« Faire l’amour » par Thomas Giovannetti (« Libération »)

Faire l'amour.jpgLIBERATION, mercredi 22 août 2007

Le disque
Faire l’amour 18 E
Livre CD Jean-Philippe Toussaint
Par THOMAS GIOVANNETTI

Dans cette édition sonore, la prose fragile, sensible et mesurée de Jean-Philippe Toussaint émoustille l’auditeur. Loin d’appauvrir le roman, les larges extraits choisis et lus par l’auteur conservent l’esprit de son écriture tout autant que l’intrigue : une histoire d’amour dans laquelle Toussaint nous embarque, d’une voix délicate, romantique, sans sentimentalisme ni prétention. Comme un petit trésor d’amour perdu, quelque part dans un grand hôtel tokyoïte, l’amour que l’on fait encore et toujours sans savoir pourquoi, la passion dévastatrice, la tentation du crime et l’escapade nocturne dans les rues de la capitale japonaise, comme une fuite en avant.

« Le roseau révolté » de Nina Berberova, lu par Isabelle Huppert

Le roseau révolté.JPGIsabelle Huppert lit
Le Roseau révolté
de Nina Berberova

Coffret 2 cassettes- 25,50 €
2CD – 27 €

“ Il arrive dans la vie de chacun que, soudain, la porte claquée au nez s’entrouvre, la grille qu’on venait d’abaisser se relève, le non définitif n’est plus qu’un peut-être, le monde se transfigure, un sang neuf coule dans nos veines. C’est l’espoir. Nous avons obtenu un sursis. Le verdict d’un juge, d’un médecin, d’un consul est ajourné. Une voix nous annonce que tout n’est pas perdu. Tremblante, des larmes de gratitude aux yeux, nous passons dans la pièce suivante où l’on nous prie de patienter, avant de nous jeter dans l’abîme. ”

Ainsi commence le dernier bref voyage que les deux amants font ensemble avant de se séparer. Elle reste à Paris, exilée de son pays natal, la Russie ; il rentre en Suède avant que la guerre ne l’en empêche définitivement. Après ce dernier paradis – leur mardi, comme ils l’appellent dans leur langue à deux –, la mémoire se réduit, s’effiloche, attaquée par la séparation et par la guerre.
Néanmoins, l’espoir du “ mardi ” survit à la guerre et conduit cette femme à la recherche de l’amant, dont elle n’a plus de nouvelles. C’est alors que le sens de leurs deux destins finalement se révèle. D’un côté, elle a gardé intact ce “ noman’s land, où prévalent la liberté et le mystère, où adviennent parfois des choses étonnantes. On y rencontre des hommes qui se ressemblent, on relit un livre avec une acuité particulière, on écoute une musique comme jamais on ne l’avait entendue ”. De l’autre, il a cédé depuis longtemps sa terre de liberté et de mystère. Il a choisi un quotidien prosaïque, protégé et dépourvu d’espace intérieur.

Nina Berberova laisse apparaître subtilement, en filigrane d’une histoire d’amour, une morale qui s’applique parallèlement aux enjeux de toute guerre, de toute lutte : le “ perdant ” est celui qui a abdiqué ses droits sur la mémoire, qui a renoncé à sa liberté intérieure, au lieu de les préserver de toute occupation.

Françoise Collin (auteur de « On dirait une ville » aux éditions Des femmes (« Nouvel Obs »)

Nouvel Observateur du 16 août 2007

Françoise Collin publie un recueil de poésie, « On dirait une ville », aux éditions Des femmes – Antoinette Fouque cet automne.

«Les hommes se sont approprié l’enfantement du sens»
Misogynes, les grands penseurs ?
De Platon à Derrida, le deuxième sexe a souvent été malmené ou incompris par les sages. La philosophe Françoise Collin explique pourquoi

Le Nouvel Observateur. – Le discours des philosophes sur les femmes frappe souvent par sa misogynie… Et cependant ne sont-ils pas avant tout «fils de leur temps» sur ce point ?
Françoise Collin. – Sans doute, mais on attendrait précisément de leur part une clairvoyance particulière. Dans la plupart des cas, nous n’avons pourtant pas affaire à un sexisme primaire. Beaucoup avouent leur trouble face à l’assujettissement des femmes, ont des «moments» de lucidité. C’est le cas par exemple de Kant – le philosophe célibataire -, qui fut bizarrement l’un des plus audacieux sur cette question. Il s’insurge contre l’appropriation sexuelle des femmes par les hommes et soutient que les rapports sexuels doivent être librement consentis par la femme, mais il croit voir dans le mariage une telle garantie. Même lucidité ponctuelle chez Fichte, qui estime que la filiation est prioritairement maternelle, mais seulement si la femme est célibataire, c’est-à-dire si elle ne tombe pas sous le pouvoir d’un mari, qui est alors «nécessairement»le chef de famille. Presque tous questionnent l’état de fait, mais sans remettre en question la structure même des rapports entre sexes.

N. O. – Y voyez-vous l’effet de la subordination sociale et politique dans laquelle furent longtemps tenues les femmes ou quelque chose déplus directement lié à la nature même du discours philosophique ?
F. Collin. – Des Grecs à nos jours, les femmes ont toujours été exclues du discours philosophique, plus encore que des autres formes de savoir. Et d’ailleurs, depuis que les femmes sont elles-mêmes devenues «sujets dénonciation», les choses ont-elles vraiment changé ? Bien sûr, il y a Hannah Arendt, dont tout le monde se revendique désormais, mais c’est l’exception qui confirme la règle, et elle-même se proclame «politologue» plutôt que philosophe.Tout se passe comme si, là où se décline la vérité dans son fondement, la parole ne pouvait être que masculine. Peut-être est-ce parce que le «philosophe professionnel» , comme le formule ironiquement Arendt, est le parallèle laïque du théologien. Il conserve quelque chose du prêtre, gardien farouche de la vérité.

N. O. – Comment expliquez-vous ce monopole à travers les âges… Inaptitude féminine ou expropriation ?
F. Collin. – C’est un phénomène qui est d’abord lié à la forme hiérarchique des rapports entre hommes et femmes tout au long de l’histoire. Mais il y a autre chose. Une sorte de terreur semble s’exercer autour du lieu même de la pensée. Un fait d’autant plus troublant que dans la fantasmatique grecque «l’oracle», la bouche de la vérité, est souvent une femme. Vaste rempart défensif à l’égard du sexe féminin ? La panique des hommes s’expliquerait alors par le fait que l’enfant naît d’un corps de femme, d’où la nécessité de se réaffirmer face à la toute-puissance des mères. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Socrate définit le philosophe comme un «accoucheur»> : face à ce défi qu’est la grossesse des femmes, l’homme répondrait par l’enfantement du sens. Mais je ne crois pas à une «clé» unique, plutôt à un faisceau de faits complexes.

N. O. – Quels sont, selon vous, les philosophes qui furent les plus audacieux à ce sujet ?
F. Collin. – Il n’y a pas les «bons» et les «mauvais». Aucun ne cherche vraiment d’explication au fait que, numériquement majoritaires, les femmes soient maintenues en minorité. Hormis Marx, bien sûr, mais qui pense que le sexisme se résoudra par le dépassement du capitalisme ! Ce qui est frappant, c’est que partant de présupposés souvent opposés ils arrivent à une même justification de l’infériorité des femmes. Julia Sissa a très finement analysé cela chez les philosophes grecs. Aristote passe souvent pour le sexiste par excellence. Il condamne en effet l’«excessive liberté» dont jouissent les femmes Spartiates et considère que les Grecques ne sauraient accéder à l’égalité civique. Qui tiendrait le ménage sinon ? Mais Platon lui-même, qui passe pour égalitariste, finit par remarquer perfidement dans «la République» que si les femmes doivent pouvoir accéder aux mêmes responsabilités que les hommes, et sont en toutes choses égales à eux, elles sont cependant «toujours un peu moins bien».

