Franck Archimbaud publie L’homme qui voulait Otrechoze, un livre autobiographique qui retrace son chemin depuis son enfance dans une modeste famille normande, son école hôtelière, son évolution dans le milieu de la restauration et jusqu’à la fondation de sa société Otrechoze, une enseigne à consonance singulière qu’il a créée et qui renvoie à un mode de restauration mettant au centre les filières locales et durables. Un parcours parsemé de rêves, de projets, de réussite et d’échecs, de remise en cause et de rebondissements, bref une vie bien remplie d’ idéaux et de volonté capable de faire pousser les limites, une quête de sens, de spiritualité et d’amour à donner aux autres.
Dès les premières pages de votre livre, vous parlez d’un « précieux secret appelé à être partagé » et de votre travail d’écriture comme d’« un moment de rare d’intensité ». Occasion de vous interroger sur les raisons profondes qui vous ont poussé vers ce projet. Comment est né ce livre et à quel appel intérieur vous concernant répond-il ?
Ce livre est la matérialisation, le résultat d’un besoin viscéral et irrépressible de transmettre ce que la vie m’a enseigné.
Je souhaite partager le long cheminement de pensée qui m’a conduit à ce mystérieux Otrechoze. Le mot, le livre sont imbriqués. Imprégné d’un constant esprit de synthèse, j’ai toujours tout analysé en cherchant à créer des liens entre les idées et les choses. Touché par les déséquilibres, écologiques et sociaux, de notre société, j’ai réfléchi à ce changement nécessaire. Individuel et collectif. C’est ainsi que j’ai inventé Otrechoze, fruit d’une quête altruiste. J’ai rêvé d’un processus universel. Suffisamment dépouillé, aisément transposable et appropriable. Un mot familier, qui parle à tous, mais orthographié autrement pour être clair sur les intentions. J’ai pu prendre conscience très tôt de ma fragilité et de ma finalité en tant qu’être humain. J’ai expérimenté le fait qu’un seul mot peut tout changer, structurer la pensée. J’explique ce cheminement dans mes conférences.
C’est comme une percée, une porte qui s’ouvre vers un monde inconnu, vers ce qui n’est pas prédéfini.
La mise à l’arrêt forcée par la pandémie a favorisé ce travail en m’offrant un temps inédit. Un temps pour me consacrer au délicat exercice de l’écriture. D’ordinaire, les gens comme moi ne prennent jamais le temps de se poser pour écrire, pris dans la roue infernale du travail.
Vous parlez, en évoquant votre adolescence, de « la Simplicité du chemin vers soi-même » qui a été pour vous une garantie de bonheur au sein de votre famille. Quelles ont été les valeurs qui vous ont construit et qui vous ont été transmises au sein de votre famille ? Et pourquoi parlez-vous d’une « angoisse existentielle intrinsèque à l’héritage paternel » ?
Le moment du repas concentrait toutes les valeurs familiales. En particulier celui du dimanche midi. Le repas incarnait à la fois l’acte de partage et de réconfort, la convivialité, l’esprit chaleureux, le plaisir, la satiété, la bonne chère. Le bonheur, c’est à table qu’on le trouvait. Pour moi, les repas étaient également source d’informations. Observer quelqu’un manger s’avère riche d’enseignements.
Mon héritage familial comporte aussi des zones d’ombres. Mon père, angoissé par sa mort, en faisait planer le spectre sur notre foyer. Par la suite, j’ai intégré ses peurs, et elles ont influencé ma vision de la vie. Je me suis surtout retrouvé dans une course perpétuelle contre la montre. Avoir peur de mourir prématurément signifiait que tout était urgent. N’avaient de sens à mes yeux que les choses pouvant être faites très rapidement. Ce trait de caractère me fut utile dans la restauration où il faut toujours faire vite.
Lors d’une sortie scolaire, vous assistez pour la première fois à une représentation théâtrale, Le Malade imaginaire de Molière. Du haut de vos dix ans, vous avez la révélation d’avoir trouvé la pleine mesure de votre « voix », de votre « voie ». Que voulez-vous exprimer par ce jeu de mots, si imagé et si explicite à la fois ?
