Actualités (NON EXHAUSTIF)

« Une forme d’hommage de la Société Baudelaire pour les cinquante ans de la mort de Coco Chanel »

Isée St. John Knowles, Coco Chanel

« Le dandysme est le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences », disait Charles Baudelaire. En sa qualité d’historien de la Société Baudelaire, sise 26 rue Monsieur-le-Prince à Paris, l’auteur, oxfordien anglais et dramaturge né à Saint-Germain-des-Prés d’un grand-père juif, enquête. Il veut réhabiliter Gabrielle Bonheur Chasnel, dite Coco, née en 1883 hors mariage à Saumur. Placée à 12 ans avec ses jeunes sœurs auprès de cousines germaines de sa mère par un père aigri, elle apprend la couture et devient mythomane, s’inventant le passé et la famille dont elle rêvait. L’auteur reprend le mythe de « l’orphelinat » bien qu’il ne soit aucunement attesté.

Montée à Paris avec le fortuné Etienne Balsan, elle s’en lasse et s’éprend de « Boy », un Arthur Capel anglais, homme d’affaires qui la pousse à créer ses collections de chapeaux puis de modiste. Après 1918, le succès vient. Elle s’associe en 1921 avec les frères Wertheimer pour les parfums. Elle multiplie les amants, ce qui lui donne de nouvelles idées de mode. La célèbre « petite robe noire » date de 1926.

Quand la Seconde guerre mondiale éclate, elle ferme sa maison de couture et licencie ses quatre mille ouvrières, trop revendicatrices après le Front populaire affirment les mauvaises langues, mais peut-être surtout parce que les misères de la guerre et les délires nationalistes font mauvais ménage avec les futilités de la mode. Elle se consacre à ses parfums dont le fameux « N°5 » et tente d’user des nouvelles lois antisémites pour récupérer les droits que possèdent la famille juive Wertheimer. Mais ceux-ci, rusés et exilés aux Etats-Unis, ont fait passer la propriété aux mains de l’aryen Félix Amiot, qui leur redonnera après-guerre. Son antisémitisme d’alors est qualifié « de circonstance » par l’auteur parce qu’elle veut contrer l’aryanisation des affaires Wertheimer par un proche de Vichy.

De 1941 à 44, Chanel vit au Ritz, réquisitionné par la Luftwaffe, avec son amant allemand, le baron Hans Günther von Dincklage, qui émarge au renseignement militaire. Coco Chanel serait devenue espionne au service de l’Allemagne, selon des archives déclassifiées de la Préfecture de police de Paris. Elle aurait été chargée d’activer son ancien amant le duc de Westminster pour favoriser une paix séparée entre le Royaume-Uni et l’Allemagne lorsque cela commençait à sentir le roussi, en 1943. Elle aurait peut-être été agent double, servant aussi les Anglais du MI6 – en toute indépendance.

A la Libération, elle est brièvement interrogée par un Comité français d’épuration autoproclamé de FFI et laissée libre ; elle s’exile en Suisse. Elle ne revient à Paris pour rouvrir sa maison de couture que sur l’instance des frères Wertheimer qui veulent relancer leurs affaires de parfums. Elle meurt en 1971 à 87 ans, sèche et acariâtre, disent certains, en tout cas égocentrique, comme toujours. « Elle n’éprouvait aucun attachement pour autrui », cite l’auteur p.18. D’où ses invectives contre tout et tous.

Isée St. John Knowles se fonde sur les notes du peintre « baudelairien » Limouse à propos de Chanel. Il fait du dandysme la marque de fabrique de Coco, la femme libre qui défie les puissants et la moraline d’époque. « Sa volonté de ne dépendre que d’elle-même et de défier l’autorité de tous les protagonistes de l’histoire », dit l’auteur p.17. En bref, une féministe avant la lettre, vilipendée par le puritain yankee Vaughan dans une biographie biaisée par la moraline, la réprouvant de coucher « dans le lit de l’ennemi ».

Le livre, très illustré de documents et photos, se présente comme un collage en cinq parties baroques, la première sur les « années Saint-Germain » de Chanel 1924-37, la seconde sur « le temps de guerre », la troisième un « tableau synoptique 1939-44 », la quatrième une pièce de théâtre écrite par l’auteur sur Chanel « cette femme libre », etc. et la cinquième « un jaillissement de lumière dans les ténèbres » contant des anecdotes personnelles. Une forme d’hommage de la Société Baudelaire pour les cinquante ans de la mort de Coco plus qu’une œuvre circonstanciée d’historien.

Isée St. John Knowles, Coco Chanel – cette femme libre qui défia les tyrans, préface de sa petite-nièce, Cohen & Cohen éditeurs, Collection Saint-Germain-des-Prés inédit, 2022, 148 pages, €49.00

Correspondance de Christian de Maussion avec l’écrivain Luc-Olivier d’Algange

Correspondance de Christian de Maussion avec l’écrivain Luc-Olivier d’Algange

Cher Christian de Maussion, Guilaine vient de me faire parvenir votre livre  » La fin des haricots ». Outre le propos, et sa justesse roborative, me revient la formule de Céline, parlant de Morand,  » faire jazzer la langue française », quand bien même je pense aussi à Scarlatti, à ses virevoltes heureuses, à la venvole. Merci donc pour la musique, si nécessaire en ces temps assourdissants. Bien à vous. Luc-Olivier dA.

Cher Luc-Olivier d’Algange, Morand, Scarlatti ! Comme vous y allez ! Votre indulgence à mon endroit est extrêmement obligeante. Elle flatte ma petite vanité d’auteur. C’est une cible que vous fléchez en plein cœur. Je vous suis très reconnaissant. À vous, bien à vous, cher Olivier d’Algange

Christian Mégrelis chez Marie-Ange de Montesquieu

Christian Mégrelis chez Marie-Ange de Montesquieu

Réécouter https://radionotredame.net/emissions/enquetedesens/11-01-2023/

« Comment garder le lien quand on vieillit loin de ses enfants ? »

Elisabeth Godon, Écrivaine, Psychologue clinicienne, professeure des écoles, psychologue scolaire, a exercé dans plusieurs pays. Son dernier ouvrage, « Que sont mes élèves devenus ? » (Ed. Alopex, mars 2020) reprend des données d’une quinzaine d’années de psychologue scolaire. Et réédité également « Mots pour maux à l’école primaire : enseigner, c’est possible ! » (Ed. Alopex).

Marie Auffret, journaliste, rédactrice en chef du magazine mensuel Notre Temps. Une enquête dans le numéro de notre Temps en kiosque sur ces retraités qui retravaillent car la pension ne suffit plus, et un dossier santé sur 20 actions efficaces pour barrer la route au cancer. Accueil (notretemps.com)

Marie-José Astre-Démoulin, écrivaine, formatrice, après avoir travaillé 20 ans au sein de l’Organisation des Nations Unies en tant que coach, elle est aujourd’hui consultante dans des institutions internationales, organismes de formation ou universités.Le nid vide – Éditions Favre (editionsfavre.com)
mjdastree.123website.ch

Lettres capitales fait un grand entretien d’Alain Schmoll sur son inspiration littéraire

Interview. Alain Schmoll : Je revendique avoir imaginé en partie ce que je raconte dans « La trahison de Nathan Kaplan »

 

Comme le laisse bien l’entendre son titre, le roman d’Alain Schmoll La trahison de Nathan Kaplan (CIGAS, 2022) promet une action trépidante et un suspens à la mesure d’un promesse narrative construite avec aisance et une agilité bien marquées. Les personnages bien esquissés ne manquent pas de retenir l’attention du lecteur habitué à ce type de polars qui mélangent avec aisance des réalités du monde diplomatique, politique, de la sureté de L’Etat, de l’espionnage et de la concurrence ardue des affaires.

Avant même d’ouvrir votre roman, une chose retient notre attention sur le genre dont fait partie votre roman. Vous l’identifiez dès la première de couverture comme un livre « imaginé d’après un fait divers récent ». Plus loin, cette fois dans la Mise au point de la fin, vous parlez « d’articles publiés dans les magazines d’information ».  Compte tenu de ces détails, pourriez-vous nous dire comment avez-vous réussi comme auteur à passer de ces informations brutes, venant du quotidien, à la rédaction de ce roman dont vous ne niez pas l’existence d’une partie fictionnelle concernant l’intrigue, par exemple ?

Loin de le nier, je revendique avoir imaginé en partie ce que je raconte dans La trahison de Nathan Kaplan, qui est mon quatrième roman. Trouver l’inspiration dans un fait divers n’est pas une innovation. C’est un procédé courant auquel nos grands auteurs du XIXe siècle avaient eux-mêmes eu recours dans des romans célèbres. Ce qui varie d’un ouvrage à l’autre, c’est la ligne de frontière entre la fiction et la réalité. Vous avez le cas Truman Capote et son enquête minutieuse afin de reconstituer, dans De sang-froid, un fait divers criminel au plus près de la vérité. Parmi les romanciers actuels, vous avez Pierre Lemaitre, qui installe ses fictions dans des contextes de faits divers oubliés, un trafic de cercueil au lendemain de la Première Guerre mondiale, le scandale des piastres en Indochine à la fin des années quarante, les tempêtes de décembre 1999. L’affaire d’où je suis parti illustre parfaitement un propos de Barthes sur le sujet : « Voici un assassinat : s’il est politique, c’est une information, s’il ne l’est pas, c’est un fait divers ». Tout commence par l’arrestation rocambolesque en banlieue parisienne de deux individus, qui déclarent être des agents de la DGSE, le service secret français de renseignement ; ils auraient eu pour mission d’éliminer un agent du Mossad, le fameux service secret israélien. Alors, événement politique ? Après des révélations sidérantes dans la presse, il s’avère qu’il ne s’agit que d’un authentique fait divers, où se côtoient le sordide, le burlesque et le tragique, ce qui est le propre même du romanesque. J’ai eu aussitôt l’envie d’écrire une intrigue fictive autour des éléments factuels de cette affaire, tels qu’ils ont été révélés.