N. O. – La situation des femmes a bien changé depuis la démocratie athénienne… en France, du moins. Quel en fut l’impact sur le discours philosophique ?
F. Collin. – Relativisons tout d’abord ce changement, du moins sur le plan politique, puisque la République a été fondée en 1789 sans elles et que leur accès au vote date d’après la Seconde Guerre mondiale. Mais leur condition a évolué, bien sûr, notamment depuis la mobilisation inaugurée par le mouvement des femmes. L’apport de Simone de Beauvoir fut considérable sur ce point. Il n’en reste pas moins que, pour elle aussi, les femmes doivent devenir des hommes comme les autres. Elle est dans une logique assimilatrice plutôt que subversive. On pourrait lui objecter qu’on ne naît pas davantage homme, qu’on le devient. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle contourne la question de la maternité. Si la norme de l’humain, c’est le masculin, il est en effet gênant que les femmes soient affectées de cette «bizarrerie» qu’est le fait de donner la vie. Les évolutions technologiques actuelles vont du reste dans ce sens, à travers le projet ou le fantasme d’un «utérus artificiel»qui éroderait une dissymétrie apparemment insupportable.

N. O. – Cependant, dans toute la pensée postmoderne, le féminin est nettement réévalué…
F. Collin. – Chez Derrida, en effet, le féminin devient le synonyme même de la pensée détotalisante face à la prétention de l’Un phallique. En ce sens, on peut lire sa philosophie comme une apologie du féminin. «Je suis une femme», écrit-il même, commentant Blanchot. Je suis pourtant tentée de voir là une affirmation qui démobilise la lutte des femmes plus qu’elle ne la sert. L’affirmation de la valeur du féminin dont se crédite désormais l’homme philosophe recouvre plus qu’elle ne résout la hiérarchie persistante des positions sexuées dans le réel. Même chose, me semble-t-il, pour la queer theory importée des Etats-Unis et qui connaît actuellement une mode en France – voyez la dernière couverture de «Philosophie Magazine»
– sous le patronage, mais à mon avis à tort, de Judith Butler. Proclamer le dépassement de la dualité nous laisse en effet aux prises avec les problèmes effectifs qu’elle pose encore et s’apparente même à une resucée du vieil universalisme, une pétition de principe qui camoufle plus qu’elle ne résout la question des sexes. Question à laquelle, depuis les Grecs, les philosophes ont été beaucoup plus sensibles que le commentaire ne nous l’avait jusqu’ici fait apercevoir.

Françoise Collin, philosophe et écrivain, coauteur des «Femmes de Platon à Derrida» (Pion, 2000), a fondé en 1973 «les Cahiers du Grif», première revue féministe de langue française. Elle est l’auteur de «L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt» (Odile Jacob). Elle publie un recueil de poésie, « On dirait une ville », aux éditions Des femmes – Antoinette Fouque cet automne.

Aude Lancelin
Le Nouvel Observateur

Colette Deblé dédicace sur l’île d’Oléron

La dédicace de Colette Deblé à La pêche aux livres, à Saint-Denis d’Oléron

L’artiste Colette Deblé, auteur de « L’envol des femmes » et fabuleuse illustratrice de la couverture de « Gravidanza », qui a déjà exposé ses peintures à l’Espace Des femmes (35, rue Jacob), a connu un moment de bonheur avec sa dédicace du 16 août (anniversaire de Madonna… aucun lien !) à La pêche aux livres, librairie amie des éditions Des femmes.

Maître Kiejman, dans Le Figaro du 13 août !

Le seul regret de Georges KiejmanSTÉPHANE DURAND-SOUFFLAND. Publié le 13 août 2007

Alors ministre, l’avocat n’est pas parvenu à faire adopter un amendement qui aurait facilité l’ingérence humanitaire.

IL FAUT, au moins une fois dans sa vie, voir plaider Georges Kiejman, représentant de cette génération de très grands avocats qui possèdent l’art du dernier mot. Les plus jeunes, pour la plupart, y ont renoncé : l’exercice demande trop de culture, trop d’humour, trop d’à-propos. Me Kiejman, lui, perpétue la tradition. Tour à tour roué, cinglant, érudit, désopilant, cabotin, cruel, il sait orienter les débats au bénéfice de sa cause. Quand il ne gagne pas, peut-être pense-t-il à ce confrère célèbre qui disait : « Je ne perds jamais un procès. Mes clients, par contre… »

Son plus grand regret, évidemment, tient à une défaite. Mais pas à la barre. Car Georges Kiejman, dans une autre vie, fut, par trois fois, ministre. « Délégué », nuance-t-il. Ce fils spirituel de Pierre Mendès France, qui n’eut jamais sa carte du PS, fut successivement titulaire, en conduite accompagnée, des portefeuilles de la Justice, de la Communication et, enfin, des Affaires étrangères, au milieu des années 1990. Durant son passage à la Chancellerie, il rêve, à défaut de pouvoir révolutionner l’institution judiciaire, d’un but peut-être plus raisonnable : changer le monde.

« J’avais été frappé par l’aspect contradictoire de l’article 2 de la Charte des Nations unies, se souvient-il. Celui-ci stipule à la fois que rien n’autorise l’ONUà intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État », mais que « ce principe ne porte en rien atteinte à l’application de mesures de coercition ». Or, le désastreux spectacle de pays incapables d’assurer leur propre paix ou « jouant des jeux compliqués à l’égard de forces clandestines » s’offrait au monde. On pense à l’Algérie de l’époque, mais aussi, par exemple, au Darfour d’aujourd’hui. D’où l’idée d’amender le texte ambigu, « obligeant chaque pays à se définir par rapport à un génocide présent ou futur ». Le nouvel article mentionnerait ainsi : « Les mesures de coercition peuvent également être utilisées à l’encontre d’un État qui porte atteinte ou laisse porter atteinte à l’existence d’un peuple vivant sur son territoire. »

L’avocat s’ouvre de son projet un mercredi. « François Mitterrand m’approuve chaleureusement, ce qui me vaut d’être un peu entouré à la sortie du Conseil des ministres », s’amuse l’intéressé. Le 4 avril 1991, il adresse un courrier détaillé à Hubert Védrine, alors porte-parole de l’Élysée. Il attend encore aujourd’hui les observations de son « cher Hubert ». Roland Dumas, « seul qualifié pour peser les avantages, les inconvénients et les difficultés d’une telle entreprise », reçoit copie de la missive. Il y répond six mois plus tard dans un pli adressé Place Vendôme, alors que Georges Kiejman est devenu depuis ministre délégué à la Communication. L’avocat indéboulonnable du Quai d’Orsay explique à son collègue itinérant du gouvernement, à qui il donne du « cher Georges », que « sur un sujet aussi sensible, il convient avant tout de ne pas précipiter les événements et d’utiliser au mieux les circonstances ». Seize ans plus tard, le dépit du « cher Georges » n’est pas apaisé : « C’est de la langue diplomatique au sens grotesque du terme, peste-t-il dans son cabinet du boulevard Saint-Germain. Les chaussettes m’en sont tombées sur les chevilles. »

