Corine Braka : Lettres capitales lui consacre un grand entretien sur son premier roman « Balagan »

Grand entretien. Corine Braka : « Ce qui m’a spécialement captivée dans l’écriture de mon roman, c’est de décrire l’humanité dans la richesse de sa diversité »

 

Balagan veut dire en hébreu désordre. Ce mot donne le titre du roman de Corine Braka pour parler de son alya, cette expérience que sa préfacière, la chanteuse franco-israélienne Shirel, qualifie de « quête continue » qui passe « par l’Amour d’une terre, d’une Histoire, de rencontres, mais aussi de questionnements, parfois de doutes, ainsi que des déceptions ». Sandra, le personnage principal du roman de Corine Braka, va se lancer et vivre cette même aventure racontée dans un récit qui commence l’été et finit le printemps. Tout un symbole de vie et d’espoir.

Sandra, le personnage central de votre roman à qui vous confiez également le reines de la narration, suit les conseils de son mari Stéphane et se décide de faire leur alya. Si pour lui, cet acte signifie « se rattacher à l’histoire de leur peuple », mais aussi « partir à l’aventure, rouvrir les champs des possibles », pour Sandra cette décision est accueillie avec hésitation. Quelles sont les raisons de cette réticence et quelles sont celles qui la poussent malgré tout vers ce grand départ ?

Sandra est spontanée et elle a confiance en la vie, en son mari aussi et l’idée de se réinventer ailleurs la motive. Elle est malgré tout dans une zone de confort entourée d’une famille unie : ses parents et sa sœur. La pensée de s’éloigner d’eux est la seule raison de sa réticence.

Il y a chez elle, en tant que mère de famille, un autre souci, « une chose qui me chagrine » – dit-elle –,celle de voir sa famille se séparer subitement. Comment vit-elle cette perspective qui ne la rassure qu’à moitié ?

Sandra est comme toutes les mamans : un jour, les enfants quittent le nid et c’est un tournant dans la vie. Sandra va prendre ce tournant en quittant sa propre « zone de confort ». C’est une femme qui aime le changement et même si elle est attachée à la compagnie de ses amis de sa famille proche, elle ne craint pas le « vide ». C’est une personne optimiste et hors normes. Je pense que toute cette énergie la booste avant de lui faire peur.

Sandra raconte sa première mésaventure dans la ville de Jérusalem, occasion pour elle de comprendre qu’elle se trouve subitement devant « une autre langue, d’autres manières » qui la font comprendre qu’une nouvelle vie est en train de commencer. Pouvez-vous nous raconter en quelques mots cette histoire de trajet que l’application Waze l’oblige à prendre, ce qui lui procure un sentiment de panique et qui montre bien à quel point ses idées préconçues et ses peurs peuvent ressurgir à tout moment ?

Les idées préconçues et les peurs surviennent quoi qu’il arrive, à tout moment, chez chacun d’entre nous.

Sandra prend pour la première fois la route de l’université. Elle connaît Waze, une invention Israélienne. Elle se dirige pourtant vers l’inconnu, elle est dans un nouveau pays : les paysage, le climat… tout est différent pour elle. Ce qu’elle va découvrir la panique autant qu’elle se sent grisée par l’aventure.

En s’inscrivant à l’Université hébraïque de Jérusalem pour suivre l’oulpan, ces cours intensifs pour les immigrés, Sandra est portée par un double sentiment d’enthousiasme, celui de retrouver sa jeunesse studieuse qui lui fait du bien – « une vie qu’elle avait oubliée durant toutes ces années et qu’elle avait grand plaisir à retrouver » –, et d’acquérir en même temps des connaissances de langue qui vont lui ouvrir la porte de son intégration. Quel rôle va jouer cet apprentissage de l’hébreu dans sa nouvelle vie ?

