Actualités (NON EXHAUSTIF)

Jean-Philippe Bozek séduit « Le Contemporain » avec sa trilogie sur les Dubrule-Mamet

Une épopée familiale au cœur de l’Histoire : « Paul et Suzanne » de Jean-Philippe Bozek

■ Jean-Philippe Bozek.
 
Par Yves-Alexandre Julien – Journaliste Culturel.

Jean-Philippe Bozek nous offre avec Paul et Suzanne : Histoire de la Famille Dubrule-Mamet, Tome 1 – Les Aïeux 1800-1931 une fresque historique ambitieuse qui plonge le lecteur dans l’intimité d’une famille d’industriels français, du début du XIXe siècle jusqu’à la Grande Dépression. Consultant en entrepreneuriat, coach de dirigeants et biographe d’entreprises, Bozek met à profit son expérience de plus de trente ans dans le domaine entrepreneurial pour détailler les dynamiques internes et externes qui ont façonné cette lignée entrepreneuriale.

Titulaire d’un Master II en sciences de gestion, option entrepreneuriat, il a consacré toute sa carrière professionnelle à l’entrepreneuriat. À 39 ans, il est devenu coach de dirigeants et d’entrepreneurs, formé à l’école Transformance fondée par Vincent Lehnardt. Son expertise, centrée sur l’identité profonde et intime des chefs d’entreprises et la façon dont leur univers psychotique personnel influence leur appréhension du monde, transparaît dans chaque page de cet ouvrage. Parmi ses publications précédentes chez Eyrolles, on compte Coacher les entrepreneurs, transformer leur rêve en réalité et Le Bonheur d’Entreprendre, de Novotel à Accor, une formidable aventure humaine. Ces ouvrages témoignent de son engagement à partager son savoir et ses expériences pour inspirer et guider les entrepreneurs de demain. C’est avec cette même passion et cette même rigueur que Bozek aborde l’histoire de la famille Dubrule-Mamet.

I. Une saga industrielle captivante

Comparé à d’autres œuvres de même acabit, telles que Les Thibault de Roger Martin du Gard, Paul et Suzanne se distingue par son ancrage dans la réalité industrielle et son approche didactique de l’histoire économique. Là où Martin du Gard explore les dilemmes moraux et philosophiques d’une famille bourgeoise, Bozek se concentre sur les défis et les triomphes d’entrepreneurs visionnaires.

II. Les racines d’une dynastie

Le prologue « Deux frères en voyage » et la première partie intitulée « Les Ancêtres » jettent les bases de cette épopée familiale. Bozek décrit avec minutie les origines de la famille, depuis la Révolution française jusqu’au début du XXe siècle. Les chapitres « De la fonderie au peignage », « La filature de Bruges », et « Le tissage du Canteleu » retracent les débuts modestes mais prometteurs des Dubrule-Mamet.

Ces sections rappellent les écrits de Pierre Bourdieu dans Les Héritiers, où l’auteur examine comment les ressources économiques et culturelles se transmettent et se transforment au fil des générations. Bozek, cependant, adopte une perspective plus narrative et moins théorique, rendant son récit accessible et engageant pour un large public.

III. Le tournant des grands-parents

La deuxième partie, « Les Grands-Parents », constitue le cœur de l’ouvrage. Elle commence avec « Exposition Internationale des Industries Textiles », marquant l’entrée de la famille sur la scène internationale. Bozek explore ensuite les effets dévastateurs de la Première Guerre mondiale dans « La Grande Guerre », montrant comment le conflit a bouleversé les vies et les fortunes des Dubrule-Mamet.

Le chapitre « De père en fils » met en lumière la succession et la transmission des valeurs et des savoir-faire, un thème central également exploré par Honoré de Balzac dans La Comédie Humaine. Là où Balzac se penche sur les intrigues et les ambitions individuelles, Bozek préfère souligner la persévérance collective et l’adaptation face aux adversités.

IV. La question mémorielle au XIXe siècle

Bozek ne se contente pas de relater les événements historiques et économiques ; il s’attarde également sur la question mémorielle, essentielle pour comprendre l’identité et la continuité des Dubrule-Mamet. Au XIXe siècle, la mémoire collective et individuelle joue un rôle crucial dans la formation de la conscience nationale et familiale. Les commémorations des grandes batailles, les monuments aux morts, et les récits familiaux sont autant de moyens par lesquels les générations successives s’approprient et réinterprètent leur passé.

À l’instar des travaux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective, Bozek montre comment les Dubrule-Mamet ont intégré les événements marquants de leur époque pour forger leur identité et justifier leur position sociale. Chaque succès industriel et chaque épreuve surmontée devient un élément constitutif de leur récit familial, légitimant leur place dans l’histoire nationale.

V. Une rencontre déterminante

Le dernier chapitre, « La rencontre », se concentre sur l’union de Paul Dubrule et Suzanne Mamet en 1931, scellant le destin de deux lignées industrielles. Bozek excelle dans la description des dynamiques personnelles et professionnelles qui ont conduit à cette alliance stratégique. Cette approche rappelle les travaux de Simone de Beauvoir, notamment Les Mandarins, où les relations personnelles sont indissociables des ambitions politiques et intellectuelles.

Bozek nous offre ici une conclusion provisoire riche en promesses pour les tomes suivants, où l’on peut anticiper la poursuite de l’exploration des défis de l’entrepreneuriat familial à travers les bouleversements du XXe siècle.