Ironie du sort : le 2 avril 1992, l’avocat reprend son balluchon et s’installe au Quai d’Orsay, auprès de son « cher Roland ». À nouveau, il tente de le convaincre que le droit d’ingérence mérite bien de faire claquer quelques portes à l’ONU. Peine perdue. « Je m’en veux de ne pas avoir fait davantage le siège de Mitterrand, comme la plupart de mes collègues », déplore-t-il. Et pourquoi ne pas avoir cherché l’appui de Bernard Kouchner, en charge de l’Action humanitaire et vibrant théoricien de l’ingérence internationale ? « Les ministres, hélas, travaillent dans leur coin. Dès que l’on veut aider un collègue, il se demande ce qu’on veut lui enlever. C’est très décevant pour nous, qui venons de la société civile. »

Et voilà : entouré de « chers amis », mais privé du soutien d’un parti, peu rompu, à l’en croire, aux ruses des « visiteurs du soir » qui assiégeaient l’Élysée, Kiejman n’aura pas imprimé sa marque à la Charte des Nations unies. Il a repris la robe et continue de faire vibrer les prétoires. Il s’est découvert une nouvelle vocation et raconte magnifiquement, sur DVD, « Les grands procès de l’Histoire » *. Son plus grand regret, finalement, c’est « de vieillir, car il faudrait avoir tout le temps le coeur battant… Même si c’est un peu impudique à partir d’un certain âge ».

* « Les grands procès de l’Histoire » (Caillaux, Kravchenko, Pétain), deux DVD, Édition des femmes.

Le don par Jean Starobinski

Nº2231
SEMAINE DU JEUDI 09 Août 2007
Palette de Maîtres (5)

L’oeil vivant
Le grand critique de la fameuse école de Genève publie cette année «Largesse» et revient sur cinquante ans de voyages littéraires à travers les siècles par Jean Starobinski

Cette cinquième rencontre avec un maître «à penser et à créer» poursuit la série d’été des Débats de l’Obs. Pendant six semaines, nous interrogeons six artistes dans leur genre, six intellectuels qui réfléchissent sur leur art. Des penseurs et passeurs originaux entre les disciplines qui ont fait l’actualité en 2007. Du compositeur français Pascal Dusapin au cinéaste italien Francesco Rosi, de l’anthropologue américain Marshall Sahlins au peintre espagnol Miquel Barcelô, du critique suisse Jean Starobinski au philosophe français François Wahl.

Médecine, littérature
En 1958; interne en psychiatrie à l’hôpital de Lausanne, j’ai rencontré l’une des plus célèbres artistes asilaires : Aloïse, dont les oeuvres sont aujourd’hui conservées au Musée de l’Art brut à Lausanne. Elle avait été préceptrice à Berlin, et convaincue que le Kronprinz était amoureux d’elle ! Elle passait son temps à repasser et à dessiner sur des feuilles de papier beige, qu’elle cousait ensemble pour composer de grandes fesques. J’avais occupe auparavant de 1946 à 1949 un poste d’assistant de littérature française auprès de mon maître Marcel Raymond. J’ai fini par concilier naturellement ces deux approches, l’une médicale, nourrie par la méthode expérimentale, l’autre littéraire, riche de tout un monde de théories. Mes projets mêlaient histoire littéraire, histoire de la pensée médicale, problèmes posés par la psychiatrie contemporaine et l’anthropologie phénoménologique. Je sentais que les analyses littéraires et les recherches médicales pouvaient ainsi devenir complémentaires. Quel plus bel exemple de cette continuité entre les disciplines que celui de la «mélancolie» ? J’ai rédigé ma thèse de médecine sur ce sujet – «Histoire du traitement de la mélancolie» -, qui m’entraînait de la médecine à la théorie littéraire, de l’art à l’histoire sociale, par une série d’étapes en pente douce. Et je me suis intéressé trente ans plus tard, dans mes lectures de Baudelaire, à la puissance de la mélancolie dans son oeuvre poétique. Mon approche de Freud passe par son rapport à la littérature. J’ai guetté chez lui les inspirations qui pouvaient lui venir de sa culture classique, comme la présence de Virgile dans «l’Interprétation des rêves» ! J’essaie de déceler l’héritage humaniste que Freud veut ajuster à la neurologie de l’époque. Ce dialogue entre les arts de la psyché et ceux de la littérature m’a paru de nature à enrichir l’interrogation critique.

Lire/écrire
Mes débuts littéraires datent de la guerre. Les circonstances ont fait que diverses revues m’ont demandé des articles sur la poésie la plus récente. J’ai ainsi souvent rencontré Pierre Jean Jouve, réfugié à Genève entre 1941 et 1944. Je le voyais beaucoup. Il aimait à réunir ses amis le soir à la maison pour donner lecture de ses oeuvres. Je me souviens que je tournais la manivelle du tourne-disque lorsqu’il nous avait reunis autour de son livre sur le «Don Juan» de Mozart. Il vivait avec sa seconde femme, Blanche Reverchon, psychanalyste et l’une des premières traductrices de Freud, dans une maison XVIIIe, en plein coeur de Genève. Pour la revue «Lettres» créée par Pierre Courthion et Jouve, j’ai traduit et commenté Kafka, signalé des oeuvres récentes de poésie, collaboré au journal «Labyrinthe» créé par Albert Skira pour faire suite à «Minotaure». Mais l’achèvement de mes études de médecine retardait mon projet de thèse sur les ennemis des masques dont j’avais eu l’intuition très tôt, durant la guerre. Ce n’est que plus tard, à Baltimore, que j’ai entamé ce programme de recherche qui traversait les siècles. Montaigne pour le XVIe, La Rochefoucauld pour le XVIIe, Rousseau pour le XVIIIe, Stendhal pour le XIXe, et Paul Valéry, celui de «Monsieur Teste», pour le XXe siècle. L’heure était aux entreprises de démystification. Dénoncer l’idéologie devenait une attitude à la mode. Cette recherche généalogique constituait la configuration d’un seul livre qui n’a jamais été écrit. Il s’est plutôt développé dans le temps. J’ai ainsi publié sur Montaigne, sur Rousseau, et «l’oeil vivant» conserve de ce projet panoramique bien des échos.

L’école de Genève
C’est Georges Poulet, l’auteur de la belle série des «Etudes sur le temps humain» et des «Métamorphoses du cercle», qui eut vers 1960 l’idée de nommer «école de Genève» le groupe où il reconnaissait ses propres préoccupations. Il considérait les livre ! de Marcel Raymond et d’Albert Béguin comme les textes fondateurs d’une critique qui privilégiait les faits de conscience. Il y joignait les exemple ! donnés par Rivière et Du Bos. Il s’inscrivait lui-même, en compagnie de Jean Rousset, Jean-Pierre Richard et moi-même. Son approche privilégiait h subjectivité dans les textes littéraires, et quoi il différait d’opinion avec Marcel Raymond et surtout Jean Rousset, qui attachaient une grande importance à l’aspect formel des oeuvres littéraires Moi-même, j’avais retenu beaucoup de la linguistique de Ferdinand de Saussure, qui était enseignée lors de me ! études par Albert Sechehaye, l’un des rédacteurs du «Cours de linguistique générale» d’après les notes prises aux leçons du grand linguiste. En far d’«école de Genève», il ne faut pas oublier qu’il y en a une autre, aux trait ! bien marqués : celle qui résulte des recherches et de l’enseignement de Jean Piaget, dans le domaine de la psychologie génétique. Les successeurs de Piaget sont toujours au travail, dans une corrélation assez étroite avec toute une tradition pédagogique dont j’ai bénéficié dans mon enfance.

