Mohammed Aïssaoui aime le premier roman de Laurence Zordan (article de janvier 2005 dans Le Figaro)

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Laurence Zordan, une normalienne à la torture
 
Par Mohammed Aïssaoui
 
On s’attend à des cris ; à une description de la souffrance ; à quelques mots, au moins. Aucun ne vient.

A quoi se reconnaît un écrivain ? A sa capacité à créer un imaginaire, à entamer une joute avec les mots, à donner corps à un personnage qui s’impose dès les premières lignes avec une puissance d’évocation. Laurence Zordan nous saisit par la constellation cruelle d’un monde ce la transgression, un terrain miné.  Le personnage qu’elle nous fait lire n’a pas de nom. Petit enfant en Afghanistan, il ne peut quitter le sein de sa mère, insensible seulement au lait maternel, à l’écart du Monde
 
Seul. Ne faire qu’un avec le liquide maternel, refuser de parler pour mieux communiquer avec sa nourricière. Cet enfant qui l’a enfanté, qui lui donne sa sève, va donner naissance à un tortionnaire  :  « A mon père voulant m’enseigner à affronter le vide des précipices, la plénitude du sein maternel était un défi. » La loi du père triomphera pourtant en mutilant le sein dont il n’était plus se seul propriétaire
 
Le personnage de Laurence Zordan se décrit comme « né tuant »
 
Egaré parmi les humains, celui qui se définit comme « né tuant », un signe de distinction comme pourrait l’être la taille ou la couleur des cheveux, fasciné par le vent et l’appel du gouffre, se meut à travers les hommes avec le seul but de leur apporter la mort comme un soulagement. La torture est pour lui un travail d’orfèvre – rien à voir avec la violence vulgaire – avec ses codes et ses règles à respecter, faire du travail propre, ne pas enucléer, mais découper finement les paupières et pouvoir entendre « la musique de la souffrance ». Sa rencontre avec une chirurgienne le fait abandonner son village. Cette femme baptisée « chirurchienne » soigne ses yeux malades. Dès lors, elle ne le quittera plus, même en pensée. Le roman s’inscrit au moment de l’occupation de l’Afghanistan par les Russes avec cet épisode où ces derniers voulaient incendier tous les canaux d’irrigation d’un village. Le feu est l’un des éléments fondateurs du récit, affronter, passer par le sacrifice des flammes pour forger son regard, ne pas pleurer, faire de ses yeux une arme invincible, le reconnaître rien qu’à ses yeux.
 
A tout vouloir montrer, on finit par ne plus rien voir. Crimes, guerres, tortures : avec ce trop-plein d’images, les regardons-nous vraiment ? Les ressentons-nous réellement ? Ce sont quelques-unes des questions que pose le roman de Laurence Zordan. Pour tenter d’y répondre, cette normalienne, énarque et agrégée de philosophie, ose un pari, que seule la littérature peut permettre de gagner : haut fonctionnaire dans le civil, elle se met dans la peau d’un tortionnaire afghan, et use d’un « je » pour mener son récit. Le narrateur est un bourreau. Et pas n’importe lequel. C’est le « meilleur » de la corporation, celui qui intervient « lorsque aucune douleur nouvelle ne pouvait plus être inventée, lorsque les tortionnaires les plus chevronnés ne savaient plus comment ajouter un barreau supplémentaire à l’échelle de la cruauté ».
 
Ainsi conduit sur le ton de la confession, le récit est souvent troublant, glacial par moments, et toujours lyrique. Teintée de poésie également, il n’est pas pour autant dénué de rebondissements dignes du polar : on le verra à la fin, qui est surprenante. Peu de descriptions de paysages dans ce livre ; l’auteur ayant davantage voulu nous donner à comprendre la psychologie de son personnage, de ce criminel, qui est tortionnaire la nuit, et sauveteur d’oeuvres d’art, le jour.
 
Certes, l’empathie – cette faculté de s’identifier à quelqu’un, de ressentir ce qu’il ressent – n’est pas la sympathie. Mais où la romancière a t-elle bien voulu nous conduire ? Sans doute, l’objectif est-il indiqué dès les premières lignes de la confidence ? Face à l’horreur, le langage s’éclipse, les mots n’existent plus, écrit-elle. Un exemple nous est fourni, quelques pages plus loin, lorsque le narrateur décrit son père en train de sectionner d’un coup de poignard le sein de sa mère, ce sein interdit que le garçon caressait. On s’attend à des cris ; à une description de la souffrance ; à quelques mots, au moins. Aucun ne vient. Et c’est sans doute de cette insensibilité d’apparence que le récit, renonçant à traduire l’indicible, puise sa force.
 
Des yeux pour mourir de Laurence Zordan
Editions des femmes-Antoinette Fouque, 174 p., 18 euros

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