Dans la continuité des interrogations qui concernent l’Europe, Pierre Ménat a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions. Diplomate et ambassadeur de France, Officier de l’Ordre national de la Légion d’honneur, il ouvre avec son essai de France cherche Europe désespérément la possibilité d’une discussion riche et saine.
Entretien
Vous le dites vous-même dans la préface de votre livre : « Encore un livre sur l’Europe. Pour quoi faire ? » Je vous pose donc une première question très simple : pourquoi écrire un livre sur l’Europe aujourd’hui ? Est-ce parce que cette Europe est définitivement introuvable ?
Pierre Ménat : En tout cas, l’Europe que cherche la France est difficile à trouver. Comme je l’indique, la France rêve d’un carré magique qui s’était formé dans les années 60, lors de l’Europe des Six. Les quatre côtés de ce carré étaient les suivants : des institutions européennes réservant une place de choix à notre pays ; des politiques communes qui nous soient favorables (en fait, au début, une seule vraie politique commune, la PAC) ; des retours financiers positifs ; et une Europe vectrice de notre influence culturelle et linguistique.
Par suite des élargissements successifs, chacun de ces quatre côtés s’est délabré. Si l’on voulait résumer encore plus, la France cherche en l’Europe le cadre où pourrait s’épanouir sa puissance affaiblie. Une France en grand en quelque sorte.
Tout mon livre tend à démontrer que cette conception a toujours été celle des dirigeants français, à commencer par le Général de Gaulle. Ce dernier a réussi à imposer une politique agricole commune mais n’a pas pu faire prévaloir son projet d’Union politique, le plan Fouchet. Et depuis, la situation est devenue encore plus complexe.
Voici quelques semaines, nous avons observé la campagne pour les élections au Parlement européen. Ce qui m’a frappé, c’est la forte convergence des thématiques des différentes listes candidates en France : une Europe qui protège, la convergence fiscale et sociale, la barrière écologique. Chacun accusait les autres de ne pas poursuivre sincèrement ces objectifs, que personne ne contestait. Personne en France, car pour des raisons diverses, la majorité de nos partenaires ne se reconnaissent pas dans ces thèmes. Peut-être y reviendrons-nous dans le détail.
J’ai écrit ce livre pour deux raisons : restituer, pour ceux que cela intéresse, le cheminement du projet européen depuis 1948. Cet historique se divise pour moi en deux périodes : la première, jusqu’en 1980 à peu près, que je ne connais que par mes recherches (mais je vous garantis que celles-ci ont été approfondies) ; la seconde, depuis 40 ans environ, que j’ai vécue de l’intérieur, à un titre ou un autre.
La deuxième raison, c’était mon souhait de mettre sur la table tous les éléments du débat européen, afin de comprendre, sans polémique, les raisons de la frustration des Français. Et de terminer par quelques propositions.
Vous dites clairement que dans l’Europe que la France cherche désespérément, on sent bien la fracture maastrichtienne et anti-maastrichienne avec les six mois de manifestations des gilets jaunes (entre autres), qu’en réalité cette Europe pour la France, est une sorte d’illusion à laquelle votre génération se confronte aujourd’hui ?
Ne mélangeons pas tout. On peut certes parler de fracture maastrichtienne, mais le traité de Maastricht a été approuvé, certes de justesse, 51/49, par le peuple français, le 20 septembre 1992. Si vous regardez les positions prises à l’époque, vous réalisez que l’opposition à Maastricht était surtout le fait de souverainistes : Le Pen, Pasqua, Villiers, Séguin et même Fillon. Le PC avait bien sûr voté contre, mais le PS, y compris Mélenchon, était pour. Dans les régions rurales, le non était massif, mais cela ne s’expliquait pas par un rejet de ce traité. En fait, les paysans étaient vent debout contre la réforme de la PAC dite Mac Sharry, adoptée quelques mois auparavant, qui avait transformé cette politique de prix en système d’aide au revenu.
L’essentiel du contenu du traité de Maastricht, c’était la création de la monnaie unique, objectif que la France poursuivait sans succès depuis 20 ans. Le reste, politique étrangère, affaires intérieures et de justice, était encore bien vague.