L’amour du XVIIIe siècle
Le merveilleux travail de Marcel Raymond sur les «Rêveries» de Rousseau n’est pas seul responsable de mon attrait pour le XVIIIe siècle, que j’ai éprouvé dès les années de collège. L’influence des peintres compte aussi pour beaucoup. Parmi mes souvenirs marquants, il y a 1 exposition des chefs-d’oeuvre du Prado, au Musée de Genève, dans l’été 1939. Le gouvernement espagnol avait mis ces tableaux à l’abri dans notre ville. Les peintures de Goya m’ont bouleversé. De plus, pour moi, c’est un grand siècle de la musique, qui se diversifie et évolue de façon extraordinaire. Quelle distance entre Rameau et Mozart, quelle évolution dans l’écriture musicale de Haydn, quelle aventure que l’invention de la symphonie «classique» ! Que de transformations dans l’opéra ! Ce n’est rien là que je découvre. Mais ce sont les motifs d’un attrait, d’une séduction sur laquelle mon livre récent «les Enchanteresses» porte attention.
Comment définir le XVIIIe siècle ? Il varie tant, selon les pays, les moments, les passés et les héritages. Les écrivains du XIXe siècle ont souvent simplifié l’image du XVIIIe en le confinant à quelques traits partiels, surtout parisiens : siècle de l’athéisme, de la galanterie, du libertinage, puis de la «sensibilité »… Depuis lors les historiens y ont regardé de plus près, consultant les archives, retrouvant les documents de la vie institutionnelle, matérielle, économique, religieuse, ne négligeant ni l’histoire locale ni celle des couches populaires. Ce que j’ai fait moi-même dans ce domaine ne résulte pas d’un seul type d’approche. Quand Francis Jeanson m’a demandé d’écrire, pour la collection des «Ecrivains de toujours», un ouvrage sur Montesquieu, il attendait que je définisse l’attitude «existentielle» de cet auteur. En somme, des révélations qu’un écrivain aurait apportées sur sa propre personne. Mais Montesquieu, trop absorbé par sa pensée sur les lois, n’avait pas l’intention de se peindre lui-même. Rousseau, au contraire, tout en élaborant ce qu’il appelait son «triste et grand système», a senti le besoin de se justifier lui-même pour répliquer à la calomnie et à la persécution dont il souffrait. Dans «la Transparence et l’Obstacle», j’ai voulu mettre en évidence la dramatique opposition entre l’incessante menace hostile que Rousseau perçoit autour de lui, et la conviction qu’il a de sa propre bonté. Ecrire, à la fin de sa vie, c’est apporter la preuve que son coeur est «transparent comme le cristal». Et c’est une tâche qui n’en finit pas…

Le siècle des Lumières ?
Très tôt, au XIXe siècle, on voit surgir une critique de l’essor de la pensée scientifique et technique survenu au cours de l’«âge des lumières». Les connaissances chiffrables, les progrès dans l’exploitation des forces naturelles ont désenchanté le monde : c’est la conviction de Keats, de Novalis, de Blake et de beaucoup d’autres. C’est là une tentation régressive. Descartes et Newton sont alors considérés comme de mauvais génies, parce qu’ils ont conféré à la raison calculatrice un rôle privilégié. Le commun dénominateur de la «philosophie des lumières» était la tolérance et la paix entre les peuples. Mais n’idéalisons pas ce siècle. Cette philosophie était le fait d’une brillante minorité, et n’a jamais complètement prévalu par la suite. Après tout, les hussards noirs, les fusilleurs peints par Goya, sont les soldats des droits de l’homme ! Aujourd’hui l’intolérance a repris le dessus dans le monde, sous divers régimes et de mille manières. L’aptitude à la responsabilité doit être constamment réinventée, pour faire face à des problèmes que les penseurs et les grands acteurs des «lumières» n’imaginaient pas. Les philosophes du XVIIIe siècle s’en prenaient au fanatisme, et divers fanatismes, anciens et nouveaux, se montrent vivaces à l’heure présente, en recourant aux puissants moyens d’aujourd’hui. Certes, les armes de destruction mises en oeuvre par le fanatisme contemporain sont produites par la science. Celle-ci s’est développée au cours du XVIIIe siècle, et a permis le perfectionnement de l’artillerie. Mais je ne vois là aucune raison d’accuser, comme beaucoup l’ont fait au XXe siècle, les conséquences obligées du cartésianisme et de la «philosophie des lumières».

La critique
La critique, à l’origine, c’est d’abord l’affaire du «grammaticus» et du «criticus». Leur tâche n’est pas d’opérer des choix, mais de faire lire des oeuvres qui ont vieilli et dont les clés d’accès sont souvent perdues. Dans l’Antiquité, Homère par-dessus tout ! Langue usée, personnages mal identifiés, texte altéré; cette critique qui a débuté à l’époque alexandrine visait à la restitution du texte. Mais se donner ainsi tant de mal pour rétablir un texte suppose que l’oeuvre reste porteuse d’autorité – esthétique, morale… Mais si ce n’était plus le cas ? Soit que le message ne soit plus recevable, soit que le goût des lecteurs les ait éloignés de la lecture des exploits guerriers… Alors le critique récuse l’autorité du texte en question. C’est ce que fait Platon pour Homère. C’est, en somme, une critique de destitution qui dénonce les mauvais maîtres, les autorités usurpées. La notion de critique a évolué. A cet égard, il me paraît utile de revenir aux catégories établies par Albert Thibaudet distinguant la critique immédiate – celle des journalistes -, la critique professionnelle – celle des professeurs – et la critique des maîtres.

Critique de la fin du XXe siècle
Dans la seconde moitié du XXe siècle a triomphé une critique dominée par le structuralisme. Les facultés de lettres américaines ont adopté le French criticism. Ce mouvement critique, porté par des voix diverses, celles de philosophes pour la plupart, irriguait aux Etats-Unis les départements de littérature. Pas les départements de philosophie. C’est le moment où en France on a découvert avec enthousiasme la linguistique de Saussure. Il était mort en 1913 et j’avais eu accès à ce savoir à travers mon professeur de linguistique. J’avais d’ailleurs publié les premiers «Anagrammes» de Saussure. Il s’agit d’une recherche très curieuse : Saussure avait eu la conviction qu’un mot déterminé, le «mot-thème» caché, fournissait le matériau phonique où les poètes latins ou grecs trouvaient le point de départ de leurs compositions. Saussure croyait qu’il s’agissait là d’un secret transmis à travers les générations des versificateurs latins. Voilà pourquoi Saussure et la linguistique, pour moi, ce n’était pas une découverte. Mais ce qui s’est passé du côté du structuralisme s’explique par une sorte de concurrence avec les sciences exactes : il fallait légitimer, à l’université, la scientificité de l’approche littéraire. Cette critique, avec son langage, ses concepts, sa technicité, n’ira pas rejoindre le commun des lecteurs. Elle demeurera spécialisée, réservée à la classe. Elle s’est néanmoins distinguée, à mon sens, à travers quelques esprits clairs comme Gérard Genette. D’autres ont formé des hypothèses générales, mais non suivies d’effets, et menacées de se pétrifier en une méthode rigide. Pour moi, aucune méthode n’est à même de prescrire les questions qu’il convient de poser à un texte.