Lors de cette pièce de théâtre, je fus émerveillé, en particulier par les voix. Celles des comédiens parvenaient à mes oreilles dans toute leur clarté, leur pureté et leurs émotions. C’est bien après, en analysant ce que j’avais vécu ce jour-là, que j’ai compris ce qui avait touché l’enfant que j’étais. En favorisant l’expression de la voix, dans mon imaginaire, le théâtre permet d’incarner sa voie, son chemin personnel. Dans ma vie, face aux perches tendues pour m’aider à aller vers ce qui m’inspirait, je restais généralement sans voix.
Comment êtes-vous entré à l’école hôtelière ? Peut-on dire que vous avez pris conscience très tôt de ce que vous allez appeler par la suite votre vocation ? Ou c’est le hasard qui vous a guidé vers cette carrière ?
Comme je l’expliquais, au sein de ma famille, nous avons toujours entretenu un rapport étroit à la nourriture. Dès mon plus jeune âge, j’avais un lien passionnel avec les aliments.
Le déclic est venu lors d’une visite scolaire dans une boulangerie – pâtisserie du quartier. Le patron, sympathique et chaleureux, nous a accueillis les bras ouverts et avec bonhomie, offrant à chacun un pain au chocolat. La chaleur réconfortante de la boulangerie contrastait avec le froid hivernal. Ici, tout sentait bon et appelait à la gourmandise. Je fus conquis. Alors, quand vers douze ou treize ans – qui demeure selon moi un âge trop jeune pour décider de son destin, on m’a demandé quelle orientation je souhaitais prendre, j’ai répondu : pâtissier. Quelque temps après, j’ai finalement choisi de m’engager vers le métier de cuisinier, jugeant qu’il m’offrirait plus de potentiels et de perspectives d’évolution.
Avec votre entrée dans cette l’école, une autre dimension viendra rejoindre votre désir de rêve : il s’agit d’apprendre « la valeur de l’excellence » dont vous dites qu’elle restera gravée pour toujours dans votre crédo professionnel. Que pourriez-vous nous dire de ces valeurs transmises lors de vos études ? Comment pourriez-vous décrire votre parcours pendant ces années d’études ?
J’ai eu la chance d’évoluer dans une école hôtelière de cuisine française renommée. Les cours étaient délivrés par des chefs ayant fait carrière dans de grandes maisons. Les conditions d’apprentissage étaient royales : une immense cuisine, digne d’un palace, composée de plusieurs postes équipés distincts. Je me sentais privilégié, et, en même temps, si jeune pour entrer dans la vie active en tant qu’apprenti. J’ai découvert le luxe, l’élégance des dressages, la préciosité de la vaisselle, le beau selon les codes de la gastronomie française. Un tel niveau d’excellence s’accompagne immanquablement d’un haut degré d’exigence et de courage. Le métier est dur. Il faut se remonter les manches et se lever tôt. Je me suis très vite accroché au métier.
Que signifie « le vertige des sens » qui intervient pendant vos études, à tel point – dites-vous – que « l’on sort du cérébral pour se plonger dans la sensation » ? Et pourquoi définissez-vous le cuisinier comme « un alchimiste » ?
En mangeant, nous entrons dans un rapport à la matière qui suscite émotions et sensations diverses. Lorsqu’on est face à un plat, tous nos sens se mettent en éveil afin d’en décrypter la teneur. Le parfum, l’esthétique, les textures, la palette des saveurs, et, parfois, les sons, nous enveloppent. C’est ce qui nous fascine dans la nourriture. La cuisine, c’est de l’alchimie. L’association de matières brutes pour devenir des mets.
Le mot cuisiner vient d’ailleurs du latin cuire. C’est sous l’action de la chaleur que les ingrédients deviennent des plats. Ces dernières années, je me suis formé à la cuisine. Une cuisine qui a de l’avenir et meilleure pour la santé.
Vous parlez de votre carrière comme « d’une course folle » qui réclame du temps et de l’énergie et surtout une grande capacité à gérer des situations difficiles et des moments inattendus. Quelles qualités ou sacrifices vous a demandé un tel travail, que ce soit en Grèce ou dans le nord ou le sud de la France ?