Mais un autre clivage s’est affirmé treize ans plus tard, lors du rejet du traité constitutionnel le 29 mai 2005. De ce jour date vraiment la rupture entre le peuple français et l’Europe. Avant et après ce scrutin, au débat sur la souveraineté s’est greffé celui sur le « libéralisme ». Je mets ce terme entre guillemets tant ce substantif est devenu un mot-valise qui ne veut plus dire grand-chose. Et là encore, les opposants au traité constitutionnel se sont appuyés sur des incohérences du projet de constitution européenne. D’ailleurs, nous avons la preuve que ce débat était surfait. Le traité de Lisbonne, sous-produit du traité constitutionnel, est entré en vigueur après ratification parlementaire par la France le 1er décembre 2009. Il est tout à fait légitime de considérer que cette méthode a représenté un détournement du vote populaire, puisque le contenu de Lisbonne est très proche du traité rejeté par les Français en 2005. Mais nul ne saurait sérieusement soutenir que depuis dix ans, l’Europe est devenue encore plus libérale. Et si dans certains domaines elle l’est, ce n’est en rien dû aux dispositions du traité de Lisbonne.
Quid des gilets jaunes dans tout cela ? En fait, il serait extrêmement difficile de déceler dans ce mouvement un projet européen ou anti-européen. Ce qui s’est passé est que le mouvement des gilets jaunes, pour autant qu’on puisse lui reconnaître une cohérence idéologique, s’est cristallisé autour de quatre thématiques : le pouvoir d’achat de la classe moyenne menacé par les impôts et les bas salaires ; le déclassement des territoires ; la détestation de l’élite ; et le besoin d’une démocratie plus directe. Autant de sujets extrêmement sérieux d’ailleurs, mais difficiles à résoudre. La question européenne est intervenue dans un second temps, lorsque différentes formations politiques, avec un succès d’ailleurs très mitigé, se sont efforcées de récupérer ce mouvement et d’y plaquer leurs slogans. Selon le nouveau clivage de la politique française, ces formations appartenaient plutôt à la mouvance « patriote » ou « nationaliste », selon le point de vue que l’on retient. Or cette mouvance a ceci de commun qu’elle s’oppose au projet européen actuel, si bien qu’on a retrouvé des gilets jaunes sur les listes de M. Philippot ou de M. Dupont-Aignan, ou sur des listes purement gilets jaunes. Toutes ces formations réunies ont obtenu moins de 5% des voix.
La France insoumise, qui avait soutenu le mouvement et qui s’inscrivait aussi dans une ligne contestant la politique de l’Union européenne, a obtenu un résultat très faible.
Et si le Rassemblement national est le seul parti de cette mouvance à tirer son épingle du jeu, c’est peut-être en partie parce qu’il a modéré son discours anti-européen en mettant en veilleuse la sortie de l’UE et de la zone euro.
Alors oui, l’Europe est en partie une illusion, car beaucoup de Français lui assignent des objectifs ou des ambitions qu’elle n’est pas en mesure d’assurer. Mais on peut affirmer aussi qu’une majorité de Français ne souhaitent pas rompre avec l’Union européenne ou la zone euro.
D’où vient l’Europe ? D’où vient cette croyance en l’Europe ?
Je serais tenté de dire que l’Europe vient d’elle-même. Elle forme une unité géographique et historique. Elle incarne l’essentiel de ce qu’Arnold Toynbee, dans sa magistrale histoire des civilisations, appelait la civilisation occidentale. Celle-ci repose sur des valeurs patinées par l’histoire : l’antiquité gréco-romaine, le christianisme, les Lumières, le progrès scientifique et la démocratie. L’unité européenne a toujours été un idéal. Mais l’histoire a empêché que cette unité se fît de manière naturelle et pacifique. Notre continent a donc été le théâtre des rivalités entre les Empires. Il ne s’unifia que par la force, et encore pour des périodes brèves. C’est pourquoi notre histoire est une succession de guerres de conquêtes, de domination, quel que fût leur objectif : les conquêtes napoléoniennes, le splendide isolement des Anglais, l’espace vital hitlérien.