L’université, cette jeunesse cosmopolite, ces générations mixées autour de l’apprentissage d’une langue à son âge et avec son mode de vie n’étaient pas prévues ! Il est certain qu’apprendre la langue du pays où elle a décidé de vivre est essentiel. Mais elle va comprendre qu’au-delà de la langue, il y a les « signes », les codes, les façons de se comporter, de réagir, d’interagir qui feront la différence. Elle arrive dans une ville mythique, un pays atypique, avec une jeunesse, une population hors norme : c’est dans ce vide qui n’en est pas vraiment un qu’elle va plonger.

Non sans intérêt est aussi la structure temporelle que vous donnez à votre récit. Un an correspond à la période d’essai de Sandra et Stéphane, mais aussi de l’année universitaire suivie par les autres personnages. Croyez-vous que le fait de s’étendre sur une plus longue période aurait diminué la tension de votre récit ?

J’aime les structures temporelles : je pense que l’on se définit mieux dans une structure temporelle même si la notion du temps reste subjective. Mais peut être que pour le lecteur l’intensité est plus forte sur une période déterminée.

D’ailleurs le long métrage que je prépare inspiré du roman se passe sur 24 heures… Oui, je dois aimer les structures temporelles.

À partir du moment où l’action s’oriente vers la vie du campus universitaire et vers les étudiants qui participent à l’oulpan suivi par Sandra, votre roman gagne en ampleur, le champs narratif accueille de nouveaux personnages et, dirions-nous, toute l’histoire passionnante que vous racontez commence. Comment avez-vous choisi ces personnages, appartiennent-ils à la réalité, à la fiction ? Et pourquoi dites-vous tout à la fin de votre livre que cette jeunesse hors norme vous fait rire et pleurer ?

Les personnages existent tous. Le premier qui m’a inspirée est un étudiant, David Gritz, arrivé en 2002 à l’université hébraïque de Jérusalem. Sur le campus il a fait « le buzz » grâce à son charisme, ses dons de violoniste, sa culture. Né d’un père juif et d’une mère Croate il n’était pas juif selon la loi hébraïque. Il avait ressenti son identité juive de façon violente et voulait se convertir. En 2002 à l’université hébraïque il y a eu un attentat… David Gritz est parti trop tôt trop vite… A la cafétéria « Franck Sinatra », à l’ombre d’un arbre, une plaque commémorative rappelle sa mémoire. David m’a inspirée et j’ai rencontré par la suite les autres personnages. J’ai voulu qu’ils entourent David et qu’ils le retrouvent sur ce campus exceptionnel que l’on doit à un certain Einstein et oui !

En regardant, par exemple, certains d’entre eux – Jérémie et Noah, Rebecca et Leïla – vous parlez d’une « complicité insouciante » qui anime ces étudiants venus en grande partie des quatre coins du monde pour certains d’entre eux, pour d’autres en revanche de l’intérieur du pays. Qu’est-ce que cette expression que vous utilisez veut dire ?

Par « complicité insouciante », je veux dire une complicité qui ne se définit sur aucun critère. Ils apprennent à se connaître ici ou ailleurs, ils veulent se sortir des griffes d’un ennemi, je parle du monde adulte qui impose parfois des règles qui abiment l’insouciance.

Les liens qui se tissent entre vos personnages, les affinités qui les attirent et les différences qui les poussent en même temps vous donnent l’occasion de construire de vraies histoires d’apprentissage de vie. L’âge de la construction de soi s’y prête à merveille. Comment voyez-vous ce récit d’initiation en tant que définition de l’alya ?

L’alya, c’est une montée et en même temps un saut dans le vide. Vous devenez une sorte de funambule en un quart de seconde, tout peut basculer. Il faut garder le cap. Lorsque l’on est jeune, en phase de construction, un rien peut vous faire trébucher mais vous êtes dans une merveilleuse perspective, celle de devenir. L’alya c’est un peu cela aussi.

