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Le philosophe Bertrand Carroy encensé dans « Tribune juive » pour son « Abécédaire apocalyptique »

« Abécédaire apocalyptique » : le grand procès du monde moderne

 « Abécédaire apocalyptique », de Bertrand Carroy, est un pamphlet total, entre colère et vertige dans lequel l’auteur orchestre un réquisitoire implacable contre notre époque, disséquant de A à Z les travers d’un monde en perdition. D’une plume rageuse, érudite et caustique, il démonte méthodiquement les illusions contemporaines : démocratie frelatée, réseaux sociaux aliénants, obésité généralisée, capitalisme carnassier, wokisme débridé… Rien ni personne n’est épargné. Ce livre-fleuve, qui évoque aussi bien Céline, Bernanos et Orwell que Debord, Huxley et Muray, est une descente aux enfers littéraire, un cri de révolte où se mêlent ironie ravageuse et lucidité désespérée.

Un alphabet de la fin du monde

Comme son titre l’indique, l’ouvrage adopte une structure abécédaire, chaque lettre devenant le prétexte à une diatribe contre une facette du désastre contemporain. L’auteur ouvre le bal avec “Avant”, où il dresse un constat implacable : nous vivons une époque malade de son propre progrès, qui a troqué la sagesse contre l’hystérie consumériste. Puis viennent les “Banlieues”, symbole d’une fragmentation sociale irrémédiable, le “Catholicisme”, vidé de sa substance spirituelle, la “Démocratie”, devenue une mascarade… Jusqu’au “Zut” final, ultime soupir d’un écrivain qui sait que tout est perdu mais qui, par une ultime bravade, refuse de se taire.

Ce choix formel rappelle le « Dictionnaire du diable » d’Ambrose Bierce, où chaque mot devenait un prétexte à un sarcasme impitoyable. Mais ici, l’ironie laisse souvent place à un sentiment d’urgence, une rage presque prophétique, à la manière de Georges Bernanos, qui écrivait dans La France contre les robots : “Nous allons à la catastrophe en dansant.”

Un style en fusion

Dès les premières pages, le style de Carroy claque comme un fouet. Sa phrase est longue, haletante, syncopée, truffée d’anaphores et de ruptures brutales. Céline n’est pas loin, avec son rythme scandé, ses exclamations et ses tournures orales. L’auteur pousse l’art du pamphlet jusqu’à ses limites, maniant avec brio l’hyperbole et la satire.

Prenons ce passage sur la consommation de masse : »Tout est en surpoids ! Les balances craquent ! Les chiffres s’affolent ! L’obésité universelle ! C’est métaphysique tout ça… » Cette inflation verbale mime la démesure du monde qu’il décrit, où l’excès est devenu la norme et la mesure une anomalie. Jonathan Swift, dans son « Modeste Proposition », usait déjà de cette stratégie : l’outrance comme révélateur du réel.

Une société en état de mort cérébrale

Ce que Carroy décrit, c’est avant tout un monde qui a perdu le sens. L’individu n’est plus qu’un avatar numérique « Demain, notre identité remplacée par l’URL, voilà le programme ! »), la culture est un divertissement creux (« On est passé de Racine à Koh-Lanta en une génération ! »), et la démocratie un simulacre où l’on confond communication et politique.

Ce constat rappelle celui de Guy Debord dans « La Société du Spectacle » : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Carroy montre comment la surinformation nous a rendus aveugles, noyant l’intelligence sous un flot de contenus insignifiants. À ce titre, son chapitre sur les réseaux sociaux est un chef-d’œuvre d’ironie assassine : « L’occupation un tantinet honteuse, addictive en diable, qui vampirise nos instants disponibles, grignote même tortueusement sur le temps laborieux… »

Le sport, la télé, le wokisme : le grand nivellement

L’un des moments les plus jouissifs du livre est sans doute son chapitre sur le sport, où Carroy s’attaque à la religion contemporaine du corps performant. « Faut pédaler, glisser plus vite ! Ça démontre qu’on est meilleur que ceux d’avant ! » On pense ici à Roland Barthes, qui voyait dans « Le Tour de France » une mythologie moderne. Mais chez Carroy, il ne reste plus que le culte du muscle et du dopage généralisé.

De même, son chapitre sur le wokisme (« Wokisme éducatif ») est une charge féroce contre une idéologie qui, sous prétexte d’inclusion, détruit la pensée critique et infantilise la société : « Qu’on nous veut tous avachis hypnotisés par nos écrans, les doigts érectiles ! Du prêt à consommer ! Dans les deux sens ! » On retrouve ici l’influence d’auteurs comme Philippe Muray, qui dénonçait dans L’Empire du Bienl’avènement d’un monde aseptisé où plus rien ne peut être discuté sans être immédiatement taxé de crime de pensée.

Un monde sans retour ?

Carroy laisse peu de place à l’espoir. Son « Zut » final est un soupir plus qu’un sursaut, un constat d’impuissance face à l’accélération d’une société devenue folle. Il rêve d’un retour à la lenteur, à la contemplation, au plaisir des choses simples : « Le bonheur ? C’est Aristote, un feu de cheminée, du vin de Bourgogne et des œufs façon Meurette ».

Mais peut-on encore espérer ce retour en arrière ? Carroy semble aussi sceptique que Cioran, qui écrivait dans De l’inconvénient d’être né : « Toute l’histoire converge vers une catastrophe ». À ses yeux, le progrès technique n’a pas enrichi l’homme, il l’a vidé. Il ne nous reste plus qu’à attendre l’effondrement.

Un livre à lire… avant la fin du monde

« Abécédaire apocalyptique » est un livre coup de poing, un pamphlet d’une puissance rare. À la fois drôle et terrifiant, érudit et trivial, il rappelle les plus grandes satires de la littérature, de Swift à Debord, en passant par Céline et Muray. Il est de ces textes qui ne laissent pas indemne, qui font rire jaune et qui réveillent les consciences anesthésiées.

On pourra lui reprocher son pessimisme absolu, son refus de toute alternative, son goût pour la provocation. Mais peut-être faut-il lire ce livre comme un électrochoc, une secousse salutaire dans un monde où tout s’englue dans le consensus mou. Un livre nécessaire, pour ceux qui ont encore le courage de penser.

© Yves-Alexandre Julien 

Merci à Guilaine Depis de « Balustrade »

Economie Matin interviewe Jean-Jacques Dayries sur « Jungle en mulinationale »

Levons le voile sur les arcanes du milieu des affaires grâce à leur description par Jean-Jacques Dayries (à partir notamment de son roman « Jungle en multinationale »).