Au XIXème siècle, des idéalistes comme Victor Hugo ont rêvé des Etats-Unis d’Europe. Mais c’est après la seconde guerre mondiale que ce projet est devenu pacifique et en même temps réaliste. Parmi toutes les idées différentes exposées au Congrès de La Haye en 1948 (fédération, confédération, mouvement paneuropéen), l’une d’entre elles émergea : ceux qu’on appelle les « Pères Fondateurs », notamment Monnet et Schuman, préconisèrent une méthode pragmatique et progressive, celle des petits pas ou solidarités de fait. Mais cette méthode a été victime de son propre succès, détournée par l’effet de nombre.
Donc la croyance en l’Europe vient de ce qu’il a semblé possible, enfin, d’organiser notre continent de manière pacifique, en partant d’objectifs économiques. Lorsqu’on a voulu brûler les étapes, comme avec la Communauté européenne de défense, on s’est cassé les dents.
N’êtes-vous pas d’accord de dire qu’il y a aujourd’hui une Europe de la monnaie, essentiellement de la monnaie, et que c’est cette Europe-là que l’on refuse (cf. le référendum négatif du 29 mai 2005), une Europe qui tend à détruire le modèle social français, le démantèlement des services publics auquel nous oblige cette Europe, au profit d’une vision libérale, ultra-libérale ? Ne doit-on pas surtout glisser vers la critique de cette Europe-là ? Je dis cette Europe-là, car naturellement, il y a eu avant celle-ci d’autres Europe, que vous avez montrez dans votre livre.
La réponse est dans la ligne de ce que je viens de vous dire. En 1971, le système monétaire international de Bretton-Woods s’est effondré. La conséquence immédiate de la décision de Nixon du 15 août 1971 a été de conférer aux Etats-Unis une domination sans partage en matière monétaire. La seule réponse sérieuse à cette situation était la formation d’une Union monétaire européenne. On a tâtonné pendant vingt ans, durant lesquels les Français plaidaient pour la monnaie unique, les Allemands répondant qu’ils n’accepteraient de la faire qu’à condition que cette monnaie ne soit pas tirée vers le bas par des politiques économiques insuffisamment rigoureuses. Ce débat aurait pu durer cinquante ans. Mais brusquement, l’histoire l’a dénoué avec la chute du mur de Berlin et la réunification allemande. Le chancelier Kohl a dû démontrer que cette nouvelle puissance allemande serait mise au service de l’Europe. C’est pourquoi il accepta enfin à Maastricht la monnaie unique, à certaines conditions.
Que voulait dire en fait la monnaie unique ? Que le seul Etat européen qui disposait encore d’une devise souveraine acceptait de la partager. Mais bien sûr, l’Allemagne a exigé des garanties, dont les fameux critères de Maastricht et le pacte de stabilité et de croissance.
Lorsque l’euro est devenu une réalité scripturale, puis fiduciaire, disons en 2002, la France a recouvré une partie de sa souveraineté monétaire au travers de la nouvelle monnaie unique. Elle n’avait plus de devise, elle en a retrouvé une. Mais évidemment, il y avait des contreparties : ne pas laisser déraper nos finances publiques. Pour cela, il y avait deux méthodes possibles. La première eût consisté à entreprendre très vite des réformes structurelles, en adaptant progressivement notre modèle social à la nouvelle situation monétaire, comme d’ailleurs l’ont fait les Allemands et les pays du Nord. Mais les dirigeants français n’y sont pas parvenus, pour les raisons que vous connaissez. La seconde méthode est celle qui a été retenue. Elle consiste à procéder à ces réformes par petites touches, quitte d’ailleurs à reculer en fonction du niveau d’inacceptabilité politique et sociale. C’est pourquoi la France se retrouve aujourd’hui à la tête d’une dette publique colossale, l’équivalent de son PNB et consacre 600 milliards d’euros aux dépenses sociales.
Alors vous me dites : ne faut-il pas abattre cette monnaie qui au nom d’une vision « ultra-libérale », nous oblige à remettre en cause notre modèle social, nos services publics ?