VI. Une destinée exceptionnelle : Paul Dubrule fils

Paul Dubrule, fils de Paul Dubrule et Suzanne Mamet, né en 1934, est le cofondateur avec Gérard Pélisson de Novotel, devenu le groupe Accor en 1967. Cette entreprise est aujourd’hui un des plus grands groupes hôteliers au monde. Le succès de Paul Dubrule fils témoigne de l’héritage entrepreneurial transmis de génération en génération, évoqué avec profondeur par Bozek. Cette success story moderne s’inscrit dans la continuité des valeurs et de la vision initiées par ses ancêtres, illustrant parfaitement la persistance et l’adaptation familiale à travers les siècles.

VII. Une leçon d’histoire et de persévérance

Paul et Suzanne 
est un ouvrage remarquable par la richesse de sa documentation et la fluidité de son écriture. Jean-Philippe Bozek réussit à rendre vivants les enjeux économiques et sociaux de plusieurs générations, tout en offrant un panorama saisissant de l’histoire industrielle française.

En comparaison avec d’autres œuvres historiques ou familiales, Bozek se distingue par son approche pédagogique et son souci du détail. Paul et Suzanne n’est pas seulement un livre sur une famille ; c’est une véritable leçon d’histoire et de persévérance, qui trouvera sans doute une place de choix dans les bibliothèques des passionnés d’histoire et d’économie.

Avec ce premier tome, Bozek pose les bases d’une trilogie qui s’annonce déjà comme un incontournable pour comprendre les dynamiques entrepreneuriales et familiales à travers les âges. À l’instar des Buddenbrook de Thomas Mann, Paul et Suzanne capture l’essence d’une époque tout en offrant des enseignements universels sur la transmission, l’innovation et la survie face à l’adversité.

Microbiote : ce trésor invisible à préserver pour notre santé future – avec le docteur Patrick Houlier

Microbiote : ce trésor invisible à préserver pour notre santé future

Par Yves – Alexandre Julien

L’intestin, longtemps relégué à un rôle purement digestif, est aujourd’hui reconnu comme un organe central dans la régulation de notre santé globale. Dans Maman, j’ai rétréci mon microbiote, publié chez Librinova, Patrick Houlier, Docteur en Pharmacie et ancien interne à l’Assistance publique des Hôpitaux de Paris spécialisé en écologie digestive, nous plonge au cœur de ce monde fascinant et invisible. Après vingt ans d’activité dans la Recherche, l’Enseignement et l’Industrie, Patrick Houlier s’investit désormais dans la santé  naturelle, mettant en avant le rôle essentiel de l’écosystème intestinal dans notre capital sante . Il est également membre de la Fondation Catherine Kousmine, qui défend l’alimentation comme première médecine.

Un bébé guide dans le monde du microbiote

Dans Maman, j’ai rétréci mon microbiote, Patrick Houlier choisit un narrateur surprenant et attachant : un bébé. Ce bébé, observateur et curieux, nous emmène avec lui dans sa découverte de son propre microbiote dès la conception. Cette perspective originale, qui pourrait paraître naïve, est en réalité un formidable outil pédagogique. Grâce à ce point de vue infantile, des sujets complexes deviennent plus accessibles, avec une touche d’humour et de légèreté. Le narrateur, tout petit mais déjà bien éveillé, vulgarise la science pour captiver le lecteur, à l’instar des ouvrages de vulgarisation scientifique comme Le Charme discret de l’intestin de Giulia Enders.

Dans le chapitre “Le jour 1 de ma conception” (p.17), le bébé-narrateur commence par nous expliquer, avec une candeur touchante, que dès la conception, notre microbiote est influencé par les génomes de nos parents. Il nous apprend, avec des mots simples, que des phénomènes comme l’épigénétique et la “mémoire transgénérationnelle” modulent la composition de notre flore intestinale avant même notre naissance. Là où des ouvrages plus techniques auraient risqué d’éloigner le lecteur, ce bébé rend le sujet intrigant et ludique, tout en nous introduisant à des concepts aussi poussés que ceux explorés dans L’intestin, notre deuxième cerveau de Michael Gershon.

Un voyage digestif dès la naissance

Le narrateur nous entraîne ensuite dans un voyage fascinant : sa naissance, moment clé où son microbiote commence véritablement à se constituer. Dans le chapitre “Quand un cerveau rencontre un autre cerveau” ,ce bébé raconte comment, dès sa venue au monde, les bactéries présentes dans l’organisme de sa mère – et celles rencontrées lors de l’accouchement – colonisent son intestin. Cette colonisation, loin d’être effrayante, devient une aventure biologique passionnante racontée à travers le regard d’un nouveau-né.

Le bébé nous explique également, sans complexe, comment se met en place l’axe intestin-cerveau, un lien mystérieux que même certains adultes peinent à saisir. Ce lien, exploré par des chercheurs comme Emeran Mayer dans The mind-gut connection , est ici décrit de manière intuitive : son ventre envoie des signaux à son cerveau, et cela influence son humeur et sa santé globale. Grâce à cette approche simple et imagée, le lecteur comprend mieux l’importance de cette interaction entre intestin et cerveau, essentielle à la santé mentale.

L’alimentation moderne vue à travers les yeux d’un bébé

Au fur et à mesure qu’il grandit, le bébé-narrateur se questionne sur les effets de l’alimentation moderne sur son microbiote. Dans “L’alimentation ultra-transformée” (p.93), il partage ses découvertes avec la curiosité et l’innocence d’un enfant, mais sans pour autant épargner les travers de notre mode de consommation contemporain. Pourquoi les aliments ultra-transformés, si colorés et appétissants, sont-ils si mauvais pour notre flore intestinale ? Il explique comment ces produits, souvent remplis d’additifs, d’émulsifiants et de colorants, affaiblissent notre microbiote, le déséquilibrant progressivement. Ce point de vue rejoint les analyses d’auteurs comme Tim Spector dans The diet myth, qui expose comment la simplification de notre régime alimentaire affecte notre diversité microbienne.

