Extrait de la deuxième partie des Mémoires du capitaine Dupont

Seconde partie (1816 – 1818) des Mémoires du Capitaine Dupont

Voyage en Afrique par terre et par mer en 1816

 

I

 

La Méduse fait voile pour le Sénégal : la frégate isolée s’échoue sur le banc d’Arguin

(2 juillet 1816)

 

Embarquement et départ de l’île d’Aix. – Première semaine de mer. – Escale à Ténérife. – Passage du tropique du Cancer. – La Méduse s’isole et navigue trop près des côtes. – Échouement sur le banc d’Arguin.

 

Le 7 de juin nous nous sommes embarqués à bord de la frégate La Méduse, commandée par Monsieur Roi de Chaumaraix, mouillée dans la rade de l’île d’Aix. J’avais ce jour-là un grand mal de dent. Aucun des passagers n’était encore embarqué. Ils arrivèrent successivement les jours suivants. Ce fut le 12 que M. Schmaltz, colonel et commandant pour le Roi au Sénégal, s’embarqua avec sa famille.

 

Le 17, sur les huit heures du matin, nous appareillâmes ; le vent, n’étant pas très bon, nous obligea de louvoyer pour sortir de la rade. Il y avait en compagnie avec nous, la corvette L’Écho (M. Cornet de Venancourt), le brick L’Argus (capitaine de Parnajon), et la gabare La Loire (M. Gicquel-Destouches). Sur les quatre heures de l’après-midi, on aperçut un signal que La Loire faisait et qui demandait à mouiller : la marée montait alors, et elle dérivait. On lui signala de mouiller, ce qu’elle fit et nous aussi. Nous mouillâmes dans la baie des Basques jusqu’à huit heures du soir que nous appareillâmes de nouveau : la marée descendait et nous favorisait pour sortir. La brise n’était pas très forte, nous passâmes une nuit assez agréable.

 

Le lendemain 18, nous n’apercevions plus la terre. Les vents étaient au nord-est et nous avions vent arrière. Ce même jour on voyait la plus grande partie des passagers qui ne savaient où se fourrer pour rendre leur déjeuner et leur dîner ; les figures étaient décomposées et à chaque instant ces Messieurs portaient ce qu’ils avaient mangé aux poissons qui, sans doute, s’en arrangeaient très bien. Moi qui était, comme beaucoup d’autres qui avaient déjà embarqué, spectateur de tout cela, nous nous amusions, car on ne plaint jamais ceux qui ont le mal de mer, quoiqu’ils souffrent beaucoup.

 

Le 19, même temps, petite brise. Le 20, de même. Le 21 nous doublâmes le cap Finisterre avec un vent fort, mais très bon ; le 22, le vent devint plus fort, mais toujours bon. Nos passagers trouvaient que la mer était mauvaise, mais la vérité est qu’elle était très belle pour des marins. Sur les quatre heures de l’après-midi, la corvette L’Écho nous signala qu’elle avait perdu un homme qui était tombé à la mer. Elle mit de suite une chaloupe à l’eau, mais toutes ses recherches furent inutiles, l’homme avait disparu. Ce fâcheux accident nous occasionna deux heures de retard.

 

Le 23, même continuation de temps et de route. Nous filions douze noeuds à la minute, ce qui faisait quatre lieues à l’heure. Sur les cinq heures de l’après-midi, on aperçut beaucoup de souffleurs et de marsouins qui venaient très près de la frégate. Au même moment, un mousse qui avait mis son linge sale à la traîne, en voulant le retirer, le linge l’emporta ; de suite un cri se fit entendre de la batterie : « Un homme à la mer ! ». On mit de suite en panne, c’est-à-dire qu’on masqua les voiles pour empêcher que la frégate ne marchât, mais cela demanda du temps. On mit une chaloupe à l’eau, on jeta de suite la bouée de sauvetage, le malheureux la manqua. La chaloupe fit des recherches mais ne trouva personne ; elle revint après trois heures de recherches. La mer était très grosse pour une petite embarcation et les

matelots qui étaient dedans eurent mille peines à rattraper le bâtiment.