Interview par Sabine Nogard pour ECONOMIE MATIN

Février 2025

Levons le voile sur les arcanes du milieu des affaires grâce à leur description par Jean-Jacques Dayries. (à partir notamment de son roman « Jungle en multinationale »)

Responsable des affaires en Asie du groupe PECHINEY, Jean-Jacques Dayries a ensuite travaillé dans la banque d’investissement en Europe et aux Etats-Unis à la Compagnie de SUEZ puis au CREDIT LYONNAIS avant de créer AEW Europe, dont il a été administrateur et directeur général. Cette société gère aujourd’hui €40 milliards d’actifs immobiliers à partir de dix filiales dans les principales capitales européennes. Au cours de sa carrière, il a été administrateur de nombreuses sociétés, cotées comme non cotées. Partager son expérience avec ses lecteurs est son projet. Il emprunte la voie romanesque pour décrire avec une précision chirurgicale jusqu’ici sans équivalent dans son secteur les soubresauts qui agitent la finance et l’industrie. Derrière la façade des vies de rêve que l’on pourrait imaginer de ses personnages souvent dorés, on découvre qu’ils sont eux aussi confrontés à des choix difficiles, sinon délicats et douloureux. Au fond, eux aussi traversent des moments où leur existence pourrait basculer à la suite d’une mauvaise décision. Où est la valeur de la vie ? Comment la déterminer ? Quand on a eu une réussite inouïe, on a des responsabilités de même envergure pour que notre passage sur Terre ait du sens : que va-t-on transmettre à sa descendance ? Comment donner de l’avenir à la vie ? Comment manifester son humanité quand on est cerné de requins et de loups ? Quand on est enseveli par des montagnes de chiffres, brassant des sommes d’argent considérables et administrant un patrimoine prestigieux, reste-t-il de la place pour les sentiments et pour l’art, pour tout ce qui en somme n’a pas de prix ? Le défi de Jean-Jacques Dayries est de laisser une œuvre de témoignage avec l’envie de partager ses connaissances.

La démarche littéraire n’a de sens que lorsque l’on écrit des livres que personne d’autre que nous ne pourrait écrire. Jean-Jacques Dayries, votre œuvre naissante et déjà plurielle s’inscrit dans ce cadre. Vous avez en effet eu une vie impressionnante à bien des égards, immergé dans des milieux habituellement clos où la discrétion est la règle.

Par le biais de la fiction, vous soulevez avec finesse un voile sensible afin de nous peindre une fascinante faune. « Jungle en multinationale » est un roman très éclairant sur les enjeux professionnels et familiaux auxquels un homme d’affaire accompli est confronté. Au fil des pages vous avez le génie de démontrer que tout est imbriqué. Le succès professionnel est-il indissociable de l’harmonie familiale qui peut représenter un socle solide sur lequel prendre appui pour s’élever ?

JJD : Vous pensez certainement à Talleyrand qui voyait une femme en arrière-plan de tout succès ! Des personnes dysfonctionnelles et d’insupportables solitaires peuvent être des créateurs immensément récompensés par le succès. Pour les personnes « normales », l’appui d’une famille heureuse est un grand atout pour construire une réussite professionnelle. On le fait pour eux, pour elle, sans même le réaliser. Dans ce roman, Jean, qui dirige l’entreprise après le retrait du fondateur de celle-ci, pense sans cesse à sa femme Elizabeth et à ses filles, au moment de chaque décision. Il y a quelques années, quand je persuadais un cadre supérieur de s’expatrier, avec une belle promotion à la clé, je tenais toujours à rencontrer sa femme. Si elle était heureuse du projet, alors l’expatriation pouvait être une belle réussite. Sinon, je savais que dans les six mois, j’aurais un gros problème à résoudre.

Gravitant dans des sphères très chics que tout un chacun rêve d’approcher, vos personnages doivent convaincre partners et lawyers de les suivre dans leurs choix. La description de ces personnes a-t-elle un objectif pédagogique ? Je veux dire « Lire Jean-Jacques Dayries peut-il permettre de progresser socialement en adoptant les bons codes ? » Livrez-vous des sésames pour pénétrer et réussir dans les milieux des affaires ?

JJD : Derrière un livre, quel qu’il soit, il y a une intention. Quand j’ai composé ce cycle de trois romans, j’avais un projet en tête. C’était de faire pénétrer le lecteur dans des lieux, des métiers, des situations qui ne sont pas toujours familières. Pourtant, elles existent concrètement. On ne peut les approcher en se contentant de lire la presse people. Ou bien les polémiques alimentées par les réseaux sociaux. Pour comprendre les difficultés de la vie des affaires, il faut entrer à l’intérieur. Avec l’aide de héros aussi vivants que possible, dans leur environnement aussi réaliste que possible. Ce n’était pas vraiment une intention pédagogique. Plutôt celle de satisfaire la curiosité du lecteur. En créant une sorte de chainon manquant.

Comme vous l’observez, les actionnaires et les dirigeants sont sans cesse confrontés à l’obligation de faire des choix. Souvent très difficiles. Même s’ils sont accompagnés par des experts, avocats ou banquiers, la décision finale leur revient. L’impact sur leur situation familiale peut être terrible. C’est la violence de la vie, quand il y a des enjeux lourds. A la fin, ce qu’on appelle « les milieux d’affaires », ce ne sont que des hommes et des femmes, avec leurs soucis souvent triviaux.

Vos intrigues qu’il s’agisse de « Jungle en multinationale » ou de « Quatuor » se déroulent dans des milieux très aisés, de Capri à Saint Barth. Néanmoins vos personnages endurent de nombreuses épreuves, vivent l’angoisse, la frustration, l’enfer de devoir faire des choix cornéliens. Pensez-vous que tout lecteur peut se projeter en eux et avoir de l’empathie pour leurs « problèmes de riches » autant que si vos héros étaient des pauvres chômeurs de cités menacés d’expulsion ? Ou visez-vous un public élitiste ? Toutes les souffrances sont-elles comparables ?

JJD : En me lançant dans ce projet, je n’avais que le souci de faire pénétrer le lecteur dans un milieu qui n’est pas souvent décrit dans le roman d’aujourd’hui. Sans misérabilisme. Avec honnêteté.

Il n’y a pas de cadeaux dans ce milieu et dans cette compétition. Rien n’est donné. Il faut travailler, être meilleur, accepter de souffrir.

On peut certainement détester certains de mes héros pour ce qu’ils représentent. Parce que les gens aisés sont faciles à détester. Le pêcheur de Villefranche et sa femme qui fait des ménages sont des personnages aussi importants que les autres dans cette histoire.

Mes héros sont dans l’ensemble des personnes honnêtes et raisonnables. A part quelques écarts de conduite. On pourrait les avoir pour amis. Mais ils en bavent !