Don«
Largesse», un texte qui vient de reparaître chez Gallimard, avait été écrit pour accompagner une exposition où j’étais l’invité du département des Arts graphiques du Louvre. J’ai eu beaucoup de bonheur à commenter des gravures, des dessins sélectionnés librement dans les collections du Louvre, auxquels s’ajoutaient des photographies, et même la séquence du couronnement d’Ivan recevant une pluie d’or, tirée du film d’Eisenstein. C’était l’occasion de m’interroger sur un motif. Comme je le fais quand je lis un texte : je tente de resituer un mot dans son histoire et dans l’usage singulier qu’en fait un écrivain. Ainsi dans «Largesse» ai-je suivi les aventures de ce mot, le «don». Mon point de départ était une scène que Rousseau décrit dans sa neuvième Rêverie : des aristocrates sacrifient à la coutume seigneuriale et jettent des pains d’épice aux «manants» qui se les disputent dans de violentes bagarres. Rousseau se lasse du spectacle et aperçoit quelques petits Savoyards affamés. Il leur achète des pommes. Mon travail s’est construit d’abord sur ce contraste entre une scène de don violente, où le malheur prévaut, et une autre, tendre, qui est à l’origine d’un bonheur intense.
Cette attention aux mots de Rousseau a réveillé en moi ceux de Baudelaire, dans un poème extrait du «Spleen de Paris», «Gâteau». Le poète, en voyage, tombe nez à nez sur un petit mendiant auquel il offre un bout de pain. Immédiatement un autre enfant se rue sur le bénéficiaire, et c’est l’échauffourée. Même thème donc, mais avec Baudelaire, c’est l’intrusion du mal dans le don qui est décrite. Ce texte en a appelé un autre : celui de Huysmans dans «A rebours». Encore un épisode de don, mais cette fois saturé de perversion. Le personnage central, Des Esseintes, excité par le spectacle d’enfants qui se déchirent pour une tartine de fromage, s’en fait préparer une à l’identique, avant, écoeuré, de la faire jeter par son domestique aux enfants dans la rue.
Le moteur de mon travail passe par cette poursuite de motifs intentionnels qui donnent à mon travail critique cette dimension thématique. Dans «Largesse», évidemment, j’étends l’enquête à la peinture, aux textes fondateurs. Car ce geste est au principe de notre culture comme en témoigne un merveilleux dessin du Corrège : Eve offrant la pomme à Adam. Au fil de l’enquête, ce sont toutes les variétés du don que j’ai tenté de mettre au jour. D’une extrémité à l’autre, du don fastueux, signe de «largesse» aristocratique, jusqu’à l’acte de charité.

Né à Genève en 1920, Jean Starobinski est à la fois docteur es lettres et en médecine. Il a enseigné à l’université Johns Hopkins, à Baltimore, à celle de Bâle et à Genève. Parmi ses livres, primés et traduits dans le monde entier : «Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle», «l’oeil vivant. Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau, Stendhal», «l’Invention de la liberté, 1700-1789» suivi des «Emblèmes de la Raison», et «Largesse» (tous publiés chez Gallimard).

Thierry Grillet
Le Nouvel Observateur

Antoinette Fouque par Catherine David dans Le Nouvel Obs

Catherine David a eu l’excellente idée d’ouvrir la marche en rédigeant un chaleureux portrait d’Antoinette Fouque dans la rubrique « Les Uns, les autres » du Nouvel Observateur du 9 août. Agrémenté d’une superbe photo d’Antoinette Fouque (avec sa médaille d’Officier de la Légion d’Honneur), prise par Sophie Bassouls ce beau texte a été positivement remarqué par de nombreux lecteurs, hommes et femmes, qui ont valu des courriers de remerciements et de félicitations à la journaliste dont les éditions Des femmes se sont réjouies. Quant à moi, l’appel enflammé de mon amie Frigide Barjot, qui a eu un vif coup de foudre pour Antoinette Fouque, qu’elle découvrait, en tombant par hasard sur ces deux pages m’a fait chaud au coeur. Une petite erreur s’est malencontreusement glissée dans cet article : Antoinette Fouque n’a pas une sclérose en plaques.

(rubrique dirigée par Jean-Gabriel Fredet)

Antoinette fouque
Procréer, dit-elle

Pour la sage-femme du MLF, grâce à la candidature de Ségolène, les femmes n’ont plus besoin d’imiter les hommes pour affirmer leur présence

Pourquoi une femme en ces temps de détresse ?», demande Antoinette Fouque dans «Gravidanza» (Editions Des femmes, préface d’Alain Touraine) à propos de la figure symbolique de Ségolène Royal. Sur le sujets l’ex-députée européenne est intarissable, et sa voix un peu rauque, pleine de soleil marseillais, se fait vibrante, pressante. «Héritière de quarante ans d’un mouvement de libération des femmes irréversible, Ségolène nous rend au centuple ce qu’elle en a reçu.» Vous reconnaissez cette voix, cette fièvre, cette intelligence aux aguets, il s’agit bien de la célèbre Antoinette, femme savante et sage-femme historique du MLF, leader du fameux groupe Psych et Po, philosophe, psychanalyste, lacanienne dissidente, fondatrice des Editions Des femmes. Elle annonce pour cet automne l’ouverture d’un grand espace culturel à Saint-Germain-des-Prés, dédié aux femmes créatrices, ainsi qu’un nouveau livre, «Génésique», et une nouvelle revue, «Féminologie». Sur cette femme qui ne ressemble à personne, on a fait pleuvoir les étiquettes et les caricatures. Pourtant, elle n’est pas plus «hystérique», bien sûr, que Ségolène Royal n’est «incompétente». «C’est la technique habituelle, on s’efforce de nous ridiculiser pour mieux nous réduire.» Dans son enfance, elle s’identifiait avec Spartacus, le libérateur des esclaves romains. «Je dois être une rebelle, c’est possible, mais pas si dangereuse que ça», dit-elle en riant.

Simplement, elle n’a jamais pu croire qu’une femme fût un homme inachevé, un mâle défectueux. Jamais pu croire, comme l’affirmait Freud, que le désir – la libido – soit le monopole du genre masculin, et par essence «phallique». Jamais pensé qu’une femme, pour se libérer de la domination patriarcale, dût s’identifier aux hommes, adopter leurs manières et leurs valeurs. «Contrairement à ce qu’affirmait Jacques Lacan, la femme existe !», dit-elle, et cela paraît presque choquant car nous vivons dans une démocratie de l’esquive, où il paraît subversif de nommer l’évidence. « Il y a deux sexes », dit-elle encore (c’est le titre de ses «Essais de féminologie», Gallimard/le Débat), alors même que cette constatation est énergiquement contestée par les allumé(e)s du mouvement queer et les théoricien(ne)s du «genre», apôtres de l’identité à la carte. Pourtant, «même les transsexuels ne changent pas de sexe, ils perdent les deux», rappelle Antoinette; en effet, quels que soient les exploits de la biomédecine, une femme devenue homme ne produit pas de spermatozoïdes, un homme devenu femme ne peut mettre au monde un enfant.

Enfance heureuse à Marseille, rue Saint-Laurent, dans le quartier populaire du Vieux-Port. Une mère calabraise et «biblique», venue en France au tournant du siècle, analphabète mais poète, qui invente des mots – «les nuages s’accumoncellent», «ils vivent en cocuménage». (C’est en partie pour elle qu’une fois devenue éditrice Antoinette crée la Bibliothèque des Voix, collection de textes littéraires lus par leurs auteurs ou des comédiens.) A 14 ans, à la suite d’un rappel de vaccin antivariolique, Antoinette contracte une sclérose en plaques qui réduit peu à peu sa liberté de mouvement, et c’est à partir d’une chaise roulante, sans une plainte, qu’elle mène aujourd’hui ses combats.