Qu’en est-il cette fois de vos personnages ? Comment sont-ils nés, selon quels critères dramatiques – des bons et des méchants, des durs et des fragiles, etc. –, pour qu’ils puissent incarner ce que l’on appelle dans le cinéma des « caractères », capables d’incarner des typologies humaines ?    

Tous mes personnages sont fictifs. L’ossature du fait divers réel, conservée dans le roman, reposait sur la rencontre de deux réseaux s’étant trouvé des intérêts mutuels et ayant pris l’habitude de contracter. D’un côté des commanditaires, de l’autre des exécuteurs. D’un côté des notables prêts à débourser des sommes importantes pour se débarrasser de personnes en travers de leur chemin, de l’autre des militaires subalternes affectés à un établissement de la DGSE, prêts à jouer les hommes de main moyennant finance. Pour mon intrigue, il me fallait un meneur dans chaque réseau, un personnage disposant de crédibilité, de charisme, capable de convaincre les autres de s’engager avec lui. C’est ainsi que j’ai créé Sylvain et Tiburce. En même temps, pour la vaste intrigue sentimentale que j’envisageais autour du fait divers, il me fallait un homme et une femme. Comme il avait été question d’un espion du Mossad, j’ai imaginé un personnage susceptible d’incarner une ambiguïté : Nathan Kaplan. Le personnage de Virginie est plus neutre, au début du roman en tout cas.

Passons, si vous le permettez, à l’intrigue de votre roman. Plusieurs lignes traversent son récit. Essayons de les analyser ensemble. La première est celle du monde des affaires, un milieu dur où la réussite se conjugue avec le courage, les compétences et le risque. Deux générations semble se retrouver face-à-face : celle des anciens patrons comme Michel Déclair (vous parle même d’une « époque Michel Déclair !), et celle de la nouvelle génération, de Virginie Déclair et de Nathan Kaplan. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet qui vous fournit de par sa nature un excellent matériau romanesque, n’est-ce pas ?

Pour élaborer l’intrigue et afficher Nathan Kaplan comme un homme lié à l’Etat d’Israël, il m’a fallu remonter à près de trente ans en arrière, à la décomposition de l’Union soviétique et à une émigration massive des Juifs russes en Israël, avec à la clé, un vaste programme de construction de logements. J’ai fait de Nathan Kaplan un jeune ingénieur ayant alors saisi l’opportunité de participer activement à ce programme. J’ai ensuite profité de ce que, depuis cette époque, certains professionnels du BTP ont considérablement évolué et intégré des technologies numériques de plus en plus complexes ; ils sont aujourd’hui des opérateurs internationaux maîtrisant la réalisation et l’exploitation d’unités industrielles sophistiquées, comme des infrastructures militaires. Nathan Kaplan avait habilement développé son activité en ce sens et cela l’éloignait de l’entreprise de ses débuts, dont le savoir-faire se trouvait menacé d’obsolescence.

Mais dans les affaires, il n’y a pas que les bons patrons. Il y a, par exemple, un François Gurnier qui est loin de suivre cette voie. Que veut dire ce modèle dont il est inutile de souligner le caractère antagonique, atypique même, à moins qu’il ne soit pas un cas isolé dans ce monde cruel ?

Il y a des profils dominateurs et péremptoires. Ces hommes ou ces femmes estiment que tout leur est dû, ne doutent jamais de rien, se croient tout permis. Leur aplomb confine à l’irresponsabilité. Il en existe dans tous les milieux sociaux et, pour répondre à votre question, aussi chez les patrons. Ils n’anticipent pas les aléas susceptibles de survenir et quand ils sont confrontés à des obstacles imprévus, ils cherchent à les franchir en force, en usant d’expédients dont ils n’évaluent pas les conséquences. Ils ont raison sur tout, ne mettent jamais en cause leur responsabilité, voient des complots partout et tout est toujours la faute des autres. Vous en connaissez certainement…

Et puis, il y a les affaires louches dans lesquelles trempent plusieurs de vos personnages, comme ceux du Club des Milles Feux. N’entrons pas trop en détails – laissons aux lecteurs le plaisir de faire leur connaissance. Une question, quand même pour savoir comment les situer dans l’échelle de la corruption ? Franchement, ils ont l’air un peu ignorant, voire idiot, vous ne trouvez pas ?

Le schéma est pourtant assez courant. A la tête du club de tir, il y a des hommes qui savent très bien ce qu’ils font et qui n’ont pas de scrupules. Ils excellent à manipuler des personnes qui rencontrent des difficultés et qui se laissent entraîner dans des aventures qu’elles auraient dû avoir la jugeote d’éviter. C’est aussi le cas des petits sous-offs de la DGSE. Il est vrai que la naïveté et la crédulité sont toujours étonnantes, surtout chez des gens d’apparence respectable et responsable. Regardez, dans l’actualité, combien ils sont à se laisser tenter par des propositions d’investissements mirifiques, qui sont autant d’escroqueries. La répétition des exemples malheureux pourrait servir de mises en garde ; mais non, ça marche toujours.

La nouvelle génération d’hommes d’affaire fait preuve de beaucoup plus d’ingéniosité et de volonté d’entreprendre. À quoi son dus à la fois leur succès et leurs défaites ? Prenons ici deux exemples : celui de Virginie et de Nathan.

Sur tous les marchés, dans tous les métiers, la roue tourne. À chaque génération émergent de jeunes entrepreneurs avec un regard neuf, un talent original, de l’ambition, de l’imagination. Ils exploitent des opportunités auxquelles leurs aînés n’avaient pas pensé, pratiquent un mode de management dans l’air de leur temps. Puis ils vieillissent, sont à leur tour dépassés par des plus jeunes. A la fin du roman, Nathan explique d’ailleurs que le cycle est en voie de s’achever pour lui. A quoi doit-il sa réussite professionnelle ? Sans entrer dans les considérations d’un traité de stratégie d’entreprise, on imagine sa détermination permanente à se tenir au plus près des attentes de ses parties prenantes, une préoccupation qu’il a fait passer avant sa vie privée ; c’est son problème, à lui de l’assumer. Virginie, pour sa part, se sent prisonnière d’une sorte de devoir moral, mais son métier ne l’intéresse pas ; logiquement, elle a du mal, mais elle tient le coup ; c’est une femme de sa génération, mais elle a du ressort. Enfin Sylvain se place plutôt dans la filiation d’un Rastignac ou d’un Bel-Ami, un modèle qui ne se démode pas ; ce qui le motive, ce sont les coups d’éclat rapides et l’argent facile ; ses succès lui tournent la tête et l’amènent à se lancer aveuglément dans des projets qui ne sont plus à sa portée.

L’intrigue policière prend une telle importance que nous aurions pu commencer notre discussion avec celle-ci, autant dans l’évolution de l’enquête que dans la pertinence avec laquelle vous construisez leurs portraits. Quels ont été les codes que vous avez suivis/inventés pour créer vos personnages ?

Pour le processus de l’enquête, j’ai repris les codes de la réalité. Les policiers partent de données brutes, qu’ils constatent et entendent : une tentative de meurtre, l’implication de la DGSE. La hiérarchie est alertée. L’affaire passe du niveau local à la Brigade Criminelle régionale, puis met aux prises les ministères de l’Intérieur et de la Défense. Mes personnages de policiers sont totalement fictifs. Le rôle principal est tenu par un officier de police trentenaire d’origine algérienne. Il a pour adjointe une séduisante jeune femme qui le fait un peu fantasmer, comme toutes les femmes qu’il croise, mais c’est un homme intelligent, droit, équilibré ; il est marié, père de famille et il mène son enquête avec sang-froid et lucidité.

En face des bons personnages – polar oblige – il y a les méchants : des commanditaires et des hommes de main. Ne disons rien de tout cela. Juste vous demander pourquoi les avoir choisis de manière un peu surprenante dans la DGSE, ce qui crée une double intrigue entres des hommes aux mentalités différentes et des services différents, Police et Armée.

Les événements déclencheurs de l’affaire se sont déroulés comme je les décris, avec l’implication de militaires de la DGSE. Vous avez raison, c’est surprenant, parce que la DGSE, c’est la Direction générale de la Sécurité extérieure et elle n’est pas censée intervenir sur le territoire national. Mais les faits sont têtus et c’est ce qui rend la vérité romanesque. L’instruction judiciaire de cette affaire est toujours en cours et il est probable qu’elle n’est pas facilitée par les divergences entre les façons de faire de la Police judiciaire et celles des services de renseignement de l’Armée.

Comme dans tout polar qui se respecte, le problème de l’amour est très présent. La manière dont naissent et évoluent ces relations laissent ressortit une dose importante d’humanisme de votre part. Il y a une gravité qui entoure vos personnages, dans leur désir de bonheur et dans leur confrontation aux traditions – je pense par exemple à Nathan. Alors, l’amour pour vous, penche-t-il plutôt vers le bonheur retrouvé ou plutôt vers la quête d’un bonheur impossible mais nécessaire ?