Je serais d’accord avec vous si ce modèle donnait satisfaction à ses principaux bénéficiaires, à savoir les Français. Or, qu’avons-nous entendu lors du mouvement des gilets jaunes ? Eh bien justement, que ce modèle prenait l’eau de toute part. Nos hôpitaux sont débordés, nos retraites menacées, nos anciens exposés à consacrer des sommes énormes et non prises en charge pour traiter leur dépendance. Donc à tout le moins ce modèle social ne marche pas très bien. Et dire que c’est « la faute à l’euro, ou la faute à l’Europe » est une idée erronée. C’est même quasiment une plaisanterie, car chacun peut constater que notre budget social a encore progressé depuis la création de l’euro. Vous pourriez rajouter des milliards d’euros à notre budget social ; d’ailleurs c’est un peu ce que le gouvernement a fait en décembre 2018. Nous pouvons nous affranchir des règles budgétaires et entre nous, c’est ce que la France fait depuis le début. Ce n’est pas cela qui fera bien fonctionner un modèle dépassé.
Alors nous avons une autre antienne : l’harmonisation fiscale et sociale. Mais franchement, pourquoi nos partenaires accepteraient-ils d’augmenter leurs impôts après avoir eu tant de mal à les baisser ? Pourquoi accepteraient-ils d’adopter un modèle social qu’ils jugent insatisfaisant, comme le font les Français eux-mêmes d’ailleurs ?
Alors non, je ne joindrais pas ma voix à ces critiques-là. Je ne sais pas si la zone euro durera éternellement. Elle fonctionne correctement dans son aspect institutionnel bancaire. La BCE, que présidera Christine Lagarde, fait sérieusement son travail. Mais elle ne peut assurer à elle seule ce qu’on appelle « le gouvernement économique », c’est-à-dire la direction politique de la zone euro. C’est pourquoi je propose qu’on élise pour 8 ans un président de la zone euro en même temps que le président ou la présidente de la Banque centrale. Mais je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur cette proposition, que les chefs d’Etats et de gouvernements, s’ils en avaient connaissance, jugeraient beaucoup trop dérangeante.
Vous parlez dans votre livre des grands défis du monde d’aujourd’hui, globalisé dans sa dimension. Mais est-ce que l’Europe répond encore aux défis économiques, démographiques, migratoires, climatiques ? A-t-elle encore la maîtrise de ses choix ? On est d’accord qu’elle n’a aucun moyen de faire la paix ou la guerre par exemple, puisqu’elle n’a aucune pouvoir de décision, ne disposant pas d’une armée ? On est pris dans les désordres du lien et de la relation.
Cela fait plusieurs questions qu’on ne peut pas traiter de la même manière.
Disons comme facteur commun qu’il est bien possible que l’Union européenne ne soit pas en mesure de traiter correctement tous ces défis. Il y a à cela plusieurs raisons, notamment l’hétérogénéité de l’UE et son mauvais fonctionnement. Puis aussi naturellement des raisons spécifiques à chaque domaine, notamment le domaine militaire, pour lequel l’UE n’a en réalité aucune compétence.
Mais ce qui est certain, c’est que si nous ne pouvons pas affronter ces défis au niveau européen, nous serons encore moins en mesure de le faire au niveau national.
Certains donnent l’exemple du Brexit, qui aurait réussi avant même que de commencer. C’est oublier qu’en matière économique, le Royaume Uni est, c’est le cas de le dire, ultra libéral. Pour ce pays, le libre-échange est un dogme. Son ambition, il ne s’en cachait pas, était de transformer l’UE en vaste zone de libre-échange. Son échec dans cette entreprise est l’une des raisons de son départ. Il s’enorgueillit de son déficit commercial et s’ouvre à toutes formes d’importations. Et en matière diplomatique et de sécurité, Londres ne voit aucun inconvénient à s’aligner sur Washington. Enfin, rappelons que l’Angleterre est une île et donc mieux à même de contrôler ses flux migratoires. C’est pourquoi je m’étonne que nos « antilibéraux » de tout poil prennent le Brexit pour modèle.