Avec des anecdotes directes comme celles de “Mon allaitement” (p.167), le bébé décrit le lien entre une alimentation naturelle – comme le lait maternel – et la santé microbienne. Il nous apprend que ce premier lait, le colostrum, est un véritable « champagne » pour le développement de son microbiote. Cette partie du récit illustre à merveille l’importance de ces premières étapes nutritionnelles, alignées avec les thèses de chercheurs tels que Natasha Campbell-McBride dans Gut and psychology syndrome , qui explore comment un microbiote sain favorise le développement cognitif et émotionnel des enfants.

L’impact des médicaments sur le microbiote : une mise en garde infantile

Dans son exploration des dangers contemporains, le bébé-narrateur ne s’arrête pas à la simple alimentation. Il aborde également, avec une étonnante maturité, les impacts des médicaments. Dans le chapitre “Les ennemis du microbiote de Maman” (p.59), il liste certains des « voleurs de richesse » qui appauvrissent son microbiote, décrivant comment l’usage excessif de ces médicaments peut créer des déséquilibres majeurs dans cet écosystème fragile.

Il se demande, de manière espiègle : « Comment est-ce possible que quelque chose qui soigne en même temps tue mes petites bactéries ? ». Cette observation infantile, bien que simple, reflète une question essentielle abordée dans de nombreux ouvrages médicaux récents. Par exemple, Martin Blaser, dans Missing microbes, met en lumière les dangers d’un usage trop fréquent des antibiotiques, qui détruisent des bactéries bénéfiques tout en contribuant à la résistance antimicrobienne.

Un microbiote perturbé dès l’enfance : vers une santé en danger

L’ouvrage souligne également l’importance de protéger ce fragile équilibre dès les premiers jours de la vie, avec des conséquences à long terme. Le bébé nous raconte comment une perturbation de son microbiote à un stade précoce pourrait avoir des répercussions graves sur sa santé future. Dans le chapitre “Face à l’adversité : bébé maltraité, adulte en danger” (p.158), il explique comment les écrans de télévision peuvent être nocifs (p161) tout comme leur contenu jusqu’à à l’âge adulte.

Cette notion rejoint les analyses récentes sur le rôle crucial du microbiote dans la prévention de maladies métaboliques, inflammatoires et même psychiques. Natasha Campbell-McBride, dans son ouvrage Gut and psychology syndrome, met également en lumière l’importance de soigner la flore intestinale pour prévenir des désordres neurologiques et psychologiques chez les enfants et adultes.

La biodiversité microbienne, un enjeu pour la planète et pour nous

L’un des messages forts que transmet ce bébé-narrateur concerne la diversité microbienne. Dans le chapitre “Les ennemis de ma planète” (p.137), il nous explique, avec des mots simples mais percutants, comment la destruction des écosystèmes environnementaux a son parallèle dans la destruction de notre biodiversité intestinale. Il compare la perte de biodiversité dans la nature à l’appauvrissement de son propre microbiote : tout se dérègle, et cela affecte son bien-être: «  Les menaces sur la biodiversité sont bien étayées : les trois-quarts des sols sont dégradés, presque la moitié des milieux marins sont atteints …La cause principale est également connue, en premier lieu les pressions exercées par l’activité humaine sur l’environnement… » ( p138)

Cette perspective fait écho aux travaux de Gérard Eberl dans La symphonie des bactéries, où la santé humaine est comparée à un écosystème qu’il faut protéger des agressions extérieures. Tout comme la planète subit les effets de la pollution et des changements climatiques, notre microbiote subit des perturbations dues aux choix de vie modernes : pollution, alimentation ultra-transformée et usage excessif de médicaments.

Un plaidoyer infantile pour un microbiote équilibré

À travers Maman, j’ai rétréci mon microbiote, Patrick Houlier, par la voix de son bébé narrateur, délivre un message simple mais puissant : notre santé future est intimement liée à celle de notre microbiote. Grâce à une approche infantile et ludique, il parvient à vulgariser des concepts scientifiques complexes, tout en sensibilisant le lecteur à l’importance de protéger cet écosystème fragile.

En miroir de références scientifiques solides comme celles de Tim Spector, Natasha Campbell-McBride, ou encore Michael Gershon, ce bébé éclaire le lecteur sur les choix à faire dès la petite enfance pour préserver ce trésor invisible. Il s’agit non seulement de repenser notre alimentation, mais aussi de limiter l’usage des médicaments et de respecter la diversité microbienne, tout comme nous devons protéger la biodiversité de la planète.

Ce livre, à la croisée entre science et pédagogie, montre que chaque geste compte pour maintenir un microbiote en bonne santé, et que même un bébé, avec ses explications parfois très simples, peut devenir un guide éclairé dans cette quête pour un mieux-être global.

Le Dit des Mots a lu « La Question interdite » de Valérie Gans

Une histoire de bons sentiments

Roman
Ancienne critique littéraire au Figaro Madame, romancière et aujourd’hui éditrice, Valérie Gans publie sous ses couleurs son nouveau roman, La Question interdite (*). L’odyssée d’un homme brisé par une rumeur d’agression sexuelle. Et un propos un peu attendu dans un contexte plutôt réactionnaire, elle retourne le mythe de la victime, pour ironiser sur l’époque #MeToo.