Les histoires d’amour impossible ont été le terreau de nombreux romans, qui montrent qu’en général elles se terminent mal. Alors amour et bonheur sont-ils compatibles ? Je pense que des opportunités d’amour heureux se présentent un jour ou l’autre. Il faut savoir en reconnaître une et la saisir au bon moment, à l’encontre éventuel d’obstacles, de principes ou de programmes élaborés d’avance. En énonçant cela, j’ai une pensée pour le héros de Yasmina Khadra, dans son magnifique roman Ce que le jour vaut à la nuit ; adolescent, il gâche le reste de sa vie en n’osant pas enfreindre une promesse qui n’avait pourtant pas lieu d’être. Dans mon roman, Nathan laisse passer les années et quand il se libère, il est peut-être trop tard. L’histoire que je raconte s’arrête là. La suite appartient aux lectrices et aux lecteurs ; ils imagineront ce qu’ils voudront.

Et, enfin, pensez-vous qu’il est impossible de réussir dans la vie sans trahir ceux qui nous sont proches, par obligation parfois, souvent sans le vouloir ? Qu’est-ce que la réussite pour vous et jusqu’où peut-elle exiger de celui qui la veut, qui la rêve à faire des compromis, des choix douloureux, égoïstes ? Est-ce que cela justifie la violence ?

Réussir sa vie, pour moi, c’est mener à bien des projets, dans différents domaines, familial, professionnel, culturel, sportif, etc, à condition qu’ils soient suffisamment ambitieux pour être difficiles à atteindre, mais pas trop pour être irréalistes. Bien sûr, il faut parfois adapter ces projets en cours de route, par pragmatisme, lucidité, honnêteté vis-à-vis des autres et de soi-même. Est-ce trahir ? Quand j’entends des gens se plaindre d’avoir été trahis – c’est un message qu’on entend souvent dans les sphères politiques –, je me dis : peut-être ne trahissons-nous que ceux qui comptent abusivement sur nous, ou qui se font des illusions sur nous. A nous de mettre les choses au point en temps utile pour que ce ne soit pas le cas.

Propos recueillis par Dan Burcea

Alain Schmoll, La trahison de Nathan Kaplan (CIGAS, 2022), 300 pages.

Guillaume Milo, fondateur de Rehearth : la mission de transmettre un héritage comme source d’inspiration (Entreprendre)

Guillaume Millo : « Transmettre c’est laisser quelque chose en héritage comme une source d’inspiration »

« L’Intelligence Artificielle nous conduit-elle vers un monde totalitaire ? » sur « Tantièmes » de l’écrivain Jean-Pierre Noté dans Entreprendre

L’Intelligence Artificielle nous conduit-elle vers un monde totalitaire ?

Entretien avec Jean-Pierre Noté

On voit aujourd’hui, que certains transhumanistes, notamment dans la Silicon Valley en Californie, rêvent de cyborgs du futur, bardés de capteurs permettant de récolter en temps réel des informations sur l’état de santé de leurs organes, d’alerter en cas de problème les secours, ou encore d’augmenter leur espérance de vie, avec pour horizon indépassable à leurs délires transhumanistes, le désir d’éternité, donc l’abolition de la mort. Est-ce un rêve possible ou un cauchemar climatisé ? Nous en avons discuté avec Jean-Pierre Noté, qui vient de publier un roman fascinant sur le sujet.

Marc Alpozzo : Vous avez publié récemment un roman, Tantièmes. Un monde sans puss (Az’art atelier éditions, 2022) sur l’intelligence artificielle. Or, loin d’être aussi enthousiaste que l’est cette époque vis-à-vis des I.A., vous prétendez dans votre roman que l’intelligence artificielle a de fortes chances de produire un monde orwellien. Pourquoi ?

Jean-Pierre Noté : je ne parlerais ni d’enthousiasme ni de répulsion. Ou alors je parlerais successivement de ces deux sentiments opposés. Quand j’étais jeune homme, j’avais cette idée bien ancrée en moi que trouver l’information était difficile. On pouvait téléphoner aux « renseignements » pour avoir une adresse, se plonger pendant des heures dans l’Encyclopédie Universalis du lycée pour se faire une idée sur le peuple Dogon, rechercher dans ses vieux cahiers de mathématiques pour retrouver la formule du volume de la sphère, prendre un dictionnaire pour espérer convertir les pieds en centimètres, utiliser l’horloge parlante pour connaitre l’heure exacte à Moscou, attendre l’adorable météo marine sur France Inter avant de partir en voilier, ou bien faire le tour des pizzéria du quartier pour trouver la bonne. J’ai sauté de joie quand mon père est rentré à la maison avec « Le Quid », ce gros bouquin à entrées multiples avec ses ancêtres des liens hypertextes où l’on commençait à entrevoir une sorte de couteau suisse du savoir universel. Mais il ne se mettait à jour qu’une fois par an : la météo marine avait tout loisir de changer des milliers de fois, les villages Dogon pouvaient être déplacés pour mettre un barrage en eau sans qu’on n’en sache rien et une pizzéria du quartier se transformait en fleuriste sans prévenir. Puis sont venus le Minitel, Internet et, suprême luxe, sa déclinaison portable le smartphone. Aujourd’hui, nous avons le Monde dans notre poche, toujours à portée de nous en quelques touches ! Comment ne pas être enthousiaste ! Mycologue insatiable, je ne me serai jamais imaginé il y a 30 ans me promener avec les 10 kilos de l’atlas Romagnesi – la bible du mycologue européen – dans les bois pentus des Pyrénées. Aujourd’hui, il est dans ma poche comme tous les autres savoirs humains.

Imaginons que je clique sur l’appli du mycologue dans mon coin à morilles à 2300 mètres d’altitude, protégé de mes concurrents – et amis, ils ont la même passion – par les dénivelés impressionnants que j’ai franchis et par la profondeur insondable de la forêt de sapins. S’ils s’intéressaient aux champignons, Mr. Microsoft, Mr. Orange, Mr. Facebook ou bien M. Starlink découvriraient mes coins à morilles avec une précision au centimètre près. Passe encore pour les morilles, même si j’ai un peu de mal à l’accepter ! Mais, s’ils s’intéressaient non plus aux champignons mais à moi directement, je n’aurais plus aucun secret pour eux. L’idée d’être nu face à un Jeff Bezos ou tout autre inconnu n’est-elle pas glaçante ? Si j’étais prof de philo, voici la question que j’aimerais poser à mes élèves : « Elon le libertarien, Musk le liberticide ? »

M. A. : Cette référence à George Orwell n’est évidemment pas anodine, puisque l’on sait que l’écrivain anglais a écrit un roman d’anticipation, 1984, qui n’a jamais été aussi actuel. Or, vous mettez vos pas dans les siens, puisque vous proposez vous-mêmes un roman d’anticipation, qui mêle une grande entreprise multinationale américaine, qui s’appelle Babel, producteur d’une box connectée qui donne accès à tout, et qui traduit même en simultané un nombre impossible de langues. Cela nous fait évidemment penser à Google translator, mais aussi à Amazon, à Uber, etc. Quels sont les dangers selon vous, que nous font courir ces nouvelles entités internationales, que l’on rassemble sous l’acronyme GAFAM ?

J.-P. N. : Permettez-moi de commencer par ce qui semble n’être qu’une anecdote. Il y a quelques mois, un Président des Etats-Unis, à mes yeux indigne de cette fonction, a été banni de Tweeter. Je m’en suis immédiatement félicité. Comme beaucoup d’autres, j’ai fait mien le fameux raisonnement de Saint-Just, adapté aux circonstances : pas de liberté pour les ennemis de la démocratie dont procède cette liberté. Mais, à y regarder de plus près, je n’avais guère de raison de me réjouir ! Qu’on coupe aux Etats-Unis l’infernal gazouillis d’un Donald Trump comme on le fait par exemple en Europe avec de sinistres révisionnistes niant la Shoa est certes judicieux. Mais le procédé n’est pas le même dans les deux cas. Qui coupe ? Là est la question. Pour Donald Trump, c’est un patron d’une de ces entreprises mondiales qu’on appelle les GAFAM. Dans l’autre cas, c’est un juge qui applique une loi votée par un parlement élu. Qu’est-ce qui motive un dirigeant d’entreprise ? Sa morale, l’image de son entreprise, l’opinion de ses principaux actionnaires, le rendement des parts de ses derniers ? Un autre aurait pu tout aussi bien décider de ne pas stopper la logorrhée de l’ancien président car il aurait jugé que son intérêt personnel était de le laisser faire ou bien que ses principes s’opposaient à toute forme de censure. Je ne sais pas pour vous, mais je n’ai pas plus voté pour le Guide Suprême iranien ou pour le président du Jockey club de ma ville que pour le directeur général de Tweeter. Or, qui sont ces GAFAM ? Ils règnent désormais en maître sur les autoroutes de l‘information, les câbles sous-marins et les flottes de satellites. Leurs comptes de résultat font pâlir la plupart des états. Ils forment sans doute les organisations les plus puissantes de la planète. La démocratie n’est-elle qu’une parenthèse qui se referme, laissant la place aux Jacques Cœur du XXIème siècle ?