La souffrance du Président, Jean, éjecté par sa famille alors qu’il a été un bon dirigeant, est une punition injuste. C’est une leçon que tout un chacun peut comprendre. Il ne sera pas à la rue. Il y a des prisons plus dorées que d’autres. Mais l’échec est une terrible punition. Surtout s’il n’est pas mérité.

Pour revenir à la première question, sur l’intention, je n’ai pas souhaité donner une leçon de morale. J’ai une haute opinion du lecteur. Il est tout à fait capable d’exercer son jugement moral à propos de l’un ou l’autre des héros de cette histoire. Comme dans la vie, puisque tout ceci est inspiré de faits réels. Dans les commentaires que je reçois, certains adorent les aspects romantiques du roman (Jeanne, Carole, Marie), d’autres détestent ce milieu de gens aisés, d’autres me disent avoir appris beaucoup sur l’entreprise et sur les métiers de l’hôtellerie, etc… Comme dans la vie, on reçoit des impressions très diverses et on émet des opinions parfois tranchées. Je suis très heureux quand on me dit que l’on a cru participer à une histoire réelle, avec des personnages qu’on souhaite revoir ! Au point qu’on me demande si l’on ne pourrait pas en faire un film ou une série. Où l’on visiterait ainsi des endroits magiques, Saint Barthélemy, Capri, …

Dans mon roman « Quatuor », les héros voyagent également beaucoup. C’est notre époque. Alphonse est un violoncelliste qui se produit en soliste sur les belles scènes d’Europe. Eloïse, son amie, est une économiste connue qui participe à des conférences internationales. On les accompagne dans l’exercice de leur métier. Une lectrice m’a écrit : « je suis une petite souris qui entre dans des lieux que je ne pourrai jamais visiter ». C’est l’intention. Avec une histoire romanesque en plus.

 Dans « Un être libre » vous évoquez la transmission de valeurs à travers les générations. Vous avez l’ambition de vous situer sur les pas de Diderot. Comment sont nées les figures de Muguette et d’Ursula ? Qu’apportent-elles à l’échange entre le grand-père et son petit-fils ? Avez-vous choisi la forme polyphonique pour écrire ce petit livre fort singulier en pensant à une éventuelle adaptation au théâtre ou au cinéma ?

JJD : « Jacques le fataliste et son maître », le conte de Diderot, a été porté au théâtre, comme d’ailleurs « Le neveu de Rameau ». Mais ce n’étaient pas des textes écrits pour la scène. Mon roman « Un être libre » est entièrement dialogué. On pourrait donc le transposer au théâtre. Pour ce projet, j’avais l’idée de répondre à la question de Diderot : « Est-ce que l’on sait où l’on va ? ». Le grand-père a réussi dans la fringue. Il donne une leçon de vie à Jacques, son petit-fils. Sans le dire, par ses facéties et par l’exemple. Il va le convaincre qu’on peut maîtriser son destin. Au moins dans une certaine mesure. Que c’est trop bête de se laisser porter, sans objectif. Qu’on peut être ambitieux, créatif. Que c’est beaucoup mieux ainsi. Vous avez bien vu le contraste avec l’infirmière Muguette, sa mère et son père qui vivent une vie courageuse mais triste, que l’optimisme et la vitalité du grand-père n’éclairent pas. Vous avez vu également comment le vieux monsieur sort de sa retraite Ursula, son ancienne collaboratrice. Le grand-père lors de ce voyage à travers la France, par son exemple, transmet à son petit-fils un beau cadeau, qui va l’accompagner longtemps. Comme on est entrepreneur pour la vie, la création d’une nouvelle entreprise, à partir d’une simple idée, fait partie de la démonstration donnée par le vieux monsieur.

Vous avez aussi imaginé un livre de « Petits contes philosophiques de Saint-Barthélemy ». Sont-ils de votre pure imagination ? Les contes sont souvent porteurs des thèmes essentiels d’une culture, ils ont le pouvoir de nous ébranler en allant directement au plus profond de nos cœurs. Ils touchent à l’universel et à l’éternité. Vous situez-vous comme Saint-Exupéry dans la lignée des auteurs écrivant des contes pour la jeunesse pouvant être lus par des adultes ?

JJD : Les « Petits contes » ne sont pas inspirés par des histoires déjà connues. Ils sont de pure invention, à l’exception du personnage de la vaillante tortue Jabouti qui rêve à l’avenir et se cabosse la carapace en tombant de haut. Pour une fois, il y a une morale qui est suggérée dans chacune de ces petites histoires. Dont grands et petits peuvent profiter. Dans notre petite île, inhabitée quand Colomb la découvre à son deuxième voyage, la vie a été très difficile jusqu’à une époque récente. Sans médecin, sans véritable école, sans espaces cultivables. Mais quelques courageuses familles se sont accrochées à ce rocher jusqu’à ce que l’engouement touristique nord-américain crée une économie florissante.  Nous devons choisir le modèle de développement qui respectera l’histoire et conviendra au présent. Les quatre petits contes sont destinés, avec humour, à accompagner la réflexion… Aussi bien celle des collégiens que celle des autorités !

Est-il juste de classer « Jungle en multinationale » et « Quatuor » en romans sérieux tandis que « Un être libre » et « Petits contes philosophiques de Saint Barthélemy » paraissent plus légers ? Leur côté gai, primesautier est-il un leurre ayant pour fonction d’en dissimuler la profondeur ?

JJD : « Jungle en multinationale » et « Quatuor » sont des romans où l’intrigue est au cœur de la vie économique. Ils ne sont pas trop sérieux, tout de même, car je ne me serais pas autant fait plaisir à les écrire ! « Petits contes » et « Un être libre » sont volontairement amusants (j’espère) parce que les histoires dont il est question s’y prêtent. Les contes ont été traduits en anglais et j’étais très heureux quand la traductrice avec qui j’ai travaillé m’a dit qu’elle s’était régalée en les lisant ! 

Avez-vous pris autant de plaisir à écrire vos romans touffus et structurés que les deux petits livres moins ambitieux en apparence ? Ces deux livres plus courts sont-ils prioritairement destinés à la jeunesse ?

JJD : Je pense à chaque fois au plaisir que je prends à raconter des histoires. Egoïstement. Sans viser un public en particulier. En essayant tout de même de ne pas refaire ce que j’ai déjà lu ailleurs. Ensuite, un roman se porte tout seul et vit sa vie. S’il y a peu de lecteurs mais qu’ils se sont intéressés à mon travail, je suis ravi. Je crois que Robbe-Grillet disait que le romancier promène le lecteur et lui fait subir ses caprices. Je crois que le lecteur fait en réalité la moitié du chemin. Avec sa sensibilité, son histoire, ses goûts. Sa liberté. Une lectrice m’a envoyé un très long mail où elle raconte le mal qui la frappe et combien elle admire le courage de l’économiste de « Quatuor ». L’émouvante Eloïse de mon histoire n’est pas seule. Elle a réchauffé l’âme de cette lectrice que je ne connais pas. C’est très émouvant.