C’est l’histoire d’une agression. La Question interdite de Valérie Gans met « aux prises » un artiste vidéaste reconnu, Adam, une adolescente, Shirin, un peu paumée qui vit seule avec sa mère depuis le décès de son père, et les autres… : copains de collège, médias, policiers. Entre autres. Le jour où Adam est accusé de comportement interdit avec Shirin, sa vie vire au cauchemar, même si, pour autant, celle de Shirin ne va pas connaître d’apaisement.

On sent le métier chez Valérie Gans, qui sait écrire une histoire de manière efficace, décrivant avec aisance ses personnages principaux et les caractères. Très vite, on comprend ainsi que Shirin vit avec une mère envahissante et qui n’est pas peu fière de l’attention que l’artiste porte à sa fille dont il fait un de ses modèles favoris, y compris quand il s’agit de doubler pour une animation vidéo une cantatrice capricieuse devant interpréter La Force du destin, de Verdi, dont Adam assure la mise en scène. Car la jeune Shirin « explose » à l’écran. « Dès qu’on la filme, c’est comme si on la voyait flotter entre ces deux états de maturité. Elle exprime à la fois tout et son contraire. Fragilité, détermination, abandon, curiosité, mal-être, joie de vivre, gaminerie, séduction… Son corps peut rire quand ses yeux sont en train de pleurer. »

Actualitté, le site de référence, recommande « Un drôle de goût ! » d’Alain Schmoll

Un drôle de goût ! : un thriller sous le signe d’une cyber-attaque

Thriller hyperréaliste, Un drôle de goût ! fait suite à La tentation de la vague, roman publié chez L’Harmattan en 2019, et ressorti chez Cigas SAS en 2022. Les deux volumes peuvent toutefois se lire indépendamment l’un de l’autre, comme le précise Alain Schmoll sur le quatrième de couverture. Chronique par Étienne Ruhaud.

Remettant en scène les figures de Werner Jonquart et de Julia, l’auteur construit une intrigue pleine de suspense, mettant en scène divers réseaux. 

Un thriller international…

Issu de la grande bourgeoisie genevoise, Werner Jonquart adhère, encore étudiant, aux thèses d’extrême-gauche. À cette occasion, l’homme rencontre Julia, future avocate brillante avec laquelle il voyage, notamment à Cuba.

Ayant finalement repris l’affaire familiale, soit la fromagerie Jonquart, Werner s’éloigne peu à peu de Julia, fidèle à l’idéal révolutionnaire, et qui désormais ne voit en lui qu’un homme d’affaires. S’étant choisi un autre destin, Julia sort finalement avec un avocat bordelais, et donne naissance à une fille, Léna. Célibataire, donc, mais homme à femmes, Werner mène l’entreprise avec brio, signant de nombreux contrats. Et c’est là que les soucis arrivent.

Un « drôle de goût » apparaît effectivement dans les produits phares de la marque, tel le « Vieux Prioux ». Parallèlement deux sociétés proposent de racheter le groupe. L’une est dirigée par Matthew McFermack, tycoon américain particulièrement brutal, et dont le comportement n’est pas sans rappeler celui de Donald Trump. L’autre, Tofenum, est dirigée par des Chinois, et donc liée au parti communiste, et… aux Triades.

Toutes deux offrent un montant mirobolant, ce qui semble d’emblée suspect. Outre-Atlantique, Werner découvre un McFermack grossier, sinon menaçant, secondé par un certain Jason, lui aussi insistant. Faisant monter les enchères, il finit par vendre aux Chinois, mettant McFermack en fureur.

De nouveaux problèmes se font jour, toutefois. Un des cadres, le pentester (nommé justement pour découvrir les failles et déjouer les pièges) Dany Schlechter, meurt subitement, mystérieusement. Parallèlement, le groupe subit de plus en plus de cyberattaques, et Werner est physiquement menacé. Outre les Américains et les Chinois, l’ultra gauche, qui voit en Werner une incarnation polymorphe du Mal, détruit littéralement son appartement parisien, sur l’île-Saint-Louis.

L’homme d’affaires, qui s’est entre temps remis en couple avec Julia, craint également de voir sa belle-fille, la petite Léna, massacrée par un commando. Américains comme Chinois sont effectivement liés à des groupes mafieux particulièrement violents, pratiquant torture et assassinat. Werner peut toutefois compter sur le soutien d’une amie d’enfance, devenue major chez Interpol, Stéphanie.

La fin du livre est assez inattendue, et se déroule sur une île, au Sud de la Floride…

Un récit réaliste et haletant

Ayant lui-même eu d’importantes responsabilités, Alain Schmoll maîtrise parfaitement la culture d’entreprise, son vocabulaire et ses codes, ainsi que les notions économiques.

Nous sommes ainsi surpris par la précision des termes, par le réalisme balzacien propre à Schmoll, qui connaît vraiment ce milieu… Réalisme qui se trouve encore renforcé par le préambule, rédigé en… mai 2029 par un mystérieux (et fictif) écrivain public, censé avoir aidé Werner Jonquart dans la rédaction du livre !

Dans un premier temps, il [Werner Jonquart] avait voulu raconter lui-même ces péripéties troublantes, telles qu’elles se produisaient, au moment où il leur était confronté. Il avait commencé à en écrire les chroniques. (…) Puis tout s’est aggravé. (…) Écrire ne lui a plus été possible.

 

– Extrait d’Un drôle de goût !

Réalité et imagination se mêleraient donc, ici.