Pour exceller en gastronomie, il faut avoir le sens du service absolu. Tout donner. L’abnégation, l’oubli de son ego, sont de rigueur. Tel un sportif, savoir mettre tout en œuvre pour atteindre rapidement l’objectif fixé est également nécessaire. Je me sens comme un Vatel des temps modernes. Mon tempérament perfectionniste et ma ténacité à toute épreuve m’ont toujours été d’une grande utilité. Et comme le temps m’a toujours paru être une ressource rare, j’ai sans peine réussi à tenir cette course folle.
Être créatif demande cependant d’apprivoiser le paradoxe entre abnégation et connexion à sa singularité.
Mon parcours est aussi le reflet d’une revanche personnelle. Vouloir autre chose pour moi-même que l’avenir tracé. C’est, ça aussi, mon Otrechoze.
C’est un cri du cœur pour aider toutes celles et tous ceux qui choisissent de s’extirper.
Mon expérience sur l’île grecque de Rhodes m’a ouvert un champ de perception nouveau, influençant toute la suite de ma carrière. Au cœur de la Méditerranée, envoûté par les saveurs exceptionnelles de ses fruits et légumes gorgés de soleil, j’ai enfin compris comment fonctionnait la nature. Un ancrage sur le produit s’est opéré en moi. Un aliment est indissociable de son terroir. Alors que je venais d’apprendre toute la cuisine et la pâtisserie françaises, je découvrais, loin de la France, la valeur des produits.
Là-bas, la salade grecque traditionnelle que je croyais répétitive et ennuyeuse m’a fait prendre conscience de la palette insoupçonnée que chaque légume, chaque aliment pouvaient offrir. La « saveur unique des tomates » n’existe pas. Il existe une multitude de saveurs de tomates. Selon la variété, le terroir et la provenance, les conditions de production, de récolte et d’acheminement.
À travers votre expérience de vie telle que vous la décrivez dans votre livre, on apprend qu’au-delà du travail, de l’effort, il faut toujours garder un regard vers un rêve capable de vous pousser ailleurs. Que pouvez-vous nous dire de cette part de rêve qui vous a toujours accompagné dans la vie ? Je prends ici deux exemples : dans vos projets vous avez toujours eu le sentiment que vous pouviez/que vous deviez faire « otrechoze », mais aussi dans votre vie intime, chercher l’âme sœur et répondre à ce que vous appelez la peur de décevoir ?
Avant cette introspection j’étais toujours à la recherche d’autre chose, de stimulations. Je sais que, peu importe l’objet de ma quête, le processus va m’enrichir, me transformer. Il en va de mes projets personnels, professionnels, comme de mes rencontres amoureuses. Le rêve amoureux et son idéal de complétude par l’âme sœur furent très présents en moi. Une histoire d’amour est comme un voyage vers autre chose que soi avant de trouver l’harmonie de ce que je décris dans le livre comme « le couple royal ».
Que pouvez-vous nous dire de l’acte de courage, de la volonté d’affronter la fatalité, « d’inverser l’ordre des choses pour finalement parvenir à changer le monde ». Croyez-vous possible une telle chose ? Votre parcours de vie le prouve-t-il, et, si oui, comment l’avez-vous vécu ?
Oui, je crois que l’on peut changer le monde en changeant son monde. Pour moi, ce changement est indissociable de la notion de transmission.
Le courage, c’est celui de relever les défis en remontant la rivière à contre-courant. Hormis de rares exceptions, il est difficile de s’extraire de son milieu pour devenir un autre. Influencé par l’ancien modèle, il faut là encore s’armer de courage, fournir des efforts pour le déconstruire. Je pense que nous sommes en grande majorité le fruit de notre environnement, notre milieu, qu’il soit familial, amical, social, culturel. Décider de s’extirper et y parvenir, c’est courageux. C’est ce qui m’a animé dans mon parcours et m’a conduit vers mon Otrechoze.
