Hélène Cixous dans L’Humanité

Jeudi 21 Octobre 2021

« Une reconquête poétique. » C’est ainsi que les organisateurs du Marché de la poésie, Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, présentent cette « 38e bis » édition. Reconquête en effet si l’on songe que cette manifestation, qui a lieu traditionnellement au moment du solstice d’été, se tient après trois annulations. Le travail acharné de ces inlassables artisans a permis que se tienne, enfin, ce rendez-vous attendu par les poètes, les lecteurs et les éditeurs. Le programme fait une large part aux langues de France – corse, catalan, breton, alsacien –, de l’étranger – Slovénie, Allemagne, Irak, Catalogne –, en particulier du Luxembourg que l’on retrouvera en juin. On fêtera des 40e et 50e anniversaires d’édition (Cheyne, Unes, Écrits des forges), et on rendra hommage à de grands absents, dont Bernard Noël et Henri Deluy. Enfin, le Marché, qui ne se cantonne pas à la place Saint-Sulpice, propose cette année une très copieuse « périphérie », en 35 lieux, de Nantes à Nice et de Melun à Berlin. Jusqu’au 24 octobre. Entrée libre selon les mesures sanitaires en vigueur. Infos : www.marche-poesie.com A. N.

Article du 30 octobre 2021

Vendredi 30 Octobre 2020

L’autrice publie trois années de son Séminaire (de novembre 2001 à mai 2004), ainsi que Ruines bien rangées, où elle se fait l’archéologue d’une mémoire blessée. Écrire et penser sont sa raison d’être, dans le sens d’un partage incessant à partir de l’art essentiel qui ouvre une scène aux écrivains pour dire les états de la société. Entretien.

On doit à Hélène Cixous quelque quarante œuvres de fiction, une vingtaine d’essais théoriques, des pièces de théâtre, dont huit mises en scène par Ariane Mnouchkine. Gallimard publie une part de son Séminaire, qui s’ouvre au lendemain de l’attentat du World Trade Center le 11 septembre 2001 et qui s’arrête un peu avant la mort de Jacques Derrida en octobre 2004. Le projet vise à en publier progressivement l’intégralité. En même temps, même éditeur, c’est la sortie de Ruines bien rangées, réflexion suraiguë sur la mémoire et l’oubli. Hélène Cixous nous en parle.

Dans l’introduction du Séminaire, toujours en cours, il est dit qu’il s’étend sur cinquante ans…

HÉLÈNE CIXOUS Cinquante ans en égalent cinq ou cinq cents ! La continuité est humaine. Je ne parle pas que de mon travail mais aussi du public : chercheurs, auditeurs libres. Les plus jeunes ont 18 ans, les plus âgés 90 et plus. Parmi mes chances, il y a l’existence de deux îles où survivre aux violences de l’Histoire : le Théâtre du Soleil et mon Séminaire. J’ai pris la liberté qui m’a été accordée de ne pas dissocier la littérature, pour moi art suprême, art de penser, d’avec des événements politiques. Je n’ai jamais adhéré à un parti. J’ai satisfait ma pulsion citoyenne avec la grande scène de la littérature et de sa réflexion permanente sur l’état de la société. Le séminaire dure cinq heures, chaque fois. On a le temps de traverser les textes minutieusement. Je suis née en Algérie, dans un pays colonialiste, raciste, antisémite. Très vite, j’ai senti qu’il n’y avait de lieu nulle part, sauf en littérature, avec les livres, la parole, les contes. Mon père est mort très tôt. Ma mère, étrangère arrivée d’Allemagne, ne connaissait pas l’enseignement en français. Je me suis faufilée à tâtons. Lors de mes études supérieures, j’ai saisi que la littérature pouvait être traitée par toutes sortes d’outils savants ayant trait à la langue. Des armes ou, mieux, des télescopes, pour approcher de manière de plus en plus articulée et passionnée cet immense corps vivant. J’ai voulu le partager avec un public. L’âme de ce que je fais, c’est apprendre à lire, non pas des livres, mais le monde, les êtres humains…

Votre Séminaire a été associé au Collège international de philosophie, fondé en 1983. Cela a-t-il eu quelque incidence sur son contenu ?