Le suspense est également maintenu, l’histoire étant riche en rebondissements, souvent inattendus. Il s’agit ainsi d’un roman très actuel, parfaitement intégré au présent. L’entreprise Jonquart est par exemple victime de cyberattaques, comme il est hélas d’usage aujourd’hui.

L’action se situe également en mai 2024, juste avant les Jeux Olympiques, dans la confusion des travaux d’aménagement. Tout semble donc pensé pour que le lecteur adhère au propos, pour maintenir la vraisemblance.

À travers les discussions, parfois animées, de Werner et Julia, se dessinent les contours d’une authentique réflexion politique : demeurée marxiste, Julia souhaite un changement brutal, global, quand Werner désire maintenir une forme de capitalisme social-démocrate. Julia évoluera avec le temps.

Quelle est clairement la pensée d’Alain Schmoll ? La question reste ouverte. En tous cas, Un drôle de goût ! n’est pas qu’un banal thriller un peu primaire, sans qu’on puisse, pour autant, parler d’essai théorique. Par moments, Schmoll paraît également se laisser aller au lyrisme. Plusieurs passages sont ainsi très poétiques, écrits dans une langue sobre mais élégante :

L’après-midi tire à sa fin. La température a un peu fléchi. Le soleil, éblouissant, descend sur la Seine, irradiant ses eaux filantes d’une lumière presque blanche.

 

– Extrait d’Un drôle de goût !

Trop ambitieux ? 

La critique qu’on pourrait adresser à Schmoll, c’est peut-être d’en avoir voulu trop faire. Malgré les efforts pour maintenir le réalisme, et la vraisemblance, on ne peut que difficilement croire dans le caractère rocambolesque des aventures de Jonquart, homme menacé de partout.

De surcroît, on pourrait également reprocher à Schmoll d’user de certains clichés : le dirigeant américain est nécessairement trumpiste, égocentrique et libertarien, proche des cartels colombiens… Les Chinois sont proches des triades…

Toutefois, et en dépit de ces quelques réserves, Un drôle de goût ! demeure un roman cohérent, assez bien construit, et qui tient le lecteur en haleine. 

« un polar en huis-clos » : Sur Alexandre Arditti dans « Le Dit des Mots »

Polar
Il ne manquait plus au patron de Facebook que d’être la cible d’un polar. C’est chose faite avec L’Assassinat de Mark Zuckerberg(*), de Alexandre Arditi, dont l’intrigue se passe dans un commissariat.

Ce polar est l’histoire d’un crime aux mobiles étranges. En plein Paris, un évènement vient secouer le monde : l’exécution en plein jour du PDG de Facebook Mark Zuckerberg, au sein d’une prestigieuse université parisienne.  Alors que la nouvelle fait l’effet d’une bombe, la police se lance dans une course contre la montre pour démêler les fils d’un complot qui semble impliquer bien plus que ce que l’on voit en surface. Pris dans la tourmente, le Commissaire Gerbier, figure emblématique de la persévérance et de l’intégrité. se trouve confronté à un suspect issu de la mystérieuse organisation Table Rase, plongeant dans un face-à-face tendu avec le coupable déclaré du meurtre.

Journaliste, éditeur, Alexandre Arditi signe un polar en forme de huit-clos qui se déroule essentiellement durant la garde à vue et l’interrogatoire de Franck Travis (en clin d’œil au héros de Taxi Driver) qui reconnaît avoir tiré sur le médiatique PDG connu du monde entier et semble regarder la situation avec une vraie distance. Tout en reconnaissant : « (…) je revendique cet acte on ne peut plus civique et héroïque »

Tribune Juive a lu les deux tomes de « Paul et Suzanne » de Jean-Philippe Bozek

La Chronique estivale de Jérôme Enez-Viard. “Paul et Suzanne” :  un livre de Jean-Philippe Bozek

Voici les deux premiers tomes d’une trilogie constituant la biographie de la famille Dubrule-Mamet, native de Lille et ses environs. L’auteur, Jean-Philippe Bozek, nous plonge au cœur d’aventures humaines et entrepreneuriales où chacun louvoie entre la félicité et les combats du quotidien.

Impossible de comprendre le destin d’un homme et de sa famille sans les replacer au préalable dans un contexte historique. Il est en effet essentiel d’avoir accès aux clefs permettant d’appréhender l’époque à laquelle ces gens-là vivaient, entendu que les soubresauts de la grande Histoire servent toujours de toile de fond aux protagonistes. Jean Philippe Bozek pose ainsi une loupe (bien entendu imaginaire) sur le monde d’hier afin de distinguer ce qui s’y passe au meilleur d’une compréhension confortable pour le lecteur.  

Tome 1 : Les Aïeux (1800 – 1931)

18 brumaire, an VIII de la Première République française – correspondant au 9 novembre 1799. À l’heure où débute ce récit, nous voici donc à cheval entre les XVIIIe et XIXe siècle ; le premier s’achève sur l’odeur du sang encore frais d’une révolution sordide, là où le second engage un Bonaparte – devenu consul à vie – rétablissant l’ordre et la paix à l’intérieur du pays. Bientôt la création de la Banque de France… Puis celle du Première Empire… Et la naissance le 5 messidor (mardi 23 juin 1800) à trois heures du matin, du premier héros de notre histoire, un certain Jean-Baptiste Paulus Joseph Dubrule, point de départ de cette biographie chorale, avec pour sujet principal l’ascension et les turpitudes sociales d’une famille sur deux siècles, de la révolution industrielle à la libération des mœurs, en passant par les années sombres des deux guerres mondiales. Jean-Philippe Bozek signe une magistrale saga économique et humaine dans un monde tantôt essoufflé (la fin du XIXe )puis ragaillardi (la Belle Époque et les Années folles) ; ce sont autant de voyages et rencontres au fil des visages qui prennent corps sous les yeux d’un lecteur comblé par une profusion de détails passionnants. 