Dans mon enfance, j’ai senti le poids de l’immobilisme et du conformisme qui m’entouraient et cherchaient à me happer. Ce qui l’incarnait le mieux, c’était la télévision. Je suis un enfant de la télé. Dans ma famille, comme dans bien d’autres, elle était omniprésente, sacralisée. J’observais mes proches boire religieusement ce qui en sortait et écarquiller les yeux devant la vie des autres, en oubliant la leur, devant cette brochette de présentateurs, devenus presque des membres de la famille. Ces Drucker et compagnie, ces figures d’un entre-soi aux manettes du petit écran. Avec leurs « divertissements », ils me semblaient responsables de l’inaction ambiante, de l’abrutissement des masses, quand ils auraient pu contribuer à l’éveil dans des milieux où la culture était absente. Ils auraient pu élever les consciences, mais n’ont fait que conforter le modèle politique et social de l’époque. Pendant que la majorité du peuple « s’affaiblissait » devant ces émissions, nos usines disparaissaient sans se renouveler, le chômage ne cessait de croître, et la dette de l’État par la même occasion.
Votre rêve d’enfant lié au théâtre ne vous a jamais quitté. Vous parlez même du monde « qui ressemble à un théâtre où chacun joue un rôle en le prenant au sérieux au point de se confondre avec lui ». Tenons-nous ici un des éléments qui vous ont conduit vers votre concept de restauration ?
Quand je travaillais dans une multinationale, j’évoluais dans une sorte de pièce de théâtre, où chacun jouait son rôle. Cela sonnait faux. Les gens semblaient se confondre avec leur fonction, comme s’ils étaient convaincus de leur attribution. Tout était ainsi bien orchestré pour asseoir le rapport de domination. Ceux qui savaient, ou qui disaient savoir, s’assuraient de mettre la distance nécessaire entre ceux qui ne savaient pas. Mais que deviennent la spontanéité, la créativité, l’innovation quand chacun est conforté dans son rôle ? Libérer les énergies et les personnes, voilà ce à quoi je rêvais. C’est aussi pour renverser ce monde factice que j’ai voulu Otrechoze.
Arrivé à ce numéro 11 qui a une importance particulière pour vous, permettez-moi de vous demander en guise de conclusion de nous parler plus en détail d’Otrechoze ? Que diriez-vous en guise d’invitation à mieux vous connaître au lecteur qui ouvrira votre livre ?
À travers mon livre, j’ai voulu faire passer des messages forts et qui me tiennent à cœur. Des messages que j’aimerais transmettre pour aider toutes celles et tous ceux qui veulent changer leur monde. Qui veulent que nous bâtissions un monde plus juste, plus humain, plus écologique, plus beau.
Je l’ai appliqué lorsque j’ai monté un lieu de restauration biologique valorisant les circuits courts et créant du lien en zone franche urbaine de Rouen. Créant en 2007 la surprise chez ceux qui n’étaient pas habitués à ce que le bon et le qualitatif s’invitent à leur table, il devint un lieu de vie incontournable dans cette ville.
Otrechoze, c’est un processus que l’on amorce quand on ressent intimement que ça ne tourne pas rond. Une force que l’on sollicite quand le ciel s’assombrit. On sait qu’il faut innover pour bâtir un autre modèle. Pour y parvenir, on doit se remonter les manches, mais aussi se réinventer, partir en quête. Vient alors la nécessité de se rapprocher de soi, du vrai, de notre propre lumière intérieure, de se frayer un chemin heureux en dépassant nos peurs et nos croyances, avec audace. Bien souvent, cette étape ne peut être franchie sans comprendre l’existant et sans oser sortir des conventions. Posture qui demande d’ouvrir l’œil. Quand, alors, on est prêt à recevoir, à comprendre, Otrechoze se présente à nous sous un jour nouveau. Il est ce que l’on ne connaît pas encore. Magie, étonnement, voyage, plongée dans l’après.
En cette période si chamboulée par l’épidémie de la Covid, nous prenons une fois de plus conscience que nous sommes allés trop loin dans bien des domaines. Nous découvrons que nous sous-vivions. L’esprit sait se faufiler à travers les contraintes…
À nous, maintenant, d’aller vers OTRECHOZE.
Propos recueillis par Dan Burcea
Franck Archimbaud, L’homme qui voulait Otrechoze, Éditions Scripta (12 février 2021), 442 pages.