Elle parle avec tendresse de son père, «un berger corse amoureux de la mer, tout juste sorti des «Bucoliques» de Virgile». Elle a rencontré son mari à Aix-en-Provence, et n’a jamais souffert de discrimination sexiste. «Nous étions pareils, nous faisions les mêmes études.» L’événement déterminant, ce fut en 1964 la naissance de sa fille. «A travers la grossesse et l’accouchement, je me suis aperçue que les femmes avaient quelque chose que les hommes n’avaient pas – un utérus, le lieu de création de l’être humain. Et j’ai compris que les hommes enviaient aux femmes cette capacité de produire du vivant-parlant. Freud a consacré beaucoup de pages à «l’envie du pénis», mais il aurait eu des choses à dire sur «l’envie d’utérus» des hommes, surtout les plus créateurs d’entre eux. Quand sa femme est enceinte d’Anna, il écrit à Fliess : «J’ai mis au monde quelques notions de plus.» Au fond, la procréation a toujours servi de modèle à la création.»

On le sait, dans «le Deuxième Sexe», Simone de Beauvoir a jeté l’opprobre sur la part maternelle de la condition féminine, et son préjugé reste vivace, comme en témoigne la «haine matricide» des excitées du «no kid». Limité par cette mutilation originaire, le féminisme de la non-différence n’aurait jamais dépassé, selon Antoinette, la «forme infantile de la libération des femmes». C’est pourquoi, malgré la défaite électorale, il lui semble qu’une voie nouvelle s’est ouverte avec la candidature de Ségolène, «vers une nouvelle alliance entre les sexes, vers un nouveau contrat humain». Vers une démocratie paritaire, à l’image de l’humanité. Tout cela grâce à cette mère de quatre enfants qui a osé vouloir présider la France.

Ses dates
1er octobre 1936. Naît à Marseille.
1964. Naissance de sa fille Vincente.
1968. Cofondatrice du MLF.
1974. Création des Editions Des femmes.
1994-1999. Députée européenne.

Catherine David
Le Nouvel Observateur

Susana Guzner invitée aux Rencontres littéraires de Playa del Inglés

le.jpgRecopié du site http://www.la-reference.info/55-aout2007.html#4

Susana Guzner invitée aux Rencontres littéraires gay de Playa del Inglés
par Pierre Salducci

Les Rencontres littéraires gay de Playa del Inglés seront lancées officiellement le mercredi 8 août lors d’un cocktail d’inauguration en présence de la romancière d’envergure internationale Susana Guzner.

Du 6 au 19 août prochains, le cybercafé Punto Net accueillera les Rencontres littéraires gay de Playa del Inglés / Jornadas de la literatura gay en frances. Dès sa première édition, cette manifestation est heureuse de réunir dans sa programmation les noms d’auteurs, journalistes, éditeurs et représentants d’association comme Michel Giliberti, Pierre Salducci, Susana Guzner, Roger Peyrefitte, Réjean Roy, Eric Foucault, Laetitia Schuck, Michel Aurouze, Didier Mansuy, Jean-Charles Fischoff et Pascal Janvier.

De nombreuses activités et divertissements sont au programme de ces Rencontres dont une foire aux livres, des expositions, débats et excursions. Le public est également convié à cette manifestation exceptionnelle afin de rencontrer les acteurs de la littérature gay d’aujourd’hui et de partager avec eux quelques jours d’exclusivité dans un cadre enchanteur.

Le coup d’envoi de ce festival sera donné officiellement le mercredi 8 août lors d’un cocktail d’inauguration que présentera Pierre Salducci, organisateur de l’événement. En cette occasion spéciale, nous aurons le plaisir d’avoir parmi nous le romancier français Olivier Autissier et notre invitée d’honneur Susana Guzner, tous deux seront disponibles pour rencontrer leurs lecteurs au cours de la soirée.

Originaire d’Argentine, Susana Guzner est l’auteure du best seller lesbien La Géométrie insensée de l’amour qui connaît un succès international et a déjà été traduit en plusieurs langues. Un autre de ses livres, Punto y aparte, sera publié bientôt en français aux éditions Des femmes.

Le prochain roman de Susana Guzner, Aquí pasa algo raro (Il se passe quelque chose de bizarre ici), sortira en octobre prochain chez Rain Ediciones, une nouvelle maison d’édition de Barcelone. Il s’agit d’un roman policier humoristique bourré de références LGBT, dont l’histoire se déroule entièrement à Gran Canaria, spécialement à Las Palmas, et qui compte entre autres plusieurs personnages canariens.

Les Rencontres littéraires gay de Playa del Inglés sont ouvertes à tous et vous donnent rendez-vous pour célébrer ensemble la première édition de notre festival socio-culturel.

« Res Nullius » dans Les Echos par Jean-Claude Hazéra (6 août 2007)

Paru dans « LES ECHOS » du 6 août et sur le site web des ECHOS

La vie devant soi


« Res Nullius »
de Pomme Jouffroy

Editions Des femmes, 250 pages, 18 euros

On s’approche, on s’éloigne, on s’approche et on ne comprend toujours pas comment les taches de peinture posées par le peintre sont devenues cette lumière, ce regard ou ce sourire. Même impression avec l’écriture de Pomme Jouffroy. Elle pose ses personnages à sa manière. Pour Majnouna, par exemple, ça commence par « Mon grand-père avait dix-huit ans quand elle a explosé en vol« . Et ça marche. Quelques répliques et anecdotes plus loin, ils sont là et nous avons envie d’en savoir plus sur eux. Ce nouveau livre raconte deux histoires parallèles : les amours d’Arnaud et d’Hélène et la vie de Majnouna, supermamie quasi centenaire, et de son arrière petit-fils. Ces deux histoires vont se rejoindre, elles n’étaient pas parallèles. L’important n’est pas dans l’intrigue, mais dans l’épaisseur des moments, des présents successifs, car le sujet de « Res Nullius », c’est la vie, tout simplement. « Votre prochaine étape est prévue ? Rien n’est prévu. Sauf le voyage. » Et au cours du voyage, Pomme Jouffroy nous arrête où elle a envie, évoquant des univers qu’elle connaît manifestement bien : la médecine – elle est chirurgienne – , les chevaux, le cirque, les échecs. Son imagination a besoin pour notre plus grand plaisir de s’appuyersur du concret, lmes luthiers dans son précédent roman, « Rue de Rome », le cirque et les chevaux dans celui-ci. Par moments, elle part très loin, chez les Navajos ou dans une histoire de fées à sa manière – une malencontreuse erreur de baguette impose à la princesse Huguette quarante-neuf expériences sexuelles avant de trouver un mari.

Le désir et le plaisir

Parfois, son texte se nourrit et nous nourrit de ce terre-à-terre si important pour autant qu’on sache y prêter attention : la cuisine, les repas, le bain des enfants, leurs tartines… La vie, quoi. « La vie est si bonne, tu ne vas pas bouder tout de même ! » Le désir et le plaisir sont au centre de ce livre de femme dont le personnage central est une femme. De ce désir, elle parle en termes parfois crus, jamais vulgaires. On n’est même pas gêné de devenir voyeur avec Arnaud quand il tombe amoureux d’Hélène, femme mûre nettement plus âgée que lui, en la voyant vivre depuis les fenêtres d’une salle de classe. Pourquoi ce titre latin, au fait ? « Res Nullius » : objets sans maître que l’on peut s’approprier. C’est ainsi que Majnouna appelle ces petits morceaux de verre que la mer roule et use sur les plages et dont vous êtes libres de faire des « diamants » dans vos jeux. « Les res nullius, je pense aujourd’hui que ce sont probablement les choses les plus importantes dans la vie », dit-elle, peu de temps avant sa mort.