Tome 2 : Guerre et Paix (1932 – 1950)

La deuxième partie commence à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Le lecteur est maintenant familier avec les personnages et les époques où sont plongées leurs racines avant d’en tirer le meilleur de la sève. Mais les premières décennie du XXe siècle, dont chacun envisageait le meilleur sans présager le pire, doivent faire face à l’invraisemblable d’un nouveau conflit que tout le monde prévoit redoutable puisqu’il sera « la plus violente déflagration que l’humanité ait connue. » Les temps de guerre… Le front de l’Est… La zone occupée… Le feu des alliés… La victoire puis la liberté… Il est ici avant tout question de Paul et Suzanne, dont les prénoms donnent son titre à la saga, et de leurs sept enfants, tous aujourd’hui encore vivants.

Bien que nous ayons affaire à une biographie familiale, le mot roman – pour la merveilleuse envolée qu’il représente – aurait pu se laisser imprimer sur la couverture des deux volumes ; si ce n’est que pas un des personnages ne relève de la pure invention. Les acteurs majeurs de cette histoire (et ils sont nombreux), ont tous véritablement existés ou existent encore ; ils ont été “créés” en amalgamant quantité de souvenirs dûment recherchés au cours d’une longue investigation familiale et historique. Chacun d’eux est l’indispensable abacule d’une mosaïque ici reconstruite en un portrait social issu d’une mémoire collective recouvrée en une seule. 

Esprit de famille

Chez Paul et Suzanne , la réalité quotidienne dépasse toujours – et de loin ! – la fiction romanesque ; c’est bel et bien de cela dont il est avant tout question dans ce texte : Jean-Philippe Bozek n’a rien inventé, il est même à supposer que ce qu’il raconte reste en-deçà de la vérité, car toute vie est intrinsèquement incohérente et désordonnée, en faire un livre revient à la minimiser pour qu’elle n’apparaisse pas invraisemblable et moi encore rocambolesque. C’est ensuite aux lecteurs d’ajuster en “lisant” entre les lignes ; ils sont à ce titre aidés par une remarquable iconographie : plus de deux cents photos et illustrations facilitent la projection (au sens propre) dans l’histoire. Alors ! Faut-il lire Paul et Suzanne ? Oui… Oui… Et oui… Trois fois oui…

… pour toutes les raison évoquées plus-avant, mais aussi parce que le texte est remarquablement écrit d’une plume académique ; elle se prête ô combien ! à la trame de l’histoire et correspond aux époques traversées. En outre, le conformisme d’un style aide à s’éloigner de la morale sociale et politique des sagas traditionnelles trop souvent asphyxiantes. Enfin, Paul et Suzanne rappelle que la filiation est avant tout une notion de sentiments plutôt que de gènes ; Jean-Philippe Bozek raconte bien entendu l’intimité d’une famille d’industriels et la mise en lumière des ressources qui ont contribué à leur prospérité, il n’oublie cependant pas la sensibilité des pères, des mères, ni celle des enfants grâce à laquelle s’agglomère l’esprit de famille dans lequel tout le monde aime à se projeter. En un mot : formidable !

Paul et Suzanne

Histoire de le Famille Dubrule-Mamet (en deux tomes)

Un livre de Jean-Philippe Bozek

Éditions Place des Entrepreneurs 

Environ 250 pages (x 2) – Nombreuses illustrations N&B et couleur – 25,00 € le tome

Jérôme Enez-Vriad

© Juillet 2024 – Tribune Juive & J.E.-V. Publishing

Entretien philosophique de Francis Coulon avec le philosophe Marc Alpozzo pour Causeur sur l’utilitarisme

La force de la philosophie utilitariste c’est sa «simplexité»!

Entretien avec Francis Coulon

La force de la philosophie utilitariste c’est sa «simplexité»!
Galeries Lafayette, à Paris. DR.

Ancien directeur financier dans des sociétés prestigieuses telles que Danone et LVMH, Francis Coulon est l’auteur du révélateur Sortir de la société en crise, paru chez VA Éditions. Il y propose ses solutions pour mettre fin à notre croissance stagnante et aux inégalités croissantes, grâce à l’utilitarisme. Cette philosophie, peu connue en France mais très influente dans le monde anglo-saxon, a en réalité contribué à forger le monde global dans lequel nous vivons…


Marc Alpozzo et Francis Coulon. DR.

Marc Alpozzo. Votre livre porte sur la philosophie utilitariste. Pourtant, ce n’est pas le livre d’un philosophe mais plutôt d’un économiste. Vous êtes en effet l’ancien directeur financier d’entités prestigieuses telles que Danone et LVMH. L’endettement de la France atteint des chiffres record. Votre souci, dans ce livre, c’est d’y répondre mais de manière inhabituelle puisque vous allez dépêcher des philosophes anglais et utilitaristes comme Bentham ou Stuart Mill. Pourquoi choisir cette voie ?

Francis Coulon. Très tôt j’ai été attiré par la philosophie utilitariste. N’étant ni philosophe, ni politique, ni économiste, mais j’espère un peu tout à la fois, j’ai apprécié cette pensée pluridisciplinaire. Bentham et John Stuart Mill m’ont enthousiasmé car ils savaient croiser ces trois approches et jeter un regard philosophique global sur ce qui touche à l’individu mais également à l’État, au gouvernement, à la justice et au bien commun.