Si pour cette jeunesse les choses se déroulent, disons-le, tout naturellement, pour Sandra qui est une quadra, cet apprentissage est plus profond : il y a sa personne, mais il y a sa famille, et surtout ses enfants. Elle dira à un moment donné de son itinéraire qu’elle vivait la même expérience que ses enfants. Elle cessera de s’occuper de ses enfants et finira par partager la même expérience de vie qu’eux. Comment analysez-vous cette facette de l’alya de Sandra ?

Sandra se réinvente main dans la main avec ses enfants. Ils vont rire et pleurer. Les enfants sont plus forts sur certaines choses, Sandra sur d’autres. Ensemble, ils vont casser les codes. Il va se créer entre eux une intimité différente. ils se retrouvent à jouer dans une autre dimension et donc ils se réinventent ensemble pour le meilleur et pour le pire. Ils deviennent « une team ». C’est la deuxième partie de la vie de Sandra.

Israël est un pays à part, un patchwork de cartes postales envoyées du monde entier, un pays en devenir, un bout de terre surmédiatisé qui suscite beaucoup de passion et peu de compassion. Grands et petits, il faut faire avec.

Avec le film sur l’identité et la coexistence proposé aux étudiants comme devoir par le professeur Gabriel Lederman, nous entrons dans le vif du sujet de votre roman. Que pouvez-vous nous dire sur la complexité engendrée chez vos personnages par ce besoin de parler et de vivre leur appartenance ?

Je crois que toutes les jeunesses veulent vivre leur appartenance libérée des diktats des anciennes générations. Il se trouve que cette jeunesse est cosmopolite à l’extrême, que les antagonismes font partie du quotidien, qu’il faut jouer des coudes sur un terrains minés et surmédiatisés.

Alors oui ils ont besoin de crier plus fort, de s’entraider plus fort, de se détester plus fort. Il n’y a pas de médium : tout se vit à l’extrême et dans l’émotionnel.

Le défi, leur dit leur professeur Lederman, est « de permettre aux différentes identités qui se côtoient en Israël de coexister et de dialoguer entre elles, sans pour autant limiter l’autre ou se restreindre soi-même ». Vaste programme ! Comment vont-ils s’organiser pour aborder ce sujet ? Donner la parole à chacun dans un film n’est-ce pas la meilleur idée ?

Le film est la prochaine étape. Ils vont s’entendre et s’écouter, se voir vivre en direct, se connaître et se reconnaître.

Pour mettre en mouvement toutes ces idées, vous faites appel à plusieurs cadres narratifs sur lesquels il serait intéressant de nous arrêter un instant. Telle une cinéaste, vous manipulez la caméra pour surprendre l’histoire personnelle de chacun d’entre eux, pour ensuite les placer dans le cadre de la classe de l’oulpan, et enfin de les laisser former des couples liés par le sentiment le plus naturel à cet âge, l’amour. Que pouvez-vous nous dire de cette multiple focale narrative ? Quelles ont été les difficultés mais aussi les satisfactions apportées par cette vision ?

Ce qui m’a spécialement captivée dans l’écriture de mon roman, c’est de décrire l’humanité dans la richesse de sa diversité. Chacun porte ses blessures, ses idéaux, ses imperfections, ses audaces, ses complexes, ses forces et ses faiblesses.

Pourtant, au-delà de tout ce qui nous éloigne des autres, envers et contre tout, si on apprend à se connaître, à s’accepter, il y a l’amour qui sublime tout et quand il surgit on peut envisager la construction. Je suis totalement, éperdument, fan des différences. Je déteste les conflits et j’adore les melting pot, les mélanges, tout en gardant sa singularité et son identité – d’où « identité et coexistence », le rêve quoi ! Je ne vois pas de difficulté à la diversité des sentiments, des émotions, car tout se joue autour de l’écoute, de l’entente.

Croyez-vous que l’épreuve amoureuse, à la fois comme sentiment puissant mais aussi comme source de chagrin et comme exigence de changement de soi, de compromis, d’abandon des barrières, est peut-être le sentiment le plus dur, le plus profond dans cette tentative de voir l’autre et de l’accepter ?