Jean-Claude Hazera

Umoja, village de femmes au Kenya par Christèle Dedebant (Le Monde 2)

Antoinette Fouque a eu un vif coup de coeur pour les pages du Monde 2 du 4 août consacrées à Umoja, un village de femmes au Kenya. Elle a immédiatement souhaité entrer en contact avec ces femmes par l’intermédiaire de la très aimable auteur du reportage, Christèle Dedebant. (Et c’est Bibi qui s’en est chargée !) Je vous tiendrai au courant…

Le Monde 2 – 4 août 2007

Au Kenya, le village des femmes fait des jaloux

Abandonnées par leur mari à la suite d’un viol, mariées à force à l’âge de 13 ans…, de nombreuses femmes Samburu, une ethnie kényane, sont mises au ban de leur communauté. En 1991, une militante féministe leur a créé un refuge, le village d’Umoja. Une enclave qui subvient à ses besoins grâce au tourisme. Aujourd’hui, leur succès fait des émules et des jaloux. Christèle Dedebant / Photos Bruno Fert pour Le Monde 2

Archer’s Post : 6 000 habitants rassemblés autour d’une piste chaotique et poussiéreuse qui court péniblement jusqu’à l’Ethiopie distante de 400 km. De part et d’autre de cette bourgade envahie par les broussailles, s’étirent les grandes réserves nationales de Samburu, Buffalo Springs et Shaba où s’ébattent les fameuses bêtes sauvages prisées des « safaristes » : éléphants, lions, buffles, léopards et rhinocéros. Droit d’entrée pour cet éden : 30 dollars (22 euros) par jour et par personne et 300 dollars (220 euros) pour rejouer la série télévisée Daktari dans une hutte en bois. A Archers’s Post, située à la périphérie des grands parcs, on voit les Mzungu (« Blancs ») lancer des vibrants « Hello ! » avant de disparaître en 4 x 4. En fait de girafes réticulées ou d’autruches de Somalie, cette ville-étape plutôt miteuse exhibe tous les maux du Kenya contemporain : sécheresse chronique (trois années consécutives dans le Nord), pauvreté endémique (60% de la population vit avec 1 dollar par jour) et séropositivité galopante (taux de prévalence : 6,7%).

Dans ce coin de savane aride – majoritairement peuplée de Samburu, parents proches des Massaï – , on mate le désoeuvrement en s’alcoolisant au son du « Grand Bob » (Marley). Chemises défraîchies et pantalons approximatifs, les piliers de bar ont entre 18 et 35 ans, parlent un anglais fonctionnel et, à l’instar de 40% de leurs compatriotes frappés par le chômage, attendent un job hypothétique à toute heure du jour ou de la nuit. Ces inactifs « instruits » ont atteint le collège ou le lycée sans espoir d’emploi stable et ont abandonné le costume traditionnel réservé aux femmes, aux vieux et aux jeunes moranes, juste intronisés guerriers, qui affichent une imperturbable allure martiale dans les deux rues d’Archer’s Post. A mille lieues de la morne exubérance des buveurs de bière, rien ne vient troubler le hiératisme de ces « pâtres-guerriers » : ni les embardées des camions ni les coups de sang des badauds. Pas même la vision fugace des soldats anglais qui traversent la ville…

Pourtant, ici, tout le monde parle du bras de fer qui a opposé Archer’s Post à l’armée britannique qui s’entraîne dans la région depuis les années 1960. En 2002, le gouvernement de Sa Majesté a versé près de 7 millions d’euros de dédommagement aux familles des civils blessés ou tués par des munitions non explosées. Malgré l’argent sonnant et trébuchant, malgré les campagnes de sensibilisation dans les écoles, la plaie n’est pas refermée : les exercices militaires feraient quatre ou cinq victimes par an, principalement parmi les enfants.

280 plaintes classées sans suite

D’autant que l’affaire se double d’un autre scandale retentissant. En 2003, plusieurs centaines de femmes de la région ont affirmé avoir été violées par des soldats en manoeuvre. Montant des réparations réclamées : 30 millions d’euros. Trois années durant, les services d’investigation de la police militaire royale ont entendu plus de 2 000 victimes présumées… pour ne retenir que 280 plaintes, finalement classées sans suite à la mi-décembre 2006. Suspicion, opacité de part et d’autre : l’armée britannique prétend que les témoignages ont été achetés ou inventés de toutes pièces. A Archer’s Post, on ne décolère pas : « Les militaires ne peuvent pas être à la fois juge et partie », s’indigne Fabian Lolosoli.

Ce notable de la région, représentant des Samburu auprès du gouvernement, sait parfaitement de quoi il parle. La mère de ses cinq enfants est l’une des pionnières des droits de la femme dans la région. A la mi-décembre 2006, au grand dam de la police municipale, cette pétulante quadragénaire au visage d’enfant a pris la tête d’un cortège féminin pour protester contre le verdict des Britanniques.

Invitée à l’ONU en 2005, intervenante régulière des forums féministes, Rebecca Lolosoli, séparée de son époux depuis de longues années, est coutumière des coups d’éclat. Pourtant, il y a moins de dix ans, elle parlait à peine l’anglais. Et pour cause : elle venait tout juste d’entrer en cinquième quand on l’a demandée en mariage. Rien que de très ordinaire dans la communauté samburu où les jeunes épouses ont environ 13 ans. Sauf que cette fille d’un chef de village à l’autorité incontestée a toujours été insoumise : « Mon père, si respecté de tous, était terriblement violent, se souvient-elle, comme tous les hommes de mon entourage. Enfant, j’ai même été témoin du meurtre d’une voisine. Son mari l’avait battue à mort. Je n’ai jamais oublié. »

Ce militantisme de la première heure l’a amenée en 1991 à fonder Umoja – « unité » en swahili – , un village situé à quelques centaines de mètres d’Archer’s Post, entièrement composé de femmes en rupture de ban. A 15 km de la base militaire britannique et… pile sur le chemin des 4 x 4 en partance pour les safaris-photos. Il y a seize ans, les toutes premières « défricheuses » d’Umoja vendaient bijoux et colifichets au bord de la route dans l’espoir d’attirer l’attention des touristes.

Aujourd’hui, cette cité de femmes, désormais estampillée « village culturel », a bel et bien prospéré : avec 50 résidentes permanentes, Umoja aligne une vingtaine de cases traditionnelles en bois et bouse de vache, un troupeau de chèvres (alloué par l’organisation féministe newyorkaise Madre), une école maternelle qui accueille une centaine d’enfants, deux auvents boutiques, une aire de camping au bord de la rivière Ewaso Ngiro et même un petit musée en attente de collections.

Un miracle de gestion

En haute-saison (juin-septembre et décembre-mars), le village reçoit quotidiennement des douzaines d’Occidentaux, apôtres du voyage culturel. A leur approche, les quelques hommes adultes du village – deux gardiens de sécurité et un instituteur – s’éclipsent discrètement et les femmes réajustent leurs diadèmes et colliers. Pendant une heure, un petit contongent d’Européens bardés d’appareils photo sera successivement accueilli par des chants de bienvenue, instruit des ravages de la polygamie chez les Samburu, convié à quelques pas de danse… et invité à acheter 1 500 shillings pièce (16 euros) les somptueuses parures de perles confectionnées par les résidentes.