La rationalité est mon ADN, et cette approche dénuée d’idéologie m’a paru très appropriée pour analyser nos problèmes aujourd’hui. Pour reprendre la distinction très pertinente de Max Weber, la philosophie utilitariste est plus « une éthique de responsabilité, qu’une éthique de conviction ». C’est-à-dire que ce qui importe dans une décision politique, ce sont les conséquences positives ou négatives pour les citoyens, quels que soient les motifs invoqués.

Confronter les idées au réel, voilà ce qui me passionne et c’est ce que j’ai voulu faire dans ce livre.

La philosophie utilitariste que vous proposez est une philosophie pragmatique, à l’anglo-saxonne : on ne se paie pas de mots ; des actes ! Bien. Si pourtant l’on se tient bien loin des carcans idéologiques que vous dénoncez, on ne voit pas comment vous allez résoudre les problèmes concrets des gens, en recourant à l’utilitarisme qui soutient que « l’action est bonne si elle tend à promouvoir le bonheur ». Mais de quel bonheur parlons-nous ici ? Est-ce le bonheur au sens philosophique, ou le bien-être des citoyens, et dans ce cas, en quoi l’utilitarisme serait supérieur à toute autre méthode ?

L’utilitarisme est une philosophie anglo-saxonne, pragmatique, récente car conçue à la fin du XVIIIe, mais elle s’est exprimée dans le prolongement des philosophes grecs. Aristote, Platon, Épicure affirmaient que le « souverain bien » était l’objectif final recherché par tout être humain et qu’il n’y avait rien au-dessus du bonheur puisque toutes les autres actions n’étaient que des moyens d’atteindre cet objectif.

Les philosophes utilitaristes ont renouvelé cette approche et pour eux quand ils parlent de bonheur, il s’agit du souverain bien. C’est très déconcertant, car les philosophes utilitaristes n’ont jamais défini leur conception du bonheur avec précision. Reprenant le constat d’Emmanuel Kant « Le bonheur est un idéal de l’imagination », ils considèrent que le bonheur est une donnée individuelle, que mon bonheur n’est pas le même que le vôtre et surtout que personne ne peut se mettre à ma place pour me dire quel est mon bonheur et ce que je dois faire pour l’atteindre. John Stuart Mill est le grand penseur de « La liberté » et dans son livre au titre éponyme, il affirme que « personne n’est mieux placé que moi pour dire ce qui me convient ». Nous sommes ici au cœur de la pensée anglo-saxonne où la liberté est la valeur fondamentale.

Comment définir le bonheur au niveau du bien commun ? Il y a un premier niveau, le bien-être, et l’État-providence se doit d’assurer aux citoyens la santé, l’éducation et la sécurité. Mais les utilitaristes demandent aux pouvoirs publics d’aller plus loin et de permettre à chacun d’être capable de réaliser son choix de vie selon ses préférences.

Un exemple, celui du Covid. Lors d’une recrudescence de la pandémie, le gouvernement chinois a isolé la population de manière autoritaire, dans un souci d’efficacité, pour éviter une propagation du virus. Mais les Chinois ont manifesté contre cette politique « zéro covid » qui ne prenait pas en compte un droit humain fondamental, la liberté, fondement du bonheur. C’est à propos du Covid que le philosophe André Comte-Sponville, dans une forme d’utilitarisme de préférence, a affirmé que « ne pas tomber malade n’est pas un but suffisant dans l’existence ».

Le president chinois Xi Jinping dans la ville de Wuhan le 10 mars 2020 © CHINE NOUVELLE/SIPA

« Le plus grand bien pour le plus grand nombre de personnes. » N’est-ce pas plutôt un slogan qu’un projet réaliste ?

La force de la philosophie utilitariste c’est sa « simplexité », sa capacité à rendre simples des choses complexes. Le risque est de considérer ses affirmations comme des évidences ou des slogans. En réalité, le principe d’utilité « Le plus grand bien, pour le plus grand nombre » est fondateur d’une véritable méthodologie de l’action comprenant une articulation efficacité/justice. Sur le plan économique, John Stuart Mill parle d’une articulation production/répartition : Nous devons dans un premier temps créer le maximum de richesses qui permettront de donner du pouvoir d’achat et des biens sociaux à la population. Dans un deuxième temps se pose la question de la répartition qui doit être la plus juste possible, ne laissant personne au bord de la route.

Lorsque le gouvernement veut réaliser une réforme, il devrait respecter cette méthodologie. Par exemple, lors de la réforme Macron des retraites, il y avait un souci d’efficacité : assurer la pérennité du système de pension confronté à une baisse du nombre d’actifs et une augmentation de la durée de vie des retraités. Le résultat a été en demi-teinte, mais la solution proposée a surtout été critiquée sur le plan de la justice, car ne prenant pas en compte les carrières longues de ceux qui ont commencé à travailler tôt et les carrières hachées des mères de famille. La solution envisagée en 2020 de retraite à points me semblait plus pertinente sur le plan de l’efficacité et de la justice.

Je n’ai pas été surpris de voir en vous un européiste convaincu. Pourtant, l’Europe peine à demeurer crédible aujourd’hui aux yeux du plus grand nombre. L’Europe dans sa forme actuelle en tout cas. La preuve en est que partout en Europe les « populistes » ont le vent en poupe, et on a le vif sentiment que l’Union européenne repose sur le pouvoir de technocrates déconnectés du terrain. Votre philosophie utilitariste est-elle en opposition avec les décisions de la commission de Bruxelles ? Pourquoi donc continuez-vous à être attaché à l’Union européenne sous sa forme actuelle ?