Littérature et musique entretiennent des relations complexes : la musique est là pour délivrer ce que la littérature est impuissante à exprimer. Considérez-vous que la littérature puisse laisser une empreinte aussi forte que la musique ?

JJD : La grande différence n’est-elle pas que la littérature parle seulement à l’intellect, alors que la musique crée un contact physiologique très primitif ? Dans mon roman « Quatuor », les héros sont une économiste réputée et deux journalistes qui ont pour ami un violoncelliste professionnel. Le musicien se produit en soliste avec des orchestres prestigieux. C’est une vie de saltimbanque qui convient plutôt à un célibataire. Petit à petit, ses amis entrent, avec le lecteur, dans l’intimité de l’exécution de la musique classique. Un métier d’artisan, avec ses exigences de discipline et le souci de développer son fonds de commerce. Pas très différent du métier des deux journalistes et de l’économiste qui sont également à la tête de leur petite entreprise personnelle.

Vous êtes un aventurier et un sportif émérite, un très grand navigateur. Cela révèle vos qualités d’endurance. En vous lançant comme écrivain, déployez-vous une volonté semblable ? La navigation est-elle une bonne école pour devenir romancier ? L’écriture est-elle également un acte physique nécessitant une discipline intérieure stricte ?

JJD : Les océans ont suscité des auteurs magnifiques, Melville, Conrad, Stevenson, Hemingway, et plus près de nous Moitessier ou Kersauson par exemple. Sur l’eau, une rupture se crée. On quitte le monde habituel pour un autre fait de surprises (bonnes ou mauvaises) et d’émerveillement. Soudain, le stress de la vie des affaires s’efface car vous avez des priorités plus urgentes : régler le bateau, faire face aux problèmes techniques, gérer le sommeil et la fatigue, mais également admirer les éléments, profiter des escales. Revenir à l’essentiel. Avant les téléphones portables et les liaisons satellite, on était coupés du monde. Injoignables. Il y avait une certaine ivresse à disparaître ainsi. C’est moins le cas désormais où l’on peut faire des réunions de conseil d’administration à distance, depuis le milieu de l’Atlantique nord !

Naviguer sérieusement demande beaucoup de préparation, planifier, prévoir, s’entraîner, s’armer pour survivre parfois, car l’on est fragile au milieu d’une nature qui est impitoyable. Une discipline qui n’est pas très différente de celle que demande la vie professionnelle finalement !

La navigation au large est certainement une bonne école pour se blinder contre les ennuis de la vie des affaires.

Le confort de son équipage, le respect de la nature, le souci de la performance, tout ceci est propre à chaque entreprise. Littérature comprise.

Dans quelques pages de « Jungle en multinationale », au cours d’une navigation de nuit entre Capri et la Sardaigne, Jean, le président de l’entreprise essaie de faire comprendre à la jeune génération d’héritiers la magie d’une nuit en mer par beau temps. A la manière d’un équipage, qui serait soudé et bienveillant…

J’ai écrit des nouvelles, au mouillage en Méditerranée ou dans les Antilles. Avec cette impression d’être, pendant quelques heures, mis en retrait du monde « normal ». C’est fugace mais réjouissant.

« Bioutifoul Kompany » le premier roman jubilatoire de Frédéric Vissense

« Bioutifoul Kompany »: Quand l’entreprise vous surveille, vous façonne… et vous élimine

■ Frédéric Vissense.
 

Par Yves-Alexandre Julien – Journaliste culturel.

Dans un monde où la machine pense à votre place, où le management devient une doctrine totalitaire et où l’individu n’est plus qu’un “galet” poli par la performance, Frédéric Vissense nous livre une satire dystopique du monde de l’entreprise.

Seule une plume rompue aux arcanes du management pouvait accoucher d’un tel récit, à la fois glaçant et terriblement familier. À croire que l’auteur a longtemps œuvré dans les coulisses du monde RH, là où se prennent les décisions qui transforment peu à peu les hommes en ‘galets’. Entre Orwell et Kafka, son récit interroge notre renoncement collectif à l’humanité au nom d’une efficacité sans âme.

L’entreprise comme nouvelle Inquisition

Dans Bioutifoul Kompany, l’entreprise n’est plus seulement un lieu de travail : c’est une entité totalisante, une matrice qui façonne les individus jusqu’au plus intime de leur pensée. « Il faut se préparer à la résistance, du moins : à la prise de conscience de notre déchéance prochaine », prévient un personnage, conscient de l’intrusion de la machine dans l’esprit humain.

Vissense reprend ici une vieille angoisse littéraire : et si le management devenait une nouvelle forme d’Inquisition ? Comme dans 1984, où Big Brother s’immisce jusque dans les pensées, la Kompany scanne les cerveaux de ses employés. Le dispositif est perfectionné : alors qu’Orwell décrivait la peur de l’œil qui surveille, Vissense met en scène la soumission volontaire. Sous prétexte d’optimisation, les travailleurs s’abandonnent à un système qui les dépossède de leur propre intériorité.

L’ère du management par les galets

L’un des concepts les plus saisissants du roman est celui du management par les galets. Dans cet univers, la perfection se mesure à la capacité de lisser chaque aspérité, chaque écart de conduite, chaque originalité. « Un monde où la quête de la qualité totale nous transforme en galets lisses, prêts à glisser sans faire de bruit ».

On pense aux Temps modernes de Chaplin, où l’ouvrier est broyé par la machine. Mais ici, il ne s’agit plus seulement d’une aliénation physique : l’entreprise façonne aussi les émotions, rendant ses employés interchangeables. L’efficacité est retenue comme seul critère de jugement, et la subjectivité individuelle est sacrifiée sur l’autel de la rationalité productive.

Le wokisme et l’IA redessinent le management

Si Bioutifoul Kompany nous parle d’un futur dystopique, il résonne pourtant étrangement avec l’idéologie managériale actuelle, qui se drape de vertus progressistes pour mieux contrôler ses employés. Aujourd’hui, la recherche de la conformité ne passe plus uniquement par la productivité, mais aussi par l’adhésion à un ensemble de valeurs jugées incontestables. L’idéologie woke, initialement pensée comme un mouvement de justice sociale, s’est trouvée récupérée par les grandes entreprises, non pour libérer, mais pour discipliner. On ne demande plus seulement à un salarié d’être performant, mais aussi d’adopter les bons discours, d’afficher les bons sentiments, et d’exprimer son engagement dans des causes validées par l’entreprise.

