer sur la mise en scène, lorsque je vais au spectacle. Pour moi, rien de mieux qu’une version de concert. Si je suis mécène à l’opéra royal, c’est pour soutenir la musique, surtout baroque, au château de Versailles. Une institution qui ne reçoit aucune subvention. Maintenant la beauté… Comment l’imaginer ? À travers la voix ? L’odeur ? Mettons que je suis privé du coup de foudre !

Vous avez eu mille vies, mais ce qui me frappe chez vous, c’est la lumière éclairant votre visage, l’étonnant éclat de votre regard, alors qu’on le pressent à constater l’existence d’un chien à vos côtés. Vous êtes malvoyant. J’aimerais vous interroger à ce propos : vous considérez-vous comme un exemple de résilience ?

En aucun cas. Ma presque cécité est un « non-événement ». J’ai toujours eu une longueur d’avance sur le handicap. Une longueur d’avance pour pallier l’absence de vision et m’équiper du matériel qui me permettra et de lire et d’écrire. L’autonomie chez moi. N’oublions pas mon merveilleux chien-guide, Phoenix, qui lui, me rend autonome à l’extérieur.

Diriez-vous que la technologie est aussi précieuse pour vous aider à vivre normalement que le soutien de votre chien Phoenix ? Si demain la technologie vous rendait la vue, l’accepteriez-vous ?

La technologie est mon alliée : l’ordinateur qui parle, comme mon mobile, mon stylo muni d’un OCR, stylo que je braque sur un menu, une lettre, l’écran de l’ordinateur et qui lit tout, absolument tout… même les rappels des impôts ! Alors oui, si vous pouviez me donner de nouvelles rétines, je les accepterais bien volontiers, ce qui, il faut le noter, ne serait pas le cas des personnes totalement aveugles, qui elles, se sont construites avec la cécité. J’avais publié chez L’Harmattan un ouvrage intitulé « Aveugle ? Et alors ! Témoignages ». La totalité des aveugles que j’avais interviewés, n’auraient pas souhaité recouvrer la vue, si un tel miracle avait été possible.

Rien n’a été banal dans votre parcours, puisque j’ai appris que vous étiez un auteur best-seller en Allemagne. Pourriez-vous nous expliquer comment ce miracle a pu se réaliser ?

J’ai toujours aimé les médias. Déjà en tant qu’étudiant germaniste, j’ai décroché un stage à la télévision allemande de Cologne. De fil en aiguille, je suis parvenu à écrire des scénarios qui ont été produits. Avec la « notoriété », une maison d’édition scolaire m’a demandé si je souhaitais participer à la rédaction de manuels d’apprentissage du français pour les lycéens allemands. J’ai accepté et il s’est trouvé que « Klett », ma maison d’édition à Stuttgart, a inondé tous les lycées avec ces livres.

Vous êtes bilingue français-allemand. Avant votre cécité, dont j’aimerais que vous nous racontiez l’origine, lisiez-vous avec autant de plaisir des livres directement en allemand ? Les Allemands, comme les Français sont célèbres pour leurs grands philosophes, et leurs grands écrivains. Nous avons eu (entre autres) Descartes et Bergson. Ils ont eu (entre autres) Kant et Hegel. Ils ont eu Goethe et Hölderlin. Pensez-vous que la construction syntaxique de la langue germanique, permet une élaboration plus aisée de la pensée philosophique ?

Encore une vaste question ! J’ai toujours aimé lire, hier des livres « papier », aujourd’hui des ouvrages que j’entends, soit avec des donneurs de voix, soit avec des voix de synthèse. J’ai une petite machine à lire, pas plus grosse qu’un téléphone, machine sur laquelle je stocke des dizaines d’ouvrages. J’en viens à mes études d’allemand à l’université de Paris X. J’ai adoré les cours de thème, l’histoire des idées au 19e siècle, l’évolution de la langue allemande depuis le moyen âge. La structure de la langue, si logique pour moi, me plaît. Les œuvres de Musil ou de Thomas Mann où il faut chercher le verbe à la fin d’une subordonnée… parfois en fin de page, m’escagassent l’esprit ! Cette logique, celle du raisonnement philosophique, est réellement germanique. À condition d’en comprendre les subtilités, notamment lorsqu’il est question du « Übermensch », si cher à Nietzche.

Un dernier mot sur votre expérience de « patient partenaire » : pouvez-vous nous dévoiler comment se passent vos premières actions depuis que vous avez fait la formation ?

Pour l’heure, j’ai participé à une réunion du service du glaucome à l’hôpital des « Quinze-Vingts ». L’ensemble du personnel y participait. J’ai constaté que malgré les difficultés d’organisation, tous faisaient pour le mieux pour le bien des patients. Quant au chef de service, il a salué ma présence. Il pense qu’elle sera très utile pour aider les patients à qui le médecin annonce une mauvaise nouvelle. Je m’y connais mieux que les ophtalmologistes sur ce que l’on peut faire lorsqu’on perd la vue. Après la vue, la vie, non ? Ce n’est que mi-octobre que j’interviendrai directement auprès des patients… Des anecdotes à livrer dans un prochain roman ?

Quels sont vos prochains projets ?

1. Je viens d’envoyer à L’Harmattan, le manuscrit de ma dernière pièce de théâtre, Les triomphes de Mademoiselle Maupin. Sera-t-il publié ? Joué ? 2. j’ai entamé l’écriture d’un 3e roman. 3. L’idée d’une série pour YouTube. 4. L’imprévu passionnant, à saisir à bras le corps, ce que d’aucuns appelleraient la Providence !

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Quelles sont les bonnes raisons de croire à la vie éternelle ? Thierry Millemann face à Marie-Ange de Montesquieu

Gaultier DE CHAILLE, après avoir fait son séminaire à l’Institut d’Etudes Théologiques, faculté des jésuites de Bruxelles, il a été ordonné prêtre en juin 2013 pour le diocèse de Versailles. Il a ensuite poursuivi ses recherches en théologie sur le diable au Centre Sèvres de Paris. Il est actuellement curé de Villepreux et les Clayes-sous-Bois en même temps que prêtre responsable du Frat de Lourdes en septembre 2020.  Il est auteur chez Mame de « Petit conversation sur le diable » et de « De ta chair, tu verras Dieu – Méditations sur le corps et la résurrection » paru en 2023.

Thierry Paul MILLEMANN, économiste, universitaire et ancien professeur, il crée en France et aux USA des structures de conseil en implantation et développement industriel et relations internationales. Ses recherches dans la compréhension de la perplexité de l’essence humaine, l’ont conduit à étudier la physique et la biologie moléculaire. Il est auteur de « Ondes et énergies cérébrales dans la physique quantique » paru chez Vérone édition en 2023.