Pour les défis économiques, l’UE présente l’avantage de l’existence d’un marché commun. Il est vrai que la croissance y est modeste. Mais on ne peut pas tout avoir. Malgré des disparités, la protection sociale au sein de l’UE est plus élevée qu’aux Etats-Unis ou naturellement en Chine. Et là encore, les mêmes qui dénoncent « l’austérité » sont les premiers à réclamer avec raison un niveau acceptable de prise en charge du risque social. Là où ils deviennent un peu schizophrènes, c’est lorsqu’ils réclament de vastes programmes d’investissements publics. En fait, c’est un vieux débat. Je me rappelle le programme de grands travaux préconisé par Jacques Delors dans les années 90.Il comprenait d’ailleurs la liaison Lyon-Turin, qu’on nous présente comme ce qu’il ne faut pas faire. Dépenser plus d’argent public signifie en fait prendre les risques que l’initiative privée ne veut pas prendre. Et si elle ne veut pas les prendre, c’est qu’ils ne sont pas rentables. Donc une fois de plus, nous demandons aux collectivités publiques de dépenser de l’argent à fonds perdus. C’est tout à fait justifié par exemple en matière de recherche. Voilà des dépenses que l’Etat doit prendre en charge. Mais lorsqu’il s’agit d’équipements collectifs tout à fait banals, nous n’avons aucune raison de ne pas faire appel à l’initiative privée, quitte à exiger certains prérequis. Car un jour il faudra bien payer et rien ne dit que pour payer cela on pourra alors emprunter à taux négatif.
Défi démographique ? Vous voulez dire par là que notre voisine l’Afrique va compter bientôt plus de 2 milliards d’habitants, ce qui alimente les fantasmes sur le « grand remplacement ». Ce qui est en cause est la politique européenne de développement : 31 milliards d’euros pour 7 ans dans le FED . Pour vous donner une idée, lorsque la France, qui est le pays le plus actif de l’UE pour le développement, met un euros à titre bilatéral, elle en met 20 à titre européen.
Faut-il renationaliser cette politique ? Non bien sûr. Nous y perdrions le peu d’influence qui nous reste. Mais en revanche, il faut accroître la visibilité et surtout la conditionnalité de l’aide européenne. La consacrer à une gestion concertée des flux migratoires.
Défi migratoire justement. Il est vrai que l’Europe de l’asile et de l’immigration fonctionne mal. Pourquoi ? Parce que les Etats ne jouent pas le jeu, ne définissent pas de règles permettant au système de fonctionner. Rappelez-vous les levées de boucliers lorsqu’on évoque des quotas. Même si l’on n’aime pas ce mot, il faut bien procéder à une certaine répartition tant de l’immigration professionnelle que des demandeurs d’asile. Mais les Etats-membres jouent le chacun pour soi, ce qui est évident lorsqu’on regarde la situation dans laquelle s’est retrouvé un pays comme l’Italie. Mais faudrait-il, parce que les Etats ne jouent pas le jeu, en conclure qu’il faut délaisser le niveau européen ? Ce serait évidemment absurde. Nous voyons bien que les Etats n’y arrivent pas.
Défi écologique. Je suis stupéfait lorsque j’entends des responsables politiques, pas seulement de la mouvance écologiste, traiter de ce problème comme si rien n’avait été fait au niveau européen. En décembre 2018, en plein milieu de la crise des gilets jaunes, plusieurs textes ont été adoptés par le Conseil et le Parlement européen, portant sur les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique et la gouvernance de l’Union de l’énergie. Ce paquet s’ajoute à celui de 2014 sur la réduction des gaz à effet de serre. Personne en France n’en a parlé.
Il faudrait aussi, sans sous-estimer l’ampleur de la tâche à accomplir, cesser de culpabiliser les Européens et les Français. La France n’est responsable que de 0,6% des émissions des gaz à effet de serre dans le monde, grâce notamment à son programme électronucléaire. L’Allemagne a abandonné un tel programme en 2011, c’était son droit ; mais les conséquences en matière d’émission de gaz carbonique sont sérieuses, comme elles le sont en Pologne. Mais tout cela n’a rien à voir avec les gros pollueurs comme la Chine, les Etats-Unis ou la Russie.