Ce qui m’importe en priorité, c’est le plus grand bien pour les Français. Nous sommes les mieux placés pour dire ce qui nous convient, mais la France ne représente que 1% de la population mondiale et il y a des domaines où la mutualisation des 27 pays européens peut apporter un avantage. C’est le cas chaque fois que la taille est importante : dans la transition énergétique où il faut créer des « giga factories » de batteries, de panneaux solaires, dans le domaine financier et celui de la monnaie pour avoir du poids face au dollar, dans la défense et l’armement… Dans ces sujets, jouons la globalisation. En revanche, en ce qui concerne le détail, les normes notamment agricoles, la dimension de la nation me parait, sauf exception, préférable.

Grand spécialiste de l’euro, vous avez assuré la transition de la monnaie nationale vers l’euro dans plusieurs sociétés du groupe Danone et dans différents pays. Considérez-vous que l’euro nous protège davantage que les monnaies nationales ?

Une monnaie commune à 20 pays est plus forte car adossée à une économie de près de 17 000 milliards d’euros. Cette mutualisation apporte de la stabilité et des taux d’intérêt bas. L’euro n’a jamais été vraiment attaqué par la finance internationale depuis sa création contrairement aux monnaies de pays en difficulté. Les groupes multinationaux comme Danone ont de la visibilité et sont dans la zone euro à l’abri des dévaluations compétitives qui auparavant fragilisaient leurs politiques commerciales. L’inconvénient est que les pays perdent leur autonomie monétaire et ne peuvent plus utiliser la dévaluation pour retrouver de la compétitivité. Mais est-ce un mal si l’on se souvient de la période 1944-1987 où la France dévaluait tous les trois ans et où le franc était considéré comme une monnaie faible ?

Bruno Le Maire et Christine Lagarde, Paris, 25 février 2022 © Francois Mori/AP/SIPA

L’Union européenne semblait jusqu’aux élections avancer dans la voie du fédéralisme, participant à la démarche de globalisation souhaitée par les mondialistes comme Jacques Attali. Croyez-vous le sentiment d’appartenance à l’Union européenne plus fort que celui d’appartenance aux nations qui la composent ? Doit-il prédominer ?

Il y a un aspect économique dont nous venons de parler, mais il y a aussi un aspect civilisationnel. Les différentes nations européennes ont toutes leurs spécificités. La philosophie utilitariste parle du plus grand bonheur pour les personnes concernées. Plus la population sera homogène avec une histoire, une culture, une langue, des traditions communes, plus le bonheur sera facile à atteindre au sein d’un État-nation.

D’un autre côté, Samuel Huntington, l’auteur du livre clé Le choc des civilisations, affirme que « les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques. Elles sont culturelles. » De son point de vue, l’Europe (que l’on peut étendre à l’Occident) constituerait une des huit civilisations majeures, marquée fortement par la religion chrétienne et ayant en commun su tirer profit des révolutions industrielles depuis le XVIIIème siècle.

Quant à la « civilisation universelle » des mondialistes, elle est plutôt en recul du fait de la contestation des valeurs de la civilisation occidentale par le « Sud global ».

Bruno Le Maire affirme avoir « sauvé l’économie française » alors que notre note vient d’être dégradée par l’agence Standard & Poor’s. A-t-il quelques raisons de dire ce qu’il dit ? Le « quoi qu’il en coûte » et l’assistanat ne sont-ils pas radicalement opposés aux principes de l’utilitarisme ?

Le « quoi qu’il en coûte » a diminué les peines lors de la pandémie en évitant des faillites d’entreprises, mais nous a fragilisés. C’était une mesure d’exception qui a probablement duré trop longtemps et qui est en partie responsable de notre déficit et d’une explosion de la dette publique.

Il y a 150 ans, John Stuart Mill affirmait déjà : « Si la condition de l’individu secouru est aussi bonne que celle du travailleur qui se suffit par son travail, l’assistance saperait par la base l’activité et l’indépendance personnelle ». Je crois que dans un pays où le travail est valorisé, le peuple est plus heureux car il trouve dans le travail à la fois une satisfaction personnelle et un enrichissement du bien commun. C’est le pari du libéralisme, que les forces individuelles aillent dans le même sens et participent au bonheur de tous.

Ceci suppose de supprimer les « bullshit jobs » et de donner du sens au travail en valorisant la créativité, l’autonomie. Les utilitaristes disent que le travail doit être « utile », c’est-à-dire bon pour l’individu et pour la société.

Que pensez-vous du score historique du Rassemblement national aux dernières élections européennes ? Quelle conséquence croyez-vous que cela aura sur l’Union européenne dans un avenir proche ?

Les gouvernements des 30 dernières années ont refusé de voir les problèmes liés à l’immigration et à la sécurité. Ils n’ont pas écouté les Français et ce déni a eu des répercutions très négatives sur le « vivre ensemble ». C’est un problème civilisationnel qui explique la montée des partis populistes au niveau français et au niveau européen.

Le Rassemblement national et le Nouveau Front populaire proposent aujourd’hui une « politique de demande » alors que l’Europe et encore plus la France ont à l’inverse besoin d’une « politique d’offre », de réarmement industriel pour faire face à la concurrence mondiale, notamment chinoise. Je pense que le RN, plus réaliste que le NFP, abandonnera ses propositions électoralistes pour revenir à plus de rationalité et que l’éthique de responsabilité prendra le pas sur l’éthique de conviction.