M. A. : Dans votre roman, le personnage Aline, qui est une sorte de Wonder woman moderne, est convoitée par le PDG de cette entreprise internationale, qui répond à un drôle de nom, 3K, et on la voit aux prises d’un nœud gordien : faut-il céder au mondialisme de notre époque, ou pencher plutôt pour le terroir et le souverainisme ? Quel message passez-vous alors ?

J.-P. N. : Aline voit le monde comme un puzzle constitué de « business plan ». Son objectif est clair : avoir le plus gros. S’il faut pour cela privatiser les langues, s’emparer de l’Académie Française, introduire une interface homme-machine, c’est-à-dire une puce, dans le cerveau de milliards d’habitants, faisons-le. Aline et 3K vont imposer la connexion directe de tous les individus entre eux et les relier directement à toutes les bases de données. Comme lorsque MM Ford et Citroën ont imposé la voiture individuelle à la planète il y a un siècle, leur unique boussole était le profit. Une entreprise n’a pas d’opinion, elle n’a que des intérêts. Le capitalisme mondialisé est simple, voire simpliste. Les majors du pétrole continuent à extraire les énergies fossiles tant que cela reste plus profitable que de faire tourner des moulins à vent, Aline « puce ou chipe » la population à tour de bras, dans les deux cas en évitant soigneusement d’envisager toutes les conséquences. 

L’opposition n’est pas entre mondialisation et terroir, mais entre mondialisation libérale et humanité. En effet, Aline recouvre toutes ses capacités cognitives quand elle se reconnecte à la nature. En dehors du monde monolithique de l’entreprise, dans la montagne chérie de son enfance, « hors connexion », elle réfléchit enfin comme un être humain peut le faire. Comme un Jim Harrison dans son Montana, elle retrouve toute son humanité en frottant sa peau au gneiss étincelant du Caroux, en plongeant dans l’eau froide des torrents ou en rusant avec les vipères.

M. A. : Votre roman est absolument passionnant, et je le recommande à tout lecteur qui aime l’anticipation. Modestement, certes, mais sûrement, il s’inscrit dans cette lignée des romans d’anticipation qui ont su voir venir notre nouveau siècle, comme 1984, mais aussi Le Troupeau aveugle, de John Brunner, ou Blade runner, de Philip K. Dick. Dans votre roman, vous parlez de drone, de box, de puces, de surveillance généralisée. Est-ce que le monde de demain vous fait peur ?

 J.-P. N. : Est-ce vraiment un roman d’anticipation ? Comme dit Ray Bradbury, la science-fiction est un genre pour décrire la réalité. L’action de Tantièmes se déroule entre 2025 et 2030. Mais je me suis fait rattraper, et bientôt dépasser par la réalité. Neuralink, une des sociétés d’Elon Musk, encore lui, attend l’autorisation de la FDA (Food and Drug Administration) pour implanter les premières puces électroniques chez les humains afin de « mieux marier le cerveau et l’Intelligence Artificielle ». Il arrive probablement chez chacun de nous, et à chaque génération, un moment où l’on prend conscience que ce qu’on pensait éternel disparait, remplacé par un monde qui nous est étranger. Faut-il en avoir peur ou bien doit-on s’en remettre à la génération qui vient pour s’adapter, corriger, et même se rebeller quand il le faut ? Avoir peur du monde de demain ce serait manquer de confiance dans mes enfants et mes petits enfants !

M. A. : Lorsqu’on parle d’intelligence artificielle, on parle forcément de transhumanisme. On parle aussi d’augmentation de l’humain, et de posthumanisme. Pensez-vous que la question de l’humanisme ne s’est jamais autant posée aujourd’hui ? Ne pensez-vous pas que la véritable question, finalement, est celle aujourd’hui, du dépassement de l’homme comme fondement même de son humanité ?

 J.-P. N. : Quand on parle « augmentation de l’humain » j’ai coutume de dire que l’humain a déjà bien augmenté. Prenons l’espérance de vie au XVIIème siècle en France : elle est d’une trentaine d’année à 25 ans. En d’autres termes, si on atteint l’âge de 25 ans on peut espérer vivre jusqu’à 55 ans. Mais l’espérance de vie à la naissance est inférieure à celle d’un individu de 25 ans ! Je suis jeune grand-père et ma petite fille de 3 mois est gratifiée d’une espérance de vie estimée à 96 ans. Voici donc une augmentation faramineuse de l’humain ! De quels progrès des mathématiques avons-nous été privés en 1832par la mort précoce à 20 ans d’Evariste Galois ? Et que dire des prothèses qu’on nous promet pour marcher, voir, entendre ? Alors, oui, je suis résolument pour l’augmentation de l’humain ! Mais la question est plus vaste : les progrès techniques et ceux de l’Intelligence Artificielle sont tels qu’on peut désormais imaginer créer des chimères humaines : un écrivain « universel » comme imaginé dans Tantièmes, une espérance de vie de 500 ans, un sprinter courant le 100 m en-dessous de 5 secondes, un joueur d’échecs infaillible, un tireur d’élite disposant de la vue perçante d’un aigle, un bébé sans grossesse…. Il y a tant de possibilités qui semblent désormais à notre portée. Imagine-t-on un match de Rugby ou chaque camp cache les données techniques de ces joueurs ? Au mieux cela ressemblerait à une course de formule 1, ce qui n’est déjà plus vraiment un sport, au pire à la guerre où tous les progrès techniques sont les bienvenus pour détruire l’adversaire. Et la guerre, la guerre technologique en particulier, n’en déplaise à Ernst Jünger, c’est la négation même de l’Humanité.

M. A. : Le transhumanisme rêve de nous affranchir de toutes les limites du réel. Dans votre roman, cette entreprise internationale propose toute une gamme de services, et notamment des traductions en simultanée, qui effacent toutes les frontières entre les hommes, Babel renvoyant évidemment au mythe de Babel dans la Bible. Mais les transhumains rêvent aussi de nous affranchir de la tyrannie de la maladie et de la mort. Pour cela, ils comptent s’appuyer sur les biotechnologies, et peut-être même effacer notre « date de péremption ». Sous couvert d’assurer et de favoriser notre bien-être et notre épanouissement, vous semblez dire, à juste titre, qu’en réalité, on nous prépare un nouveau monde plus totalitaire que tous les précédents. Est-ce vraiment le risque que l’on court avec toutes ces technologies de l’augmentation de l’humain ?

 J.-P. N. : Oui, un monde totalitaire est une perspective tout à fait réaliste à cause du développement exponentiel de l’Intelligence Artificielle et de compagnies plus puissantes que les états démocratiques. Et l’on peut observer que des états non démocratiques utilisent les réseaux sociaux pour contrôler leur population. La démocratie n’est peut-être qu’une courte parenthèse dans le temps et dans l’espace. Alors, si on nous prépare un tel monde, il y aura comme dans Tantièmes et comme à chaque génération des résistants !

M. A. : Notre monde actuel connait deux tendances : les bioconservateurs vs les biolibéraux. Dans quel camp vous rangez-vous et pourquoi ?

J.-P. N. : Dans les biolibéraux, résolument ! Il faut laisser chercher, laisser trouver ! D’ailleurs les bioconservateurs ont perdu la partie avant même de la commencer : tout ce qui est possible de développer ou d’inventer sera développé ou inventé. C’est dans la nature même de l’homme depuis qu’il a taillé son premier biface. La question a toujours été l’usage que l’on fait du biface une fois réalisé.  

M. A. : Où pensez-vous que se niche l’éthique dans ce monde où technologies convergentes, super intelligence, intelligence artificielle concourent à faire de la nature humaine une aporie ? Pensez-vous que l’humanité soit en danger de mort ?

J.-P. N. : Vous avez raison. La question est éthique. Quand j’exprime dans Tantièmes qu’une entreprise n’a pas d’opinion mais qu’elle n’a que des intérêts, cela fait écho au célèbre « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » de Rabelais. Une fois que l’on a dit que tout ce qui est à notre portée technique sera réalisé, il n’y a plus qu’à s’en remettre à l’éthique. Or, Aline démontre que le capitalisme mondialisé, volontairement simpliste et réduit au seul dogme du retour sur investissement n’en a pas. Eric Vuillard, dans « l’ordre du jour » décrit le mécanisme qui conduit les entreprises allemandes dans les années 30, à pactiser avec le diable au nom de ce retour sur investissement. L’humanité est toujours en danger de mort, hier comme aujourd’hui et ma petite fille, comme bien des humains avant elle confrontés à d’autres défis, a du pain sur la planche.  

Propos recueillis par Marc Alpozzo

« Coco Chanel fait parler d’elle » par Pierre de Restigné (sur le livre d’Isée St. John Knowles dans wukali)

« Coco Chanel fait parler d’elle » par Pierre de Restigné

Avant même de lire ce livre,Coco Chanel- Cette femme libre qui défia les tyrans, magnifiquement illustré, il convient de bien le placer dans le cadre qui a présidé à sa publication (et non à son écriture, puisque, comme le dit l’auteur, Isée Saint John Knowles, la partie la plus importante en ayant été écrite il y a quelque temps ( il suffit de voir que la préface a été rédigée par Gabrielle Palasse-Labrunie, la petite-nièce de Coco Chanel, aujourd’hui décédée).