Chacun a certainement sa logique et souvent on oublie qu’aimer l’autre c’est l’aider avec ses armes à lui, pas avec sa propre force, c’est lui montrer comment se servir de ce qu’il possède au mieux. C’est s’immerger dans son moi. Mais lorsque l’on laisse le passage et que l’on tend la main sans rien dire, juste en donnant un peu de son âme, de son temps, de sa disponibilité alors c’est gagné.

Et l’amitié ? Est-elle plus forte peut-être que l’amour ? Impossible de le dire ainsi. Prenons un exemple pour illustrer ces idées : celui du lien qui se tisse entre Rebecca et Leïla.

C’est de l’amour au-delà de l’amitié. Rebecca et Leila vont s’aimer d’amour

Parce qu’elles veulent que ça marche, parce que chacune a laissé la place à l’autre. Montherlant disait « On aime quelqu’un d’amitié parce que

On aime quelqu’un par amour bien que ». Leila et Rebecca s’aiment bien que sans aucun doute.

En quoi la pression de la famille, les exigences de la pratique religieuse, la volonté d’être accepté par les autres, mais surtout le sentiment d’appartenance pèsent-ils dans ce processus que chacun expérimente à ses propres dépens et quelques fois aux dépens des êtres qui leur sont chers ?

La pressions, les exigences ne sont pas de l’amour ; c’est conventionnel, traditionnel. La religion se vit de l’intérieur, le sentiment d’appartenance aussi. Il n y a plus de fossé lorsque les mains se tendent et que la tolérance se déploie.

Chacun devrait savoir émotionnellement se positionner face à l’autre sans le blesser. Il y a des relations qui ne peuvent pas exister à cause de l’intolérance, mais il y a des millions de façons de s’aimer, de se respecter, tout en gardant son entité.

Qu’en est-il de l’amour et de l’équilibre conjugal que traverse Sandra ? Comment réussit-elle à comprendre les multiples différences des autres ? Je pense à l’adaptation de ses enfants à l’école, mais aussi des choses du quotidien qu’elle est obligée de gérer pendant l’absence de Stéphane, son mari, jusqu’à comprendre l’attitude de sa femme de ménage, par exemple.

Sandra va apprendre la musique du pays avant la langue, elle va rentrer dans l’émotionnel, l’histoire de ce peuple auquel elle appartient mais qu’elle ne connaît pas dans son intimité. C’est sûr, Stéphane n’est pas « inside » autant qu’elle, mais on va imaginer qu’elle va le guider car c’est une femme qui aime inspirer et fédérer.

Évoquons, à la fin ce fameux terme qui donne le titre de votre livre, l’incroyable balagan, tellement emblématique pour la vie en Israël. Le traduire simplement par désordre impliquerait de le priver de toutes les saveurs du quotidien mouvementé que Sandra vit à Jérusalem. Est-il possible de le raconter et d’en faire ressortir toutes ses saveurs ?

Balagan, c’est tout le désordre, la folie ambiante, les traditions qui se multiplient, les croyances qui se bousculent, ces amours et ces désamours entre tous. C’est la folie à l’état pur d’un peuple, d’une histoire bouleversée par des horreurs et pourtant ramenée au-delà des cendres à la vie. C’est un bout de terre contesté, détesté, adoré, surmédiatisé, des gens qui veulent oublier ou ne jamais oublier. C’est un grand chantier en construction plein d’amour et de haine, lourd d’une histoire d’espoir et d’histoires. C’est l’ancien et le nouveau qui se mêlent, s’entremêlent, s’embrouillent, se débrouillent avec passion. Et un feu d’artifice de grandes et belles histoires. Oui, ici, chacun a son vécu et tout le monde est quelqu’un. C’est le BALAGAN

Propos recueillis par Dan Burcea

Corine Braka, Balagan, Editions MAIA, 2020.

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