Dans le roman, la machine de la Kompany ne se contente pas d’évaluer l’efficacité, elle détecte aussi les émotions et les pensées dissidentes : « Je vous rappelle que le principe de notre appareil sans équivalent dans le monde humain consiste à visualiser les pensées qui vont naître spontanément de votre esprit à l’écoute des différentes valeurs de notre entreprise… »

Toute erreur d’alignement avec les valeurs officielles est perçue comme suspecte, et comme le rappelle un technicien de la Kompany, certaines pensées sont jugées « plus appropriées » que d’autres. Cette logique rappelle celle des grandes multinationales qui, sous couvert d’inclusivité, imposent une doxa idéologique : toute réserve, toute nuance se mue en faute professionnelle potentielle.L’intelligence artificielle est ainsi un bras armé du management émotionnel : elle évalue les réactions, surveille les prises de position et façonne les individus en fonction d’un cadre idéologique imposé. Dans Bioutifoul Kompany, la surveillance atteint son paroxysme lorsque l’un des personnages comprend que même le silence peut être une faute : « Et si je ne pense à rien malgré tout ? Sans aucune mauvaise volonté, je tiens à le préciser. » (…)

« Mais, mais, ce n’est pas possible voyons ! Quand on dispose d’un cerveau humain, l’on pense nécessairement à quelque chose… »

Sous couvert d’inclusivité et de diversité, ne sommes-nous pas en train de bâtir une Kompany bien réelle, où l’IA et la surveillance idéologique décident de qui est digne de travailler et de qui doit être débranché ?

La machine comme modèle humain

Le roman explore un basculement fondamental : et si les machines devenaient les employés parfaits, et les humains des variables obsolètes ? Dans l’une des scènes les plus troublantes, un personnage décrit l’évolution de l’outil : « Arriva un jour, même s’il n’est point daté, disons fin du XXème siècle dans une société innovante, où les outils en vinrent à servir leur propre développement, sans se préoccuper du monde extérieur ».

Difficile de ne pas penser ici à Günther Anders et à sa Honte prométhéenne, où l’homme, dépassé par ses propres créations, se sent inférieur à la machine. Là où les premiers outils servaient l’homme, les nouvelles technologies imposent aujourd’hui leur propre logique, et l’humain doit s’y adapter sous peine de disparaître.

L’absurde serait une arme de subversion

Si le propos du roman est sombre, son ton ne l’est pas. Vissense manie l’humour absurde et la satire avec brio. La structure de l’entreprise, poussée à son paroxysme, y apparaît comme une caricature délirante de la bureaucratie moderne. La scène où le Grand Actionnaire s’alarme que « la baisse continue de la productivité, l’absentéisme, les défaillances techniques » risquent de nuire aux bénéfices rappelle les logiques absurdes des comités de direction incapables de voir qu’ils sont eux-mêmes la source du problème.

On pense aux dialogues absurdes de Beckett ou aux descriptions kafkaïennes d’une administration aussi rigide qu’inefficace. La Kompany, en cherchant la perfection, ne produit au final que du chaos et de l’angoisse.

La servitude volontaire à l’ère du numérique

L’un des aspects les plus troublants de Bioutifoul Kompany est sa capacité à faire écho à notre monde contemporain, où la frontière entre travail, surveillance et contrôle social s’amenuise chaque jour un peu plus. Dans un univers où nos moindres actions sont tracées, analysées et optimisées par des algorithmes de productivité, la question de la servitude volontaire prend un tour nouveau. Comme l’avait anticipé La Boétie, l’homme ne se contente pas d’être soumis : il collabore activement à sa propre domestication. À l’instar des employés de la Kompany, qui acceptent sans broncher que leurs pensées soient scannées, nous fournissons volontairement nos données à des plateformes numériques, participant ainsi à la construction de notre propre cage dorée. Le philosophe Byung-Chul Han souligne que nous sommes entrés dans une société de la transparence, où l’exigence de visibilité totale – sous couvert d’efficacité et de performance – produit en réalité un monde de contrôle subtil, où la contrainte s’exerce sans coercition.

L’uberisation de l’existence : un monde sans aspérités

Le management par les galets décrit dans le roman trouve un écho direct dans l’uberisation du travail et la précarisation généralisée des employés du XXIe siècle. L’idéal du salarié fluide, adaptable et sans revendications rappelle la figure du travailleur indépendant d’aujourd’hui, forcé de se conformer aux exigences des plateformes sans jamais pouvoir négocier. Le sociologue David Graeber, dans Bullshit Jobs, dénonçait déjà cette logique où la soumission ne passe plus par des ordres explicites, mais par l’intériorisation d’une norme qui pousse chacun à se rendre employable, c’est-à-dire à gommer tout ce qui pourrait faire obstacle à sa rentabilité. Comme chez Vissense, le monde du travail contemporain ne tolère plus le doute, l’imprévisibilité ou l’ironie : tout doit être mesurable, lisse et immédiatement productif. Mais à force d’optimiser l’humain, ne risque-t-on pas, comme dans Bioutifoul Kompany, d’accoucher d’une humanité désincarnée, où seuls les algorithmes peuvent encore prétendre à l’excellence ?

Le management toxique : une stratégie RH

Dans certaines entreprises , la réduction des effectifs ne passe plus par des licenciements massifs, mais par une pression psychologique progressive visant à pousser les salariés vers la sortie. On ne licencie pas, on use les employés : réorganisations incessantes, mutations arbitraires, objectifs intenables, isolement progressif. L’objectif est simple : rendre la situation de travail insoutenable pour que l’employé, épuisé, parte de lui-même.

Dans Bioutifoul Kompany, cette logique se retrouve dans la manière dont la Kompany surveille et façonne les pensées de ses employés. L’entreprise n’a pas besoin d’annoncer de restructuration, elle sait que la pression exercée sur ceux qui ne sont pas en parfaite adéquation avec ses valeurs finira par faire le tri naturellement. Comme l’explique un supérieur à un employé pris dans le système : « Eh bien, hum, nous allons prendre du retard sur le programme ; il va cependant de soi que des pensées négatives, je dis bien négatives, pourraient laisser entendre que votre perception des valeurs de notre entreprise s’avère erronée ; mais nulle crainte à avoir, nous saurons alors procéder aux ajustements nécessaires. »

Ces ajustements nécessaires rappellent certaines pratiques bien réelles dans le monde du travail. Plutôt que de prendre la responsabilité d’un départ forcé, l’entreprise met en place un climat où les employés dissonants finissent par se sentir de trop, jusqu’à ce qu’ils choisissent eux-mêmes la porte de sortie.

Des entreprises comme Amazon ont été accusées de recourir à ce type de pressions, en instaurant des rythmes de travail intenables et une surveillance permanente. Les témoignages d’anciens employés décrivent un environnement où l’angoisse et l’épuisement moral ne sont pas des dommages collatéraux, mais des outils de gestion.