En effet, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Baudelaire, la société Baudelaire a décidé de faire paraître des ouvrages autour de ses membres les plus prestigieux, dont Coco Chanel, laquelle ne se retira qu’au denier moment alors qu’elle allait sûrement être élue à sa présidence. Ainsi, toute la thèse, de cet ouvrage est de démontrer que Coco Chanel, durant sa vie en général et l’Occupation en particulier, a agi en bonne baudelairienne, c’est à dire en dandy.

Ce que l’on peut reprocher à l’auteur, c’est de ne pas définir le concept même de « dandy ». Il faut dire que depuis Brummell,  il y a bien des ouvrages qui ont été écrits sur le sujet. Dans son acceptation très très large, il y a au delà de l’aspect vestimentaire  en rupture avec les canons de la société (les Incroyables et les Merveilleuses sous le Directoire étaient-ils des dandys?), des hommes et des femmes qui font montre d’une indépendance d’esprit par rapport aux « normes sociales », vouent un culte au « beau », tout cela avec un raffinement, un code des « bonnes manières » très développé. On ne peut pas dire que le mouvement punk est dandy !

Que Mademoiselle ait développé dans sa façon de vivre une certaine forme de dandysme, cela parait évident. Mais est-ce que sa façon de vivre, son guide spirituel, comme essaie de le démontrer Isée Saint John Knowles, fut le dandysme à travers la figure tutélaire de Baudelaire, cela peut prêter à discussion, tant la personnalité de Chanel fut complexe. Au moins, et même l’auteur le reconnaît de loin, les adjectifs qui la caractérisent le mieux sont égoïstefroidesans aucune empathiemégalomane et j’en passe. Une personne certaine de son génie et ayant développé une très très haute estime d’elle-même, avec l’idée qu’elle fait partie d’une élite. Cela n’est pas sans évoquer le pire aspect de la mentalité de l’aristocratie de la fin de l’Ancien Régime qui a empêché Louis XVI de réformer la monarchie et qui a beaucoup perdu avec la Révolution. Mais je m’égare !

Avant même de lire ce livre,Coco Chanel- Cette femme libre qui défia les tyrans, magnifiquement illustré, il convient de bien le placer dans le cadre qui a présidé à sa publication (et non à son écriture, puisque, comme le dit l’auteur, Isée Saint John Knowles, la partie la plus importante en ayant été écrite il y a quelque temps ( il suffit de voir que la préface a été rédigée par Gabrielle Palasse-Labrunie, la petite-nièce de Coco Chanel, aujourd’hui décédée).

En effet, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Baudelaire, la société Baudelaire a décidé de faire paraître des ouvrages autour de ses membres les plus prestigieux, dont Coco Chanel, laquelle ne se retira qu’au denier moment alors qu’elle allait sûrement être élue à sa présidence. Ainsi, toute la thèse, de cet ouvrage est de démontrer que Coco Chanel, durant sa vie en général et l’Occupation en particulier, a agi en bonne baudelairienne, c’est à dire en dandy.

Ce que l’on peut reprocher à l’auteur, c’est de ne pas définir le concept même de « dandy ». Il faut dire que depuis Brummell,  il y a bien des ouvrages qui ont été écrits sur le sujet. Dans son acceptation très très large, il y a au delà de l’aspect vestimentaire  en rupture avec les canons de la société (les Incroyables et les Merveilleuses sous le Directoire étaient-ils des dandys?), des hommes et des femmes qui font montre d’une indépendance d’esprit par rapport aux « normes sociales », vouent un culte au « beau », tout cela avec un raffinement, un code des « bonnes manières » très développé. On ne peut pas dire que le mouvement punk est dandy !

Que Mademoiselle ait développé dans sa façon de vivre une certaine forme de dandysme, cela parait évident. Mais est-ce que sa façon de vivre, son guide spirituel, comme essaie de le démontrer Isée Saint John Knowles, fut le dandysme à travers la figure tutélaire de Baudelaire, cela peut prêter à discussion, tant la personnalité de Chanel fut complexe. Au moins, et même l’auteur le reconnaît de loin, les adjectifs qui la caractérisent le mieux sont égoïstefroidesans aucune empathiemégalomane et j’en passe. Une personne certaine de son génie et ayant développé une très très haute estime d’elle-même, avec l’idée qu’elle fait partie d’une élite. Cela n’est pas sans évoquer le pire aspect de la mentalité de l’aristocratie de la fin de l’Ancien Régime qui a empêché Louis XVI de réformer la monarchie et qui a beaucoup perdu avec la Révolution. Mais je m’égare !

Coco Chanel
Coco Chanel au Ritz où elle demeurait

Isée Saint John Knowles écrit pour dédouanerCoco Chanel  des accusations portées par Hal Vaughan et concernant son attitude  pendant l’Occupation. Pour ce faire, il a reçu les confidences du peintre Roger Limouse, ami très proche de la modiste, président de la société Baudelaire, qui lui montre le résumé des carnets de guerre de Chanel sur son action durant cette période. Bon, il y aurait beaucoup à dire sur ces carnets qui ont disparu (espérons que comme les écrits de Céline, ils réapparaîtront un jour). Isée Saint John Knowles reconnaît lui même que le rapport de Coco Chanel avec la réalité est très aléatoire, je cite (page 88) : « la forme acquise par le travestissement chanélien de la vérité interpelle ». Cela étant posé, on peut avoir des doutes sur la fiabilité des susdits carnets. Ne sont-ils pas un plaidoyer pour se défendre si elle était vraiment inquiétée à la Libération et l’image qu’elle voulait donner à la postérité ? De plus, on peut se poser des questions sur le résumé de Limouse, très ami avec Chanel ainsi que ses autres témoins dont l’avocat de Chanel, René de Chambrun, le gendre de Laval, lady Diana Mosley, dont la fascination pour Hitler était aussi forte que celle de son mari, et j’en passe. Aucun d’entre eux qui pour le moins ont eu une attitude plus qu’ambiguë durant l’Occupation. Mais encore une fois passons !

Pour l’auteur, soit, son amant (et qui le restera bien après la guerre, alors que pour Isée Saint John Knowles, ils se haïssaient) Hans Günther von Dincklage était un espion allemand chargé des basses œuvres. Soit, elle a travaillé pour l’Abwehr, sous le nom de code Westminster, en référence au duc de Westminster, un ex-amant, lui aussi très proche des idées nazis, et surtout pour le général Walter Schellenberg, un proche d’Himmler, et elle s’est rendue plusieurs fois en Allemagne, en Espagne franquiste, etc. Mais, selon l’auteur, c’était elle qui les manipulait. Pourquoi ? Pour obtenir la libération de son neveu et garder les parfums Chanel. Garder pour la France, selon l’auteur, pour elle disent les autres historiens !

Ce n’est pas le sujet du livre, loin de là, mais l’attitude de Chanel est assez ignoble. Elle a pu créer les parfums Chanel grâce aux frères Wertheimer et elle ne détenait que 10% des parts. Quand ses associés ont été obligés de s’exiler, elle a tout fait pour récupérer leurs parts dans le cadre de l’aryanisation des entreprises. Mais ils avaient trouvé un « homme de paille », l’industriel Félix Amiot, un avionneur. Elle fera tout pour le dénigrer, mais en vain. Elle a été ignoble, non seulement contre ce dernier mais aussi contre ses anciens associés. Est-elle raciste et antisémite ? Malgré les dires, les écrits de la modiste, Isée Saint John Knowles dit que non, que ce n’était qu’une façon de se dissimuler, obligée par les circonstances. D’ailleurs, elle se targuait de n’avoir jamais dénoncé un Juif. C’est vrai, mais elle n’en a sauvé aucun, alors qu’Amiot des dizaines. Soit, elle a fermé ses ateliers dés le début de la guerre, refusant de travailler tant que les nazis seraient en France. Oui, c’est vrai, mais ne fusse pas une façon de se venger des grèves de 36 qu’elle n’avait pas appréciées ? Qu’a-t-elle fait pour les 4 000 personnes qui travaillaient pour elle ? Rien, strictement rien. Et sa fortune trouvait ses racines non dans la couture mais dans les parfums, d’où sa volonté de tout avoir et de ne pas partager.

Soit, elle ne fut « inquiétée » que durant deux heures à la Libération. Elle fut libérée selon certains grâce à l’intervention de Churchill, mais rien n’est moins sûr. Ce qui est certain, c’est que le dossier, qui existe encore, ne fait aucune mention à son appartenance à l’Abwehr. Il n’est pas sûr que le destin de Chanel fut le même si cela s’était su à cette époque ! D’ailleurs se sentant menacée, elle finit par fuir en Suisse (sic). A la même époque Guitry fut plus poursuivi, bien qu’il ait refusé que l’on jouât ses pièces durant l’Occupation et qu’il a refusé d’aller en Allemagne ! Et ne parlons pas d’Arlety ! Mais avec ses doubles, voire triple jeux, Chanel avait des soutiens dans tous les camps et elle a su en jouer. Les Allemands auraient gagné, elle aurait été leur meilleure amie !

C’est Joséphine Baker qui est entrée au Panthéon, sûrement pas Chanel, et pour cause, d’un côté, l’honneur, le courage, l’abnégation, de l’autre le calcul, la mégalomanie et l’intérêt matériel personnel.

Une personne assez antipathique, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais comme Céline, cela n’empêche pas que dans son domaine, elle fut un génie. Le lecteur finit par se poser la question : vivre en dandy est-ce fait montre d’égoïsme et se croire supérieur au reste de l’humanité ?