 

Le 24, nous perdîmes de vue la gabare La Loire et le brick L’Argus, qui, n’étant pas aussi bons voiliers que La Méduse et L’Écho, restèrent en arrière. Nous filions ce jour-là treize noeuds.

 

Le 25 nous louvoyâmes dans la nuit pour reconnaître l’île de Madère, par la latitude de laquelle nous étions, et le 26, à la pointe du jour, nous aperçûmes la terre, ainsi que les îles de Porto-Santo et les îles Désertes – ainsi nommées parce qu’elles ne sont point habitées. Lorsque nous fûmes vis-à-vis le port de Madère, notre capitaine de frégate, qui nous avait toujours promis qu’il y toucherait et qu’il y enverrait une chaloupe, changea de suite de projet et fit courir au large ; nous n’y allâmes donc point, mais nous passâmes si près de terre que nous pouvions distinguer facilement le monde qui s’y promenait. L’île nous parut très bien habitée et très bien cultivée.

 

Le 27, bon vent et rien de remarquable. Nous passâmes la nuit à louvoyer pour aller à Ténérife par la latitude de laquelle nous étions. Le 28 au matin nous entrâmes dans la rade ; on ne mouilla point, mais on envoya une chaloupe à terre ; plusieurs officiers de marine y furent, ils y restèrent presque toute la journée. La ville où ils débarquèrent se nomme Sainte-Croix. Nous restâmes à louvoyer et nous eûmes le temps d’examiner le pic qui est connu sous le nom de pic de Ténérife et que l’on voit de loin en mer. Il y avait encore de la neige dessus, ce spectacle est très beau aux yeux des voyageurs …/…

 

II

Organisation désastreuse du renflouement de La Méduse et du sauvetage de ses passagers (2 – 5 juillet)

 

Vaines tentatives pour dégager la frégate. – Construction d’un radeau. – La situation s’aggrave :

on prend des mesures arbitraires d’évacuation. – L’ordre est donné de quitter le navire à la hâte et

dans la confusion.

 

J’étais dans la batterie occupé à faire quelque chose, lorsque je vis notre capitaine de frégate sortir brusquement de sa chambre avec un air effaré, en disant : « Nous touchons ! ». Comme la frégate avait beaucoup d’air, elle donna successivement des secousses qui devinrent de plus en plus fortes. Ceux qui se trouvaient sur le pont lorsqu’elle toucha, me dirent qu’ils pensèrent tous tomber en arrière et que la mâture manqua de tomber aussi. Dans un premier moment, on dit que nous étions à marée basse, ce qui nous donna l’espoir de remettre la frégate à flot, à marée haute ; mais point du tout, nous étions à marée haute. Le mal était fait, on aurait pu le réparer en jetant nos canons, nos boulets, une partie de nos vivres, nos gueuses qui étaient dans la batterie et dans la sainte-barbe, à la mer ; la mâture peut-être aussi, afin d’alléger la frégate au moins de trois pieds ; mettre les chaloupes à la mer et porter des petites ancres au moins à cinq cents brasses par derrière la frégate, afin

de nous retirer par où nous étions entrés.

 

On mit bien les chaloupes à la mer, on porta une petite ancre à environ cinquante brasses, mais on ne jeta rien à la mer ; si bien que quand on vira au cabestan, la frégate ne remua point. On reporta une grosse ancre à environ quinze brasses, car on ne put aller plus loin, parce que cette ancre était mal placée sur le derrière de la grande chaloupe.

 

Toutes les dispositions que prirent nos Messieurs les officiers de marine furent sans succès et cela ne devait pas être autrement. Notre capitaine, qui n’était pas plus marin que moi et qui n’avait point embarqué depuis vingt-cinq ans, aurait été beaucoup mieux à sa manufacture de tabac que sur La Méduse ; encore n’avait-il jamais embarqué que comme aspirant ou enseigne de vaisseau. J’ai appris, depuis peu, par différentes personnes, que des paris avaient été faits à Brest par les marins qui connaissaient ses moyens de navigation, que la frégate ne rentrerait pas dans un port de France…

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