Gimbutas dans Spelunca, n°107 par Philippe Drouin

gim.jpgLe langage de la déesse

Par Marija Gimbutas

Des femmes – Antoinette Fouque éditeur (Paris), 420 p., 5 tableaux, 491 figures, 11 cartes, 24 planches en couleurs.

Riche idée, qu’ont eue les éditions Des femmes – Antoinette Fouque, de traduire le travail majeur de Marija Gimbutas, paru en 1989 aux Etats-Unis.

Cette professeure d’archéologie européenne à l’Université de Californie, spécialiste de l’âge du Bronze en Europe orientale, a consacré ses recherches, depuis 1974, à la Grande déesse, une « sorte de figure cosmogonique, créatrice du monde, symbole de l’unité de la nature, patronne de la régénération vitale et de l’incessant renouveau », comme le résume si bien Jean Guilaine dans la préface de cette édition en français.

La Grande déesse est issue de la tradition paléolithique et l’auteure montre que son culte s’affermit durant tout le Néolithique et sur toute l’étendue du continent européen. Croisant des approches interdisciplinaires où se mêlent archéologie, mythologie comparée et ethnographie, elle fait émerger ce concept en questionnant la documentation foisonnante laissée par les préhistoriques.

La Grande déesse, selon Marija Gimbutas, s’identifie à la Nature, à un monde prospère de communautés agraires vivant en harmonie avec leur environnement, un monde paisible et heureux. Mais, au IVème et IIIème millénaires avant notre ère, des envahisseurs incultes, issus des steppes caucasiennes et asiatiques, pasteurs nomades et guerriers, instaurent un système social pyramidal où la domination masculine est de mise. Dès lors, le culte de la Déesse décline, trouve quelques refuges qui lui permettent de perdurer aux confins de la géorgaphie sociale. Les concepts en oeuvre ici sont étonnants : une rupture allant du matriarcat au patriarcat, à laquelle on tente de donner des bases archéologiques ; une transition d’un âge d’or néolithique vers les sociétés de violence et de compétition de la protohistoire ; un basculement de communautés égalitaires vers des sociétés inégalitaires. Au final, une thèse anthropologique à vocation universelle en butte à la critique, qu’elle vienne des archéologues, des anthropologues, ou des historiens. La force de la démonstration de l’auteure, c’est son fondement dans un corpus documentaire de grande ampleur (près de 1000 titres en bibliographie dont quelques 150 sont en français, près de 500 figures).

Ce corpus justifie l’hypothèse de la Déesse ; il la légitime. Comme si, de ce foisonnement documentaire, il fallait absolument tirer la substantifique moëlle pour en extraire une explication simple et convaincante du monde.

Mais si d’abord le monde n’était que complexité ? Marija Gimbutas, au-delà de ce parti pris, ouvre la voie à une archéologie symbolique (on songe à Mircea Eliade), où interfèrent l’archéologie, l’histoire des religions et la mythologie des traditions populaires.

Hypothèses et controverses : c’est ainsi qu’il faut lire, avec distance et tolérance, le message de l’auteure. Il en reste un formidable glossaire interprétatif de signes et motifs picturaux : chevrons et V, zigzag et M, méandre et oiseau aquatique, seins, yeux, bouche, filet, serpent, pour n’en citer que quelques-uns.

Et la caverne, pour notre plaisir, est présente partout.

En annexe, un glossaire de symboles, une typologie des déesses et des dieux, un résumé des fonctions et images de la Grande déesse, des chronologies, des cartes de tous lers sites mentionnés.

D’un point de vue sociologique, cet ouvrage tombe à point nommé dans une époque où le doute s’installe quant à la croissance, au développement, devant la métamorphose de la conscience humaine induite par les guerres, le réchauffement climatique, l’oppposition des intérêts tribaux, nationaux, ou religieux. En fait, il est la concrétisation de ce doute de l’humanité sur elle-même. Et en ce sens, il est d’une grande richesse. Pour Marija Gimbutas, les symboles, les images et les signes représentent la grammaire et la syntaxe d’un métalangage. Et ce métalangage révèle une conception, une organisation, une représentation du monde, en oeuvre entre le VIIème et le IVème millénaire avant notre ère.

La maquette est particulièrement réussie et la réalisation (cartonnage sous jaquette) irréprochable. Cependant, un index des noms (anthoponymique et toponymique) aurait facilité la consultation.

Philippe Drouin

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