C’est évidemment au niveau européen qu’il faut également traiter des questions comme la biodiversité ou l’économie circulaire.
Enfin, vous parlez des domaines diplomatique et militaire. Ici, nous nous sommes payés de mots, abrités derrière des sigles compliqués. En réalité, dans ces domaines, il n’y a pas de compétence européenne. Lorsque la France procède à un vote au Conseil de Sécurité, qu’elle envoie des troupes sur tel ou tel terrain, elle n’a d’autorisation à demander à personne. L’Union n’a pas la compétence juridique mais dispose d’instruments tels que les sanctions ou les aides financières. Et dans le même temps, chacun constate la nécessité d’une véritable diplomatie européenne. Seulement, celle-ci ne peut voir le jour dans le cadre de l’Union telle qu’elle est. C’est pourquoi je propose de reprendre le plan Fouchet de 1961 en l’adaptant. C’est un projet d’Union politique, au début une Union d’Etats, qui pourrait d’ailleurs associer le Royaume Uni, sans lequel il n’y aurait ni diplomatie, ni défense.
Je disais dans ma question précédente qu’elle n’avait aucun pouvoir de décision. Seriez-vous d’accord de dire que l’Europe est sous-tutelle de l’Amérique, par exemple puisqu’elle a remis son pouvoir de décision, donc sa souveraineté, entre les mains de l’OTAN, donc de Washington ?
Là encore, pour répondre à votre question, il faut reprendre toute l’architecture européenne de sécurité. Celle-ci a été conçue au lendemain de la seconde guerre mondiale. A l’époque, le sentiment prévalait que la sécurité collective de l’Europe ne pouvait se concevoir que dans un lien transatlantique, par un engagement des Etats-Unis. C’est ainsi que l’OTAN a été créée en 1949. L’idée était qu’au travers de l’OTAN, Washington pourrait déployer en Europe des forces et des équipements de nature à contenir la menace soviétique.
Dès son retour au pouvoir, le Général de Gaulle, en 1958, a demandé que cette alliance soit réformée. Ne l’obtenant pas, il a décidé en 1966 de maintenir la France dans cette alliance tout en la retirant du commandement intégré de l’OTAN. Notre pays a maintenu sa stratégie de dissuasion autonome et l’indépendance de ses forces. D’ailleurs, cette indépendance n’a été nullement affectée par le retour de la France en 2009 dans le commandement intégré.
Cette architecture s’est révélée complètement dépassée après la chute du mur de Berlin. L’OTAN s’est élargie à une grande partie de ses anciens adversaires. Elle est devenue de facto une organisation de maintien de la paix sur théâtres tiers. Mais en son sein a persisté un déséquilibre en faveur des Etats-Unis, tant sur l’effort financier, le volume des forces que sur le processus de décision.
De plus, s’est développée aux Etats-Unis une politique isolationniste qui connaît son apogée avec l’administration Trump. Celle-ci fait valoir qu’il n’y a plus de raison qu’elle paye pour la sécurité des Européens ou qu’elle engage ses forces pour préserver cette sécurité. En fait, Washington joue, comme souvent, sur deux tableaux. Il est vrai que les Etats-Unis dépensent beaucoup pour la défense et entretiennent encore des forces multiples en Europe. Mais ces crédits et ces troupes sont avant tout destinés à assurer la sécurité des Etats-Unis eux-mêmes.
C’est pourquoi est intervenue, très progressivement, une prise de conscience des Européens que tôt ou tard, il serait préférable qu’ils assurent eux-mêmes leur sécurité. De timides progrès sont intervenus, comme la possibilité pour les Européens de mener des opérations autonomes au sein de l’OTAN, ou encore le développement de systèmes européens de combat, tel le programme franco-germano-espagnol SCAF. Ce dispositif encore modeste va devoir faire ses preuves et en plus s’adapter à la nouvelle donne du Brexit. Car si l’on peut envisager une défense européenne sans les Etats-Unis, celle-ci ne saurait se passer du Royaume-Uni. Voilà une raison supplémentaire de développer cette politique dans un autre cadre que celui de l’Union européenne stricto sensu.