Dans le roman, cette mécanique est poussée à son extrême : il ne suffit plus d’être productif, il faut penser correctement. Lorsqu’un employé comprend que même son inconscient peut être jugé, il s’affole : « Mais alors, il va dévoiler ses pensées vis-à-vis de l’entreprise ?
– Peut-être pire : ses pensées qui ne concernent pas l’entreprise. »

C’est là tout le paradoxe du management contemporain : les entreprises promeuvent la bienveillance, l’épanouissement, mais traquent le moindre signe de fatigue ou de scepticisme comme une menace. Ce que Bioutifoul Kompany met en scène, ce n’est pas une simple dystopie, c’est la rationalisation ultime d’une pratique déjà en germe dans le monde du travail.

Bioutifoul Kompany ou l’ultime dystopie du monde corporate

Frédéric Vissense nous offre ici une critique mordante de l’ère du contrôle absolu, où l’entreprise ne se contente plus d’encadrer le travail, mais façonne aussi l’âme de ses employés. En transposant les codes de la dystopie à l’univers du management, il renouvelle un genre tout en pointant les dérives bien réelles d’un monde où la technologie et l’idéologie de la performance ont remplacé l’humain.

Une lecture qui résonne comme un avertissement : et si Bioutifoul Kompany était déjà notre présent ?

Tribune juive a remarqué « Les enfants inutiles » de Malédicte aux éditions Une autre voix

Yves-Alexandre Julien a lu « Les enfants inutiles », l’oeuvre poignante et dérangeante de Maledicte, publiée par Valérie Gans, éditrice innovante

Quand la littérature éclaire le débat sur la transidentité : « Les Enfants Inutiles » et la liberté de penser

Dans un paysage intellectuel souvent polarisé, la maison d’édition Une autre voix, fondée par Valérie Gans, se distingue par son ouverture et son courage éditorial. En publiant Les Enfants inutiles, premier roman de l’auteure « Malédicte », elle propose une œuvre à la fois poignante et dérangeante, qui interroge les mutations profondes de notre société sur le plan de l’identité. À travers une histoire vraie, celle d’une fille confrontée à la transition de son père, le livre pose des questions essentielles sur le genre, la tolérance, les regrets et la liberté d’exister.

Une maison d’édition anti-sectarisme et anti-cancel culture

Valérie Gans, Fondatrice de Une autre voix

Valérie Gans a créé Une autre voix pour offrir un espace à la confrontation des idées. Loin des caricatures idéologiques, cette maison se veut « ouverte sur le monde et sur sa diversité », selon les mots de l’attachée de presse Guilaine Depis . Avec Les Enfants inutiles, elle frappe fort : le roman témoigne d’une expérience intime – celle de Malédicte, fille d’un homme ayant changé de sexe – tout en s’inscrivant dans les débats sociétaux contemporains.

Cette démarche éditoriale, courageuse à l’heure des pressions exercées par certains lobbys, réaffirme la nécessité d’un débat ouvert. « Nous devons éclairer ces ‘progrès’ par le vécu et la réflexion », affirme Valérie Gans. Dans cette optique, Une autre voix refuse de céder à la bien-pensance et invite à explorer des thématiques complexes, sans peur ni tabou.

La transidentité : entre tolérance et incompréhension

Au cœur de Les Enfants inutiles, une interrogation universelle : peut-on accepter une réalité que l’on ne comprend pas ? Dans le roman, Malédicte raconte l’histoire de son père, qui a entrepris une transition vers le genre féminin malgré l’incompréhension de ses proches. « Il faut accepter certaines choses sans les comprendre », affirme l’auteure, qui reconnaît dans la nouvelle identité de son père la même âme qui l’anime.

Pourtant, cette acceptation ne signifie pas l’absence de douleur ni de questionnement. La psychiatre Colette Chiland, spécialiste des questions de genre, écrivait dans Changer de sexe : Illusion et réalité (Presses Universitaires de France, 2008) : « Le désir de transition traduit souvent une souffrance profonde liée à l’identité, mais il peut également engendrer des regrets lorsqu’il n’apporte pas la libération espérée ». 

Les regrets : un tabou dans le débat public

La question des regrets liés à la transition reste largement occultée dans le discours dominant, souvent dominé par les lobbys LGBT et les militants pro-transidentité. Pourtant, de plus en plus de voix s’élèvent pour souligner les drames individuels que peuvent provoquer des choix irréversibles.

Dans une tribune publiée en 2023 dans The Guardian, Keira Bell, une jeune femme détransitionnée dénonçait la « pression idéologique » qui l’a poussée vers une transition qu’elle regrette aujourd’hui. « J’aurais eu besoin de soutien psychologique, pas d’une prescription d’hormones », écrivait-elle. Cette pression sociale est également évoquée dans Les Enfants inutiles, où Malédicte s’interroge sur la responsabilité des professionnels qui ont accompagné son père dans sa transition.

La force littéraire du roman : un style à la hauteur des thématiques

Dans Les Enfants inutiles, Malédicte déploie une écriture qui conjugue finesse littéraire et impact émotionnel, rendant justice à la complexité des thématiques abordées. Un des passages les plus marquants illustre son incapacité à comprendre la démarche de son père tout en affirmant son amour :

« Quand il s’est présenté à moi en robe, ses épaules trop larges et ses mains noueuses dépassant de la dentelle, je n’ai vu qu’une grimace. Mais dans ses yeux, il y avait mon père, toujours. C’était cette lumière vacillante que je ne pouvais pas éteindre, même si je ne comprenais rien à sa quête ».

Ce passage, à la fois brutal et tendre, révèle la tension entre l’incompréhension et l’acceptation. L’usage du contraste — la « grimace » opposée à la « lumière vacillante » — traduit avec justesse les sentiments ambivalents de la narratrice face à une métamorphose qui bouleverse les repères familiaux.

Un autre extrait, empreint d’une poésie désenchantée, évoque la douleur d’être confrontée à un parent qui semble à la fois là et absent :

« Mon père est mort, mais il respire encore. Chaque soir, je l’enterre dans mes souvenirs, et chaque matin, il revient sous une autre forme. Ce n’est plus une métamorphose, c’est un effacement ».

Ici, la répétition des images de mort et de transformation souligne la difficulté de concilier l’amour filial avec la perte symbolique d’un père devenu étranger. Le choix du mot « effacement » témoigne d’une douleur intime, celle de voir disparaître des traits familiers sous une identité réinventée.

Malédicte excelle également dans l’art de dépeindre les conflits sociaux et intimes liés à la transidentité. À propos des regards extérieurs, elle écrit :

« Les voisins murmuraient. Les amis s’éloignaient. J’avais honte de ma honte. Et lui, ou elle, avançait, imperturbable, comme un train lancé sur des rails que personne ne pouvait déplacer ».