Isée Saint John Knowles défend une thèse et c’est son droit le plus strict. Et c’est aussi tout à l’honneur de l’Histoire, c’est d’être remise toujours en cause, ainsi évolue-t-elle et est vivante. Et surtout, de nouveaux documents, de nouvelles archives sont mis à jour permettant ainsi de faire évoluer les connaissances. Avec Chanel, il y a encore bien du travail !

Pierre de Restigné, juriste et historien

Jean-Pierre Noté, le romancier de l’intelligence artificielle, entretien dans Lettres capitales

Interview. Jean-Pierre Noté : « L’intelligence artificielle alliée à la loi du marché ou à la dictature peut nous plonger très rapidement dans un monde orwellien »

Tantièmes, de Jean-Pierre Noté est un roman qui exploite avec habileté le genre littéraire de l’anticipation fictionnelle focalisée sur l’évolution de l’intelligence artificielle et ses possibles dérives à l’échelle de l’humanité entière jusqu’à devenir une dictature technologique. Profitant des bénéfices d’une formation en communication et en histoire et connaissant le fonctionnement des multinationales, l’auteur réussit à créer une narration haletante, à la mesure des enjeux qui pèsent sur les épaules de ses personnages. Quelques éléments biographiques renvoient vers un des personnages de son récit, occasion de l’interroger à ce sujet et à d’autres que nous allons essayer de déchiffrer à travers ces questions.

Pour essayer de comprendre comment est né votre quatrième roman, permettez-moi de faire appel, comme je disais en introduction, aux liens entre vos compétences dans le domaine technologique et votre attachement à la nature, et d’ajouter à ceux-là une récente déclaration selon laquelle vous n’écrivez « que des romans historiques ». C’est chose faite, car vous franchissez avec Tantièmes ce seuil en écrivant un roman d’anticipation et en nous projetant dans la quatrième décennie du siècle qui vient de commencer. De quel besoin, de quelle urgence est né ce récit et pourquoi avoir choisi l’IA comme sujet principal ?

Ma vie professionnelle qui vient de s’achever il y a quelques mois s’est, pour l’essentiel, déroulée dans l’industrie spatiale. Au départ, je vendais des satellites pour un grand groupe industriel, puis j’ai créé mon entreprise et je conseillais les pays émergeants souhaitant en acquérir. Certains satellites servent à communiquer, d’autres à étudier et observer. Au début de cette industrie, dans les années ’60 à ’80, seule une petite poignée de pays et d’organisations internationales pouvaient utiliser des satellites. Mais, là comme ailleurs, la loi du marché s’est imposée, l’activité spatiale s’est privatisée et banalisée. Il faut vendre. J’ai donc baigné dans le capitalisme à tous crins, libéral et mondialisé comme Aline dans Tantièmes. Bien sûr il existe aussi des satellites météorologiques, d’autres permettant une assistance médicale à peu près partout sur le globe, d’autres encore évitant de nous perdre ou encore des merveilles technologiques aidant à percer les secrets de l’Univers. Mais le constat est globalement affligeant : j’ai contribué, comme des dizaines de milliers d’autres ingénieurs, avocats, comptables, assureurs, etc … à garnir l’orbite terrestre de joyaux technologiques permettant de découvrir son actualité Facebook et les publicités qui vont avec sur le toit de l’Himalaya, de  regarder son épisode de Game of Thrones au bord de la piscine, ou pire, de guider des missiles lors d’une guerre qu’on dit chirurgicale pour souligner sans doute son haut degré de civilisation. Je le répète, il faut vendre et les fabricants de satellites ne sont pas toujours très regardant sur les acheteurs. Aline est elle-même volontairement aveugle quand elle vend ses services. Son entreprise n’a pas d’opinion, elle n’a que des intérêts. Maintenant que nous avons qualifié ce capitalisme sans état d’âme, rajoutons-y une pincée, ou plutôt une grosse poignée d’Intelligence Artificielle. Car les grandes entreprises d’aujourd’hui ne sont plus les fabricants de canons du début du XXème siècle, les extracteurs de pétrole et les industriels de la bagnole des années 60  ou les avionneurs des années 80 et 90. Désormais, ce sont les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).  Le secret de leur réussite ?  Avoir pénétré l’intimité des milliards d’humains qui scrowllent et likent à tour de pouce. Lisons ce qu’en dit si bien Flore Vasseur (dans « Ce qu’il reste de nos rêves ») quand elle évoque ce qu’est devenu Internet : il me dit qui lire, voir, aimer. Il grignote ma volonté. Il me tend sa chimie, un shoot de dopamine qui me calme quelques secondes et me formate à son gré. Il est ma came et me vend. A partir de mes pensées, de mes connexions, il établit des liens, déduit une rentabilité potentielle. Avant, nous pouvions être sensibles à une publicité bien ciblée sur, comme on disait, une catégorie socio- professionnelle. Désormais, la publicité n’existe plus, chaque individu est sa propre publicité. Facebook me sert mon reflet exact. Alors, puissance d’entrainement de la machine capitaliste que rien n’arrête plus Intelligence Artificielle aux capacités vertigineuses, il est bien temps de s’intéresser au cocktail le plus détonnant de notre temps !                       

Le propre de la littérature d’anticipation, nous le savons, est de « saisir le réel autrement que selon les besoins du présent » (Laurent Zimmermann (dir), L’Anticipation (revue Textuel). Dans votre roman, la limite temporelle ne dépasse pas la décennie à venir, l’action se termine en 2037, ce qui donne encore plus de frissons devant les faits racontés. Pourquoi cette limite historique si courte ?

Vous l’avez noté, je revendique d’écrire des romans historiques. Ce qu’il y a de bien avec l’Histoire, c’est qu’elle avance avec nous. Un attentat survient dans une grande ville, une découverte est publiée, une élection rend son verdict, aussitôt tous ses faits rentrent mécaniquement dans l’Histoire. Les algorithmes de Facebook, d’Instagram ou de Tweeter, l’incessante marche des privatisations, tout cela se déroule sous nos yeux et n’est en rien de la science-fiction. Ce sont des faits, des faits désormais historiques. Le scénario de Tantièmes, fondé sur des faits bien réels n’aura pas lieu car, comme tout roman, c’est une fiction. Cependant, il décrit une réalité historique. J’essaie avec Tantièmes de nous donner une grille de lecture pour appréhender le monde d’aujourd’hui. Tantièmes évoque la police prédictive ? Elle existe déjà, en particulier en Chine et aux Etats-Unis. Le journaliste du Figaro Jean-Marc Leclerc cite en février 2020 la prospère start-up américaine Predpol, qui commercialise un logiciel d’anticipation des faits de délinquance. Dans Tantièmes je m’amuse avec un roman universel intitulé Allo la Terre qui plait à tout le monde et dont personne ne sait quel génial Emile Ajar en est l’auteur ? L’intelligence Artificielle est déjà à l’œuvre sous nos yeux et je vous invite à lire  1 The Road (éditions Jean Boite 2018), un road-trip façon sur la route de Kerouac entièrement écrit par l’intelligence artificielle. Tantièmes imagine que l’on introduit une puce électronique dans l’oreille des citoyens ? Neuralink, une société appartenant à Elon Musk est sur le point d’obtenir l’autorisation de la FDA (Food and Drug Administration) aux Etats-Unis pour implanter les premières puces électroniques chez les humains afin de  mieux marier le cerveau et l’Intelligence Artificielle. Décidemment Tantièmes s’inscrit dans l’Histoire. J’ai même parfois l’impression que celle-ci me rattrape et me dépasse. Comme dit  Ray Bradbury, la science-fiction est un genre pour décrire la réalité, surtout quand l’horizon du roman ne dépasse pas une quinzaine d’années.

Il y a ensuite le titre de votre roman. Le mot Tantième risque d’être circonscrit au domaine sémantique comptable. Et pourtant, appliqué comme il l’est dans votre récit, il renvoie à autre chose qui tient plutôt de la vie commune, du partage des biens. Comment devons-nous le comprendre ?

Tantième est le dernier mot du roman. C’est donc une sorte de coquetterie d’auteur de l’avoir choisi pour titre. Le mot a le charme de ce qui est désuet et il est moins immédiatement comptable que millième. Mais votre question me fait réfléchir : il n’y a pas de hasard. Aline, la business woman ambitieuse partage sa belle demeure Renaissance, l’Hôtel du Vieux Raisin, avec Simon, le petit prof de français rebelle. Aline, malgré ses millions et ses avocats n’arrivent pas à chasser Simon qui n’a que 77 tantièmes contre 923 pour Aline. Simon a choisi une vie modeste, en harmonie avec la nature. Aline contemple du haut de sa tour d’orgueil (les hôtels Renaissance de Toulouse ont tous une tour d’orgueil qui doit évidemment être plus belle et plus haute que celle du voisin !) ce qui fut le cadre de sa jeunesse, les Pyrénées au Sud et le Caroux à l’Est. Ses chères montagnes lui sont devenues inaccessibles car elle vit entre deux avions, trois réunions, quatre continents. Simon est une métaphore, il représente ses petites parts de jeunesse et de nature qui restent lovées quelque part dans son cortex et dont elle s’interdit l’accès.

Cette partition, conflictuelle de par sa nature, ouvre d’ailleurs la première porte à la construction de vos deux personnages principaux, Aline et Simon. Que pouvez-vous nous dire de cette première approche marquée par l’évitement et le soupçon de part et d’autre, alors que plus tard, nous le verrons, ils vont être solidaires et prêts à prendre des risques ensemble ? Comment voyez-vous ce couple et qu’incarnent-ils dans l’économie de votre roman ?  