Pour sa part, la France reste aujourd’hui le seul pays de l’UE à disposer d’une défense indépendante et crédible. Mais elle aurait tout intérêt à insérer cet effort dans un ensemble européen. Pour ce faire, il faudrait convaincre nos partenaires d’élaborer une véritable défense européenne, reposant sur une stratégie, un état-major et des équipements autonomes. La route est très longue.
Le problème migratoire est tout de même l’expression brutale d’une impossible unité au sein de l’Union européenne, non ?
Impossible, j’espère que non. Difficile, certainement. De quoi s’agit-il ? Au fond, de traiter trois problèmes. D’abord, celui des immigrés clandestins. A part quelques représentants d’une gauche extrême, chacun reconnaît que ceux-ci doivent être reconduits chez eux. Or, ce n’est pas possible, parce que les responsables des trafics migratoires imposent aux arrivants de déchirer leurs papiers et d’effacer leurs empreintes. Dans ces conditions, leurs pays d’origine prétendent ne pas les connaître. Or, l’Union européenne accorde une aide considérable à ces pays-sources. Il faut donc engager une négociation qui aboutirait à valoriser cette aide en convaincant les pays-sources d’accepter de reprendre leurs nationaux. Toutes choses égales par ailleurs, c’est le sens des accords qui ont été conclus avec la Turquie, qui peuvent être diversement appréciés mais qui sont efficaces.
Deuxième problème, celui des demandeurs d’asile. Il est très lié au précédent puisque les déboutés du droit d’asile deviennent des clandestins. A mes yeux, il est indispensable de mettre en place une véritable politique intégrée de l’asile. Celle-ci suppose notamment des critères communs et une révision du mécanisme de Dublin destinée à éviter que la charge ne repose excessivement sur les pays de première entrée.
Troisième sujet, l’immigration professionnelle. Ici, il faut respecter les choix des Etats. Chacun d’entre eux devrait être capable de définir ses besoins en matière d’immigration professionnelle, différents d’un pays à l’autre pour des raisons notamment démographiques. L’intervention de l’Union devrait consister à rassembler et synthétiser les besoins exprimés par les Etats, puis les négocier avec les pays sources.
Une dernière question. Est-il est possible de faire une autre Europe avant de sombrer dans le Frexit qui nous pend au nez ? Comment faire alors cette autre Europe ?
Lors des élections au Parlement européen du 26 mai 2019, seuls 1,6 % des suffrages exprimés se sont portés sur des listes favorables au Frexit. Je ne pense pas du tout que ce problème soit actuel en France. Répétons une fois de plus que le Brexit est le fait d’un pays dont la raison d’être est le libre-échange, que l’idée d’abandonner la protection qu’offre l’existence d’un marché unique n’effraye pas, même si à mon avis, cette aventure va globalement lui porter préjudice. Les pro-Brexit britanniques ont reconnu avoir menti pour convaincre les électeurs. Ne prenons pas exemple sur eux.
Si vous entendez par « une autre Europe » une Union européenne exactement conforme au modèle et au rêve français, elle a peu de chances de voir le jour.
En revanche, l’Union telle qu’elle est devrait être sérieusement réformée. Vous trouverez quelques pistes dans mon livre. Malheureusement, lorsque je considère les choix qui ont été faits quant aux hauts responsables qui dirigeront l’Union dans les prochaines années, je doute un peu de leur capacité à mener et surtout imposer ces réformes.
Une « autre Europe » peut et doit s’imposer en matière de politique étrangère et de défense car mener ces politiques dans le cadre de l’Union telle qu’elle est ne conduira à rien.
Mais dans l’ensemble, il serait irresponsable de casser la machine au nom d’un projet utopique. Et pour pouvoir jouer tout son rôle dans une Union elle-même renforcée, la France doit d’abord se réformer elle-même.
Propos recueillis par Marc Alpozzo
Pierre Ménat, France cherche Europe désespérément, Pepper/ L’Harmattan, février 2019, 320 pages, 20 eur