Ce passage, d’une lucidité froide, met en lumière l’isolement social et les jugements qui pèsent sur les familles confrontées à la transidentité. Le rythme saccadé et les contrastes entre la honte et la détermination renforcent l’impact émotionnel.

En mêlant des images puissantes et une réflexion intime, Malédicte réussit à transformer son récit en une œuvre littéraire à part entière, capable de dépasser son sujet pour toucher à l’universel.

La tolérance face à la complexité humaine

Malgré les incompréhensions, Les Enfants inutiles plaide pour une tolérance authentique, fondée sur l’amour et le respect des différences. « Nous avons besoin d’œuvres qui ne jugent pas mais éclairent », déclare Valérie Gans. Ce message illustre pleinement les valeurs de la maison d’édition, qui se veut un refuge pour les voix dissidentes et les récits atypiques.

Ce roman, profondément humain, montre à quel point les questions liées au genre dépassent les oppositions binaires. En mettant en lumière l’impact de la transition sur les proches des personnes transgenres, il ouvre une réflexion nécessaire sur les changements sociétaux en cours, tout en rappelant que la tolérance ne signifie pas l’absence de débat.

Un ouvrage qui dérange et suscite le débat

En refusant de simplifier une thématique aussi complexe, Les Enfants inutiles s’impose comme un ouvrage indispensable. Il ne s’agit ni d’un pamphlet contre la transidentité ni d’un manifeste militant, mais d’un témoignage sincère et nuancé, ancré dans le vécu.

En s’appuyant sur des références littéraires et psychologiques, le roman interroge les dogmes contemporains et invite à une réflexion collective. À l’heure où certains médias refusent encore d’aborder ces sujets par crainte de polémique, Une autre voix montre qu’il est possible – et nécessaire – de dépasser les frontières idéologiques pour éclairer les zones d’ombre de notre époque.

Avec ce livre, Malédicte nous rappelle que la littérature peut être un lieu de rencontre et d’humanité, où les blessures intimes deviennent des fenêtres ouvertes sur des débats universels.

© Yves-Alexandre Julien

Les Bretons réputés conservateurs ont le coeur qui s’ouvre à la diversité grâce au roman « Les enfants inutiles » de Malédicte

Il existe des livres étranges. Qui surprennent au point de ressentir le besoin de les lire à nouveau. Une deuxième fois. Éventuellement une troisième. L’histoire d’Éléonore est surprenante. Nullement parce qu’elle grandit dans une famille où les non-dits règnent en maître. Du tout. Chacun sait qu’insinuations et sous-entendus sont le lot commun des familles. Et c’est précisément ce qui motive Éléonore à mener l’enquête sur la sienne : elle souhaite découvrir les mystères qui l’entourent.

Nous grandissons au milieu des secrets. Les enfants sont confrontés à des mots, des mimiques et divers attitudes d’adultes dont ils ne comprennent pas (toujours) le sens, mais savent implicitement qu’il en retourne du confidentiel, de l’intime et de la dérobade. Bientôt ils questionnent. Obtiennent une réponse. Ou pas. Quelques fois les questions suscitent d’étranges réactions parentales : colère… agacement… tristesse… voire gêne incompréhensible. Ces réactions constituent le suintement d’un secret de famille, sorte d’exsudation qui incite l’enfant à penser qu’on lui cache quelque chose de grave tout en lui interdisant de le savoir.

Le cœur des secrets…

En conséquence, le travail d’une enquête autour d’un univers familial est de rapprocher certains éléments qui, mis bout à bout après leur découverte, reconstituent peu à peu la vie de famille autour d’un drame… parfois d’une haine… d’une vengeance… autant de secrets que l’on croyait à jamais enfouis. (Page 27) « Alors que les journées raccourcissaient, qu’il faisait pratiquement noir au moment où nous rentrions de l’école, Maman parlait souvent du « Grand » Je ne savais pas qui était ce « Grand », mais puisqu’il trônait dans toutes les conversations, il me rendait dingue. Je ne pensais plus qu’à lui, je me faisais mille films à son sujet. Peut-être allait-il un jour débarquer à la maison et vivre avec nous ? […] Il intimidait tout le monde, il nous regardait et nous surveillait de je ne sais où. »

… et le poids d’une inconsciente culpabilité

Si Éléonore ne ressemble pas à Diane, sa sœur aînée, ni même à son frère François, le petit dernier, en conséquence si elle grandit différemment que sa fratrie, peut-être est-ce parce qu’elle a pressenti très jeune une différence notoire entre le comportement d’un père étrange, et celui plus affirmé de sa mère. (Page 80) « Pendant de longues semaines, j’avais tenté de découvrir les ragots sur ma famille, quelles étaient les éventuelles médisances que [ma mère] dénonçait régulièrement. Je ne trouvais rien. » Quarante années et deux maternités seront nécessaires à Éléonore pour qu’enfin elle puisse répondre aux questionnements de son enfance.

Malédicte confesse davantage qu’elle ne raconte l’histoire d’un père qui en fut techniquement un : géniteur, fournisseur de gamètes ; mais, d’un point de vue social, rien ne ressemblait aux évidences d’une famille habituelle. Page 172 : « Nous avons pris la mesure de notre réalité petit à petit, sans grand fracas. C’était une bombe à retardement, insidieuse, sournoise. » Ses deux phrases dissimilent la souffrance d’un père se sentant femme depuis la naissance. Les enfants inutiles raconte la douleur physique de l’incompréhension. Qui n’a pas supporté le mépris des autres ne peut comprendre ce qu’est l’égarement biologique d’un être perdu entre deux corps tant qu’il ne sera pas devenu lui-même. (Page 175) « Nous tentions de rassurer notre père, lui garantissant notre amour. Nous le respections pour ce qu’il était. Homme ou femme, cela ne changeait rien, pourvu qu’il s’épanouisse. »

Jusqu’à ce que le mensonge rende l’âme

Personne ne peut imaginer que son père puisse devenir femme. Et pourtant ! Malédicte raconte le difficile parcours de l’acceptation : la sienne vis-à-vis de soi-même et, bien entendu, celle des autres sans qui nul ne peut se construire. Certaines scènes permettent de ressentir l’humiliation en boule qui vous bloque la gorge, sans réussir à faire comprendre aux autres que l’homme en face de vous est bel et bien une femme depuis toujours. A la fois d’une violence et d’une délicatesse inattendue. Voilà ce dont il est question dans Les enfants inutiles. L’histoire authentique et bouleversante d’un combat. Une victoire au goût de larmes. (Page 187) « La vie est composée de choix, de renoncements. Ces options dessinent notre chemin. Je déteste mes parents d’avoir contraint le mien à ce point par leur choix. Et pourtant je les aime. »

Malédicte n’aborde toutefois pas seulement la problématique transgenre, mais aussi celle de l’acceptation de l’autre (perçu pour ce qu’il n’est pas) à travers l’œil neutre de l’enfance, ainsi que la manière dont naissent les troubles et les doutes lorsque le plus jeune âge est confronté aux injonctions contradictoires. Il s’agit moins d’un secret à découvrir que de l’acceptation qu’il existe une autre vérité entre les membres d’une famille ; et surtout que l’enfant (devenu adulte) n’est en rien coupable de quoi que ce soit. Tel est (selon moi) le véritable sujet du livre : la culpabilité des plus faibles relative au secret de famille lorsqu’ils résultent des plus forts. A lire absolument pour comprendre. Et relire. Tant certaines images restent gravées sur la rétine.