Simon incarne la mauvaise conscience d’Aline. Loi du marché contre démocratie, science sans conscience contre compostage et lombrics. Aline veut voir dans la loi du marché l’alpha et l’oméga de la conduite juste. La main invisible d’Adam Smith contribue à coup sûr à la richesse de tous et au bien commun. C’est son mantra, et sa répétition continue, comme on égrène un chapelet, l’hypnotise et la protège de toute pensée iconoclaste. Simon va trouver la faille pour réveiller Aline. Son statut de copropriétaire lui permet d’imposer à Aline un composteur, lieu de tension mais aussi de rencontre où il va pouvoir lui proposer son aide quand elle va se heurter à un problème à priori insurmontable dans son projet d’acquérir l’Académie Française et de privatiser la langue française. Leur huit-clos dans l’Hôtel du Vieux Raisin, puis leurs alliances et mésalliances futures constituent le ressort romanesque de Tantièmes. 

D’autres personnages surgiront au fur et à mesure de votre narration. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Arrêtons-nous pour le moment sur le thème principal de votre livre qui est celui de la relation entre la capacité créative de l’être humain et sa nature dominatrice, voire totalitaire. L’intelligence artificielle et ses possibilités de contrôle occupe ici la place essentielle. En quoi cette dichotomie progrès-domination est-elle dangereuse pour l’avenir de l’humanité, selon l’interprétation que vous faites dans votre roman ?

Souvenez-vous de votre humanité et oubliez le reste, phrase essentielle du manifeste Russel-Einstein de 1955. A cette date, en pleine guerre froide, l’humanité est confrontée pour la première fois à un risque global qui n’est pas dû à un phénomène naturel comme un volcan ou un virus. Il s’agit d’un danger radical inventé par l’homme lui-même, celui de l’anéantissement à coups de bombes H. Cette éventualité n’a pas disparu mais on peut désormais en rajouter d’autres. Par exemple, L’intelligence artificielle alliée à la loi du marché ou à la dictature peut nous plonger très rapidement dans un monde orwellien. Nous sommes si puissants depuis plus d’une centaine d’années que nous n’avons plus besoin de la nature pour provoquer notre propre perte. Le projet Manhattan pouvait être perçu en 1945 comme un progrès technique essentiel puisqu’il devait mettre fin rapidement à la guerre. La mise au point d’Internet dans les années 90 soutenait l’utopie d’une liberté absolue du cyberespace et d’un savoir universel mis à disposition gratuitement à tous et partout. C’était l’idée d’un Aaron Swartz ou d’un Larry Lessig.  C’est aussi l’argument d’Aline qui défend la diffusion de la culture française sur un Internet qui, dans une majorité écrasante, propage la culture anglo-saxonne. Mais, derrière ces bonnes intentions, Larry Lessig nous rappelle que code is law. Le code d’Internet et de ses avatars les Gafam détermine qui peut voir quoi, qui peut être surveillé, qui sera ciblé par telle publicité, vers quel ami on sera aiguillé. L’utopie du début balayée en deux décennies par la loi du marché. Tous les programmateurs du Monde s’acharnent à attirer le chaland pas des petites gâteries insignifiantes. Allez voir les vidéos les plus lues sur Tiktok, le plus souvent des paires de fesses qui se trémoussent sur des musiques stéréotypées. Et ça marche ! Les vues se comptent en milliards. Wikipedia surnage sur un océan d’immondices numériques.  Georges Orwell nous avait prévenus. Il est aisé d’atteindre le contrôle total d’une population si prompte aux divertissements insignifiants. L’acceptabilité d’une greffe de notre smartphone dans l’oreille, telle que romancée dans Tantièmes et déjà proposée par Elon Musk n’est qu’une question de temps.

Une autre source intrinsèque à ce conflit civilisationnel réside dans la nature même du capitalisme, surtout lorsque « les affaires priment sur tout le reste, sur l’homme comme sur la Nature ». Dans votre roman ce désir obsessionnel de possession commence par une mainmise sur toutes les langues du globe. Que symbolise cette prédation sur le bien le plus important qu’est le langage et en quoi est-elle dangereuse, voire catastrophique pour l’ensemble des sociétés humaines ?

Dans les années 60, ma grand-mère ne comprenait pas qu’on vende de l’eau en bouteille. Elle descendait à la source où elle discutait avec ses copines, cent mètres à pied avec sa carafe avant chaque repas. L’eau était un bien commun, encore que le mot bien, qui renvoie à ressource ou capital était alors inapproprié. L’eau était l’eau, comme le sang est le sang, l’air est l’air, la parole est la parole, quelque chose qui n’appartient à personne. On accepta avec joie de payer sa facture d’eau quand celle-ci arriva enfin au robinet car il fallait bien financer tous ces tuyaux, pompages, réservoirs qu’on mettait en place en amont et en aval. Mais l’eau restait l’eau.  Prenons l’exemple de l’Australie en 2023. L’eau est devenu un bien, ce bien est désormais privatisé, à l’échelle du continent.  Il existait des cours d’eau, on a maintenant le cours de l’eau qui varie sans cesse sur des écrans d’ordinateur selon la Loi du Marché. La théorie capitaliste nous dit qu’il s’agit là d’un progrès essentiel de l’humanité puisque cela garantit l’utilisation la plus adéquate d’une ressource limitée. Non, la Loi du Marché garantit avant tout le retour sur investissement le plus élevé possible à l’actionnaire ! Et s’il faut pour cela casser des montagnes, oublier des régions entières peuplées de petits agriculteurs aux moyens trop faibles pour payer le prix fort, barrer des fleuves, détruire des écosystèmes, et convaincre des politiciens pour le faire, allons-y ! Tantièmes ne fait pas d’analogie entre la privatisation d’une langue et d’un autre bien. Ce n’est qu’à la marge que le roman aborde la question du prix de l’anglais par rapport à celui du français ou du wolof. Au contraire, la privatisation du français et le rachat de l’Académie Française sont présentés par Aline comme la solution pour redonner à la langue de Molière toutes ses chances par rapport à l’anglais. Si l’on doit parler de catastrophe, celle-ci est provoquée par le capitalisme débridé. Celui-ci, à travers Aline, propose un projet, un business plan qui représente un progrès essentiel, l’accès à toute les cultures, c’est-à-dire à tout le savoir, dans sa propre langue. Qui pourrait être contre ? Mais, comme toujours, l’obsession de la loi du marché, son mantra, pousse à la cécité. Total voudra ignorer jusqu’au bout le réchauffement climatique et inscrit en grand dans les aéroports Total the green Energy. Malboro refusera de regarder en face le cancer du poumon et continuera à déclamer Don’t be maybe, be Malboro. Aline quant à elle, se concentre sur son Business Plan et refuse de se poser la question du contrôle de l’Intelligence Artificielle sur l’Humanité. Adaptons la citation de Rabelais : capitalisme et science sans conscience ne sont que ruine de l’âme !

Les deux sociétés Babel et Timée sont l’exemple type de cette domination à travers la possibilité non avouée de contrôle de la population. Comment qualifieriez-vous la manière trompeuse dont se présente leurs projets qui, soi-disant, veulent le bien de l’homme, alors que le but est de le dominer ? Que représente, sur l’échelle de la manipulation des masses, cette promesse illusoire ?

Je n’ai pas construit mes personnages, qu’il s’agisse de 3K, inspiré si on veut d’un Elon Musk, ou d’Aline, pour qu’ils soient animés par l’intention nuisible de contrôler les populations. Leur génie respectif est pavé de bonnes intentions. Prenons 3K : sa Tower B, qui peut être vue comme une version très améliorée d’une Alexa d’Amazon œuvre indiscutablement pour le bien de l’Humanité. Grâce à la Tower B, si on est un jeune népalais ou Kényan ou pakistanais défavorisé, on peut désormais suivre les cours de Stanford en népalais, en swahili ou en urdu et passer son PhD pour un prix dérisoire et sans quitter son village. Aline convainc les académiciens français en expliquant que l’essentiel de la culture qui circule sur la Toile est anglo-saxonne. Non sans raison, elle leur fait prendre conscience que sur le Web Cyrano de Bergerac est battu à plate couture par Jon Snow, et propose sa solution pour que la culture française ne capitule pas en rase campagne. Mais relier tous les cerveaux humains aux bases de données grâce à la Tower B puis à sa version ultime, une puce greffée dans l’oreille, donne des moyens illimités à celui ou celle qui maîtrise le code. 3K et Aline, eux même hors de tout contrôle, acquièrent des moyens de contrôle infinis. 3K s’en sert pour faire le Bien en mettant hors-jeu un dictateur par-ci ou en obligeant par-là les politiques à respecter leurs engagements pour le climat. Le problème est que Code is law ! Celui qui contrôle le Code applique sa définition du Bien. Mais tout ceci est-il de la science-fiction ? Un récent et très médiocre président des Etats-Unis s’est vu interdire Tweeter. Cela va à priori dans le bon sens et on peut s’en féliciter, ce qui est mon cas ou bien trouver l’acte parfaitement menaçant, ce qui est aussi mon cas. En effet, la sentence n’a pas été prononcée par une cour de justice ou un parlement mais par le président d’une société privée. Qui, désormais est aux manettes ? Et si sa définition du Bien pour tel ou tel président de multinationale n’allait pas toujours dans le bon sens ?