Un business qui tourne bien ? Certes… sauf qu’Umoja est bien plus qu’un piège à touristes. Ce village unique en son genre se dresse au carrefour de la misère socio-économique, de la violence infligée aux femmes et de la vogue du tourisme solidaire. C’est surtout un petit miracle de gestion rationnelle. Ici, les résidentes versent 15% de leurs gains mensuels à la collectivité et toutes, à tour de rôle, bénéficient d’un petit capital généré par la tontine. C’est ce qui a permis à Margaret Natukoï, 27 ans, de commencer un petit élevage de poules. Pourtant, cette jeune femme abrupte revient de très loin : orpheline à 6 ans, mariée à 13, elle affirme avoir été violée par des militaires britanniques alors qu’elle gardait son troupeau. « Mon mari ne l’a pas supporté, s’emporte t-elle. Il m’a jetée dehors avec nos deux enfants. Le viol, ce n’est pas le plus difficile : c’est l’exil qui est vraiment insupportable. » Margaret, qui se trouble à l’évocation du passé, jauge avec une expertise sans faille ce qu’elle peut obtenir des visiteurs étrangers. En l’absence de Rebecca Lolosoli, de plus en plus sollucitée à l’extérieur, c’est elle qui mène la danse… et souvent au sens propre. « Ici, on accueille des tas de touristes blancs, se réjouit-elle. De quelle tribu ? Je ne pourrais pas dire… Honnêtement, ils se ressemblent tous. »

A Umoja, l’inventaire des maux et des souffrances donne le vertige : Ntipayo, la brasseuse de changaa – un redoutable alcool de contrebande – , reniée par sa belle-famille après avoir purgé une peine de prison ; Nasara, « oubliée » par son mari au profit d’une autre épouse ; Sawadee, 12 ans, qui a franchi seule 40 km à pied pour rejoindre sa mère réfugiée à Umoja ; Usia, veuve sans ressources, abandonnée des siens… Certaines s’installent, d’autres passent. Toutes – aïeules desséchées par l’âge ou jeunes filles graciles – dénoncent avec virulence la violence conjugale, le mariage forcé et, surtout, l’excision. Pratiquée à près de 80% chez les Samburu, cette coutume est pourtant interdite par la loi kényane, réprouvée par l’Eglise, les organisations féministes et l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). La lutte contre la mutilation génitale des adolescentes est devenue le cheval de bataille d’Umoja. Cependant, certaines nouvelles venues manquent encore de conviction. C’est le cas d’Esta, 26 ans, qui a voyagé deux jours à pied, sans eau ni nourriture, pour fuir un mari ultraviolent. « Ici, chacun est son propre patron, même sans homme ! », s’émerveille t-elle… mais l’abolition de l’excision lui semble inenvisageable : « Autrement, il n’y a pas de mariage possible ! »

Cible d’attaques répétées

Les petites filles élevées dans le village de femmes trouveront-elles à se marier ? La question tracasse Rebecca : « En dehors de la tribu, aucun problème. D’ailleurs, chez nous, elles sont libres de choisir leur mari, même parmi les Blancs. Mais chez les Samburu, confie t-elle, ça risque d’être difficile. » Ce n’est pas faute de répandre la bonne parole. Dans les villages environnants, la « matriarche » aborde tous les sujets sans tabou : la contamination par le VIH (au moment de l’excision), les infections chroniques, les risques d’infertilité, les complications à l’accouchement… « Et les douleurs pendant les relations sexuelles ? » hasarde t-on. « Ah, non, ça… on n’en parle pas », répond Rebecca. Embarras réciproque. Un ange passe…

Il faut dire que le village est la cible d’attaques répétées. Certaines proviennent d’hommes furieux de se faire sermonner par des « Américaines » – surnom diffamatoire – ou ulcérés de voir leur épouse leur échapper. « Il y a trois ans, se rappelle Usia, plusieurs individus ont débarqué ici en hurlant pour reprendre une fugitive. Rebecca s’est interposée. Ils lui ont cassé la clavicule. Et la femme les a suivis. » Mais au fond, les altercations les plus courantes concernent les rabatteurs indélicats – en quête d’un pourcentage sur les touristes – les désoeuvrés d’Archer’s Post – indésirables à cause de leur sexe et de leurs vêtements « non traditionnels » – et les habitants des environs, envieux du succès du village de femmes. En bref, de banales histoires d’argent dans une région du monde qui en manque cruellement. Du coup, Umoja a fait des émules. Entre Archer’s Post et les « lodges » à 300 dollars la nuit, les « villages culturels » se sont multipliés, rivalisant de chants, de sourires et de colliers de perles.

Le plus étonnant d’entre tous comprend une demi-douzaine de huttes de branches et cartons offertes à l’appétit des chèvres. A moins de 3 km d’Umoja, Nkuroro se présente comme le « village des hommes ». Sauf que les femmes, partout présentes sur le seuil des cases, n’ont pas eu le temps de disparaître. « De simples soeurs ou amies de passage », nous informe t-on. Vieille excuse. Nkuroro aurait été créé à l’initiative d’un groupe d’hommes brouillés avec la gent féminine. « Chez les Samburu, énonce le chef autoproclamé Perino Lelatowala, on ne partage pas nos épouses. Si quelqu’un nous les prend, on doit les chasser. Même si elles ont été violées… » Quelque chose sonne effroyablement faux. Dans cette société patriarcale et polygame, on exclut sa conjointe sans craindre l’exclusion. Alors pourquoi se regrouper ? « C’est bon pour le business, nous concède t-on… Regardez le village de femmes ! » Sauf que cela ne tient pas : boudé par les « safaristes », le prétendu village d’hommes est sur le point de fermer boutique. Umoja restera sans égal.

Le prix du passage à l’âge adulte

Malgré ces querelles de voisinage, la petite enclave féministe n’est pas coupée des autres. Nombre des résidentes d’Umoja ont des parents dans les villages environnants. Pour rien au monde elles ne rateraient les cérémonies familiales qui rythment les saisons. Aujourd’hui, plusieurs d’entre elles se rendent à pied à Rorora pour assister à la circoncision des futurs moranes. Au lever du jour, une vingtaine d’adolescents de 10 à 20 ans vont subir l’ablation rituelle qui les propulsera dans l’âge adulte. Johan, 15 ans, est l’un d’eux. Vêtu simplement d’une peau tannée, il frissonne au petit matin. A ses côtés, des « guerriers » adultes, couverts de fleurs et de bijoux, entonnent des chants d’encouragement. Le soleil se lève : c’est le moment. Quatre hommes s’avancent vers lui. Deux d’entre eux lui tiennent les bras, les deux autres, les jambes. Aucun muscle de son visage ne doit traduire la souffrance. Le passage à l’âge adulte est à ce prix. L’intervention dure moins de dix secondes. Johan n’a pas cillé. Pendant plusieurs jours, il boira un mélange hautement reconstituant de lait et de sang de vache…

Deux minutes plus tard, devant la même hutte, un groupe exclusivement féminin se forme en toute hâte. Au centre, luisante de graisse rouge, Sandeli, la soeur cadette de Johan, s’avance en silence. Elle a 14 ans et vient d’être admise en quatrième. On lui verse du lait sur le visage avant de lui trancher le clitoris et les petites lèvres. Rebecca, qui se tient à moins de deux mètres, élève la voix pour abréger l’opération. Sandeli est sa petite cousine par alliance. Umoja a beau être à quinze minutes, la route est encore longue pour l’atteindre…