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Février 2025 – Bretagne Actuelle & Esperluette Publishing

LES ENFANTS INUTILES, un roman de Malédicte aux éditions Une autre voix – Gutenberg : 31€ – eBook : 12,50€ (En vente uniquement sur le site)

Saisons de culture a aimé « Et cetera… » les poèmes de Hadlen Djenidi

Hadlen Djenidi : La poésie comme miroir et résilience dans l’ère du désenchantement

Par Yves – Alexandre Julien

Dans Et cetera… Poèmes et proses, Hadlen Djenidi offre une œuvre lumineuse et tourmentée, où les mots transcendent les blessures pour explorer l’existence dans toutes ses nuances. Entre fulgurances intimes et interrogations universelles, il réinvente la poésie comme un acte de résistance et une quête de sens dans un monde fragmenté.

Un poète forgé par la douleur et l’exil

Hadlen Djenidi est né dans les Cévennes, au sein d’une famille algérienne ayant émigré dans les années 1960. Ce double héritage, culturel et identitaire, irrigue son œuvre poétique : « Cache tes racines pour survivre, mais ne les oublie jamais », écrit-il dans son récit autobiographique. Mais son enfance est marquée par la violence : celle d’un demi-frère tyrannique, dont les abus façonnent une part sombre de son identité. C’est l’écriture qui devient alors son refuge :

« Les coups ? Je les transforme en alexandrins.

La douleur devient mon encre, la peur mon inspiration. »

Comme Rimbaud, qui sublimait ses errances dans Une saison en enfer, ou Sylvia Plath, qui transfigurait ses souffrances dans Ariel, Djenidi fait de son vécu un matériau brut qu’il polit avec une maturité saisissante.

Quand l’ordinaire devient sublime

Avec In Extremis, Djenidi peint une scène quotidienne, celle d’un arrêt de bus sous la pluie, pour en faire une métaphore de l’absurde et de l’attente.

« La foule se défoule en se taisant sous le porche

Et elle épie les bus qui passent et qui s’effacent. »

Ce tableau, à la fois mélancolique et universel, n’est pas sans rappeler les Tableaux parisiens de Baudelaire, où la ville devient le théâtre des grandes tragédies intérieures. La pluie, omniprésente dans le poème, est à la fois un motif d’humiliation et de révélation : elle colle à la peau, elle isole, mais elle force aussi le regard à se poser sur l’autre, comme lorsque le poète offre un sourire à la vieille dame qui crie.

Une poésie de création et de transmission

Dans Papier Froissé, Hadlen Djenidi exprime une déclaration d’amour à l’écriture :

« Je veux flatter la vie des gens et leurs secrets,

Être un géniteur de bonheur sur du papier froissé. »

Ici, la poésie devient une arme pour capter l’éphémère et le rendre éternel. Ce désir de transcender le temps rappelle Mallarmé : « Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. » Mais là où Mallarmé célébrait une poésie hermétique, Djenidi revendique une écriture accessible, tournée vers l’autre, presque militante.

Son ambition est d’écrire « avant que le temps m’emporte », de transformer ses doutes et ses blessures en quelque chose d’universel. Ce faisant, il s’inscrit dans la lignée de Pablo Neruda, dont les Odes élémentaires chantaient les objets du quotidien pour en révéler la beauté cachée.

Le mythe réinventé : entre mémoire et critique

Dans Genèse, Djenidi revisite le récit biblique avec une audace qui lui est propre :

« Bibelots de genèse, et la voûte céleste se tut !

Qui aurait pu croire en de tels déboires ? »

En imaginant un dialogue entre Dieu et le diable, il interroge les notions de pouvoir, de justice et de responsabilité :

« L’enfer est mon royaume et je m’y sens protégé ! »

Ce poème rejoint les grandes œuvres critiques comme Le Paradis perdu de Milton ou Candide de Voltaire, où les récits classiques sont détournés pour questionner les dogmes religieux ou moraux. Chez Djenidi, cette réécriture devient une manière de réconcilier les mythes anciens avec les problématiques contemporaines.

L’intime comme champ de bataille : quand l’amour brûle

Dans Cruel Duel, le poète explore les contradictions du désir et de la domination :

« Tes mains chaudes se nichent entre les miennes,

Et le vent simplement nous coiffe de délicats baisers. »

Ce poème, mêlant douceur et violence, évoque les ambivalences de l’amour, où l’abandon devient à la fois une libération et une aliénation. L’intensité émotionnelle et charnelle qui s’en dégage rappelle les Sonnets de Shakespeare ou les poèmes de Verlaine, où la passion est à la fois salvatrice et destructrice.

Pourquoi la poésie est toujours essentielle

Dans une époque où l’attention est absorbée par les écrans et les flux d’informations, la poésie offre une respiration, une pause. Elle permet de redonner du poids aux mots et de reconnecter avec les émotions profondes. Hadlen Djenidi l’exprime parfaitement :

« Je veux vivre au subjonctif,

Fuir les méandres du vent passif. »

Comme Baudelaire, Lorca ou Prévert, il démontre que la poésie est intemporelle parce qu’elle interroge ce qui est fondamental : l’amour, la mort, le passage du temps. Dans Et cetera…, chaque poème est une tentative de capturer l’essence de ce qui nous échappe, tout en offrant une vision profondément humaine et accessible.

Une voix singulière et contemporaine

Et cetera… Poèmes et proses est bien plus qu’un recueil de poésie : c’est une traversée de l’âme humaine, un dialogue avec les grands auteurs du passé, et une réponse aux incertitudes du présent. Hadlen Djenidi, par sa plume vibrante et sa capacité à transcender le quotidien, s’affirme comme un héritier des grandes voix poétiques, tout en mettant en exergue une identité profondément contemporaine.

Ce livre est une invitation à croire encore au pouvoir des mots, à leur capacité de guérir, d’émouvoir et de changer le monde. À lire, à ressentir et à partager.