Revenons aux personnages de votre roman, si vous le permettez. Premier constat : vous mélangez avec une certaine désinvolture des personnages réels et d’autres que l’on devine facilement derrière des noms à peine dissimulés. Pourquoi ce choix ? Qu’apporte-t-il comme poids et arguments du réel à votre narration ? Je pense, par exemple, au couple Récaire et au célèbre académicien au nom imprononçable…

L’action de Tantièmes se déroule sur une décennie à partir de 2025. Cela n’en fait pas pour moi un roman de science-fiction. Je voulais que le roman soit ancré au plus profond dans le présent tant le sujet est d’actualité. Il y a 3 milliards d’utilisateurs journaliers de Facebook, 465 millions pour Tweeter, 1,2 milliards pour Tiktok. En général, quand on tape sur un moteur de recherche, ce nombre est agrémenté de l’adjectif (disgracieux) monétisable. Oui, j’ai le plaisir de vous annoncer que nous sommes des utilisateurs de Facebook monétisables ! Dans un roman on peut suggérer son utopie. Dans Tantièmes il s’agit d’une prise de conscience et d’une révolte contre cette surveillance généralisée, ce détournement à but lucratif d’une technologie qui aurait pu être émancipatrice. L’Intelligence Artificielle mal utilisée n’est plus une menace lointaine mais une réalité. Alors, laissons tomber l’utopie, trop théorique et trop lointaine. J’avais besoin de révolutionnaires en chair et en os, sabres au clair pour en découdre immédiatement! Alain Finkielkraut, Barbara Cassin, Valéry Giscard d’Estaing (il était encore vivant quand j’écrivais Tantièmes) ou Dany Laferrière mués en Che 2.0, quoi de mieux pour sonner la révolution ?

Le couple Aline-Simon que nous avons déjà mentionné plus haut, traverse le roman dans une métamorphose intérieure à la fois tenace et nourrie d’idéalisme. On reconnait, peut-être, votre alter ego dans la personne de Simon, tandis que la figure d’Aline est plus symbolique de la femme d’affaire capable de revenir à ses valeurs humaines brièvement abandonnées sous la pression de la réussite professionnelle. Comment voyez-vous ces deux personnages sous l’angle de ce combat entre réussite et valeurs ?

J’ai moi-même créé mon entreprise, travaillé à l’international, élaboré des business plans, calculé des rentabilités pour actionnaires, aidé à privatiser. Mon bilan carbone passé n’est pas glorieux, il est très certainement indigne. Pour le meilleur ou pour le pire, je ne suis guère éloigné de cette Aline. Que veut nous dire Simon, le personnage positif de Tantièmes et son ami Jean-Claude Récaire inspiré de Jean-Claude Carrière (lui aussi encore vivant quand j’écrivais Tantièmes) ? Je parie qu’on trouverait sur sa table de chevet Légendes d’automne de Jim Harrison. Son Montana à lui, c’est le Caroux, montagne lumineuse et oubliée du Sud. Sa filmographie préférée serait celle programmée lors du festival de Sundance, avec pour point d’orgue et au milieu coule une rivière (A river runs through it).  Simon nous suggère que l’on retrouve son humanité quand on s’immerge à nouveau dans la Nature. C’est en étant lui-même, un homme de la Nature qu’il réveille l’humanité d’Aline et l’écarte de sa cécité capitalistique.  C’est en suivant Simon dans son Caroux, en marchant pieds nus sur une plaque de gneiss chauffée à blanc par le soleil ou en chassant une truite dans un torrent cristallin qu’Aline fait la paix avec elle-même, qu’elle retrouve sa part d’humanité. Cela lui permet d’appréhender son entreprise sous tous ces angles, en trois dimensions. Le capitalisme est réducteur, monochrome, seule la couleur de l’argent lui importe, enfantin et hypnotiseur avec son mantra. Il fait appel à seulement quelques capacités basiques de l’être humain (une once de calcul mental, beaucoup de mensonges, de la stratégie guerrière, de la communication réduite au slogan, tous ces petits trucs de boutiquiers fabriqués dans les dernières centaines d’années pour vendre et acheter). Se mouvoir en pleine nature requiert de l’odorat, en appelle à la vue, à l’équilibre, au souffle, au toucher du pied,  à l’esquive, à la préhension, au goût et globalement à tout ce que nous avons acquis en des millions d’année d’adaptation. C’est une toute autre échelle !

Un autre personnage ô combien symbolique est Mike Konakis, alias 3K, incarnant le savant devenu fou et obsédé par le contrôle total de l’humanité. Qui est-il en réalité ?

Dans mon esprit, 3K est à sa façon un surdoué comme le sont certainement les Bill Gates, Jeff Bezos,  Marc Zuckerberg ou autre Steve Jobs. Je ne vois pas ces personnes comme des Leonard de Vinci, des Albert Einstein ou des Niels Bohr. Ils n’ont probablement pas plus de capacité que la moyenne des gens à conceptualiser l’espace-temps ou l’intrication de deux particules mais certains maitrisent la programmation, ou la technique du Business Plan, ou encore la banque et le droit des affaires, etc … Ce sont sans aucun doute des personnes intelligentes et entreprenantes. Ils ont créé des entreprises mondiales au pouvoir gigantesque et je ne suis pas sûr que nous ayons pris toute la mesure de l’étendue de ce pouvoir. Ce qui est certain, c’est que ce pouvoir échappe (souvenez-vous, code is law !), du moins dans les pays démocratiques, aux institutions qui, ne maitrisant pas le code, ne maîtrise plus la loi. Dans Tantièmes, étant entendu que nos sociétés n’ont pas vraiment de garde-fou, je ne fais que pousser le bouchon un tout petit peu plus loin : et si 3K le génie était un mauvais génie ? Mais sommes-nous protégés des dérives d’un Elon Musk (vous savez, ce personnage qui rentre dans sa société nouvellement acquise en portant un lavabo à bout de bras) avec son projet Neuralink ?

Reste à évoquer les fameux sanspuss, personnages incarnant une multitude humaine munie d’une volonté de combattre la volonté totalitariste des forces capitalistes incarnées par les deux sociétés Babel et Timée. Qui sont-ils et en quoi leur combat est juste et justifié dans votre roman ?

C’est une question très pertinente. Je la reformule : qu’est-ce qu’on peut faire quand on a le sentiment qu’il n’y a plus d’État ? Ou pourquoi certains barbouillent une œuvre de Van Gogh avec de la sauce tomate ? Il n’y a jamais eu autant de lobbyistes des énergies fossiles qu’à la COP27 en Egypte. Les gouvernements perdent la main plus que jamais vis-à-vis des grandes entreprises et de la loi du marché. Le but d’ExonMobil ou de Total (vous savez, Total the green Energy !) n’est pas et ne sera pas de défendre l’environnement. Tant que le retour sur investissement de l’extraction d’une goutte de pétrole brut demeurera intéressant, on creusera. Les gouvernements pétroliers directement intéressés (Venezuela, Pays du Golfe, Russie, États-Unis et quelques autres) ne s’y opposeront évidemment pas et pourront continuer à organiser des coupes du monde ou des jeux d’hiver dans le désert. Les autres, shootés aux énergies fossiles, ne pourront pas et continueront à repeindre la façade de leur politique en vert délavé, ce qui est moralement indéfendable. Dans Tantièmes, les sanspuss représentent les balanceurs de sauce tomate, ceux qui refusent un monde orwelien et qui ont la légitimité avec eux. 

Et, enfin, descendons dans l’arène du réel et posons-nous la question si votre histoire ne nous concerne pas déjà, si nous n’en sommes pas déjà touchés en plein cœur. Deux indices nous renvoient à cela. D’abord le sous-titre mystérieux, Un monde sanspuss, que nous venons d’évoquer, et ensuite cet avertissement condensé dans une phrase prémonitoire Quand l’intelligence artificielle produit un monde orwellien ! Est-ce que cette histoire que vous décrivez si bien n’est pas déjà en marche ? Devons-nous prendre votre roman plus pour une œuvre réaliste qu’une fiction, et la lire comme vous l’annoncez comme une œuvre orwellienne ?

La réponse est dans la question. Tantièmes n’est pas un roman de science-fiction et je revendique, comme nous l’avons mentionné au début de l’entretien le terme de roman historique. Combien de fois ai-je sursauté en écoutant les actualités quand j’ai réalisé que ce que j’ai écrit est parfois en-deçà de la réalité. J’ai été dépassé par l’ampleur des fake news lors des dernières élections américaines. J’ai découvert que des romans et de nombreux poèmes étaient couramment écrits à grand renfort d’Intelligence Artificielle. L’Arabie Saoudite a remporté la candidature pour organiser les jeux d’hiver asiatiques en 2029. En 2022, 63% des sites WEB sont en anglais contre 2,5% en français. Elon Musk a fait une présentation de sa puce Neuralink qui devrait mesurer 23mm de diamètre pour 8 mm d’épaisseur. Une taille réduite qui devrait permettre à la puce d’être implantée facilement, en ne laissant qu’une petite cicatrice dans le cuir chevelu. Pour finir, à moi de poser cette question : Elon le libertarien, Musk le liberticide ?

Propos recueillis par Dan Burcea

Jean-Pierre Noté, Tantièmes, Azart Atelier Editions, 2021, 202 pages.