HÉLÈNE CIXOUS Non. Par contre, étant à l’origine de la fondation de Paris-VIII, j’ai vécu le transfert, l’exil de Paris-VIII vers Saint-Denis, dans des conditions catastrophiques. J’ai alors eu un problème matériel pour le public que j’avais « dans le bois », quand l’université de Vincennes était vraiment à Vincennes. On allait dans ce bois féerique, où il y a aussi le Théâtre du Soleil. Saint-Denis, c’était une autre affaire. Lorsque j’ai été abritée par le Collège philosophique, en plein cœur de Paris, les conditions de rencontre ont changé. C’était plus hospitalier.

Vous étiez partie prenante, en 1969, dans la création de l’université expérimentale de Vincennes…

HÉLÈNE CIXOUS En 1967, on était déjà en 1968. Nous avons continué. C’était un moment révolutionnaire, non comme la Révolution française, mais une révolution à l’intérieur du monde de la pensée. Un âge d’or, un moment de rejet d’instances répressives, je parle de l’Académie classique figurée par la Sorbonne. J’y ai été professeure. Je sais ce que c’est ! On a ouvert un espace de liberté de pensée, véritable celle-là, active, moderne. Un moment jubilatoire à quoi ont participé toutes les grandes forces intellectuelles françaises. Il y a des restes comme en 1974, quand je me suis précipitée pour créer le premier doctorat qui traitait des conditions des femmes, « Une poétique de la différence sexuelle ». Cela s’est développé sous forme d’études de genres.

En 1974, création du doctorat d’études féminines, suivie de celle du centre d’études féminines à l’université de Vincennes, délivrant des formations que vous avez dirigées jusque dans les années 2000…

HÉLÈNE CIXOUS C’était pluridisciplinaire. Se rassemblaient et se rencontraient là, littérature principalement, philosophie, psychanalyse, sociologie, histoire, avec un tronc commun et des spécialités, afin que cela puisse exister institutionnellement. Sinon, cela aurait été balayé. Il y avait, par exemple, des gens en doctorat de littérature française et en doctorat d’études féminines. Cela a été supprimé maintes fois. On n’aurait pas tenu sans le public, la demande, l’amitié. La dernière fois, Mitterrand était au pouvoir, enfin au non-pouvoir. On était en 1995. Il inaugurait les 20 ans de la bibliothèque universitaire de Paris-VIII. Il y avait une grande manifestation pour dire qu’une fois de plus, nous avions été supprimés. Il s’est approché. Je lui ai dit : « Faites quelque chose. Une fois de plus, on est anéantis. » Il m’a dit : « Je suis barré de tous les côtés. »

Vous ne préméditez pas le Séminaire par écrit…

HÉLÈNE CIXOUS Avant chaque Séminaire je travaille une semaine comme si j’allais passer un concours. Je réunis des documents. Je n’écris pas. Je n’ai jamais pu. Parler, c’est être au présent face à un public. C’est théâtral. J’écris de manière poétique, très condensée. Impossible d’utiliser l’écriture pour le séminaire. Il faut une respiration. Quelque chose de l’ordre de la promenade. Il faut pouvoir communiquer tout de suite. C’est une autre langue ! J’en parlais avec Derrida, car nous étions absolument opposés. Il ne faisait pas un séminaire de cinq heures. Il lisait son texte à son public. C’était son œuvre. D’où mon rapport ambivalent avec la publication du séminaire. Pour moi, ce n’est pas de l’écriture. C’est une autre langue, mienne mais autre.

Le travail de restitution de votre parole n’a sans doute pas été facile avant la mise en jeu des enregistrements, lesquels n’ont été conservés qu’à partir de 1999.

Hélène Cixous Il faut rendre hommage à une personne disparue : Marguerite Sandré. Elle a été notre doyenne jusqu’à ses 90 ans. Dès les débuts du Séminaire, elle s’est mise à décrypter. Elle enregistrait. Elle décryptait. Elle est devenue une sorte de mémoire vivante.

L’amitié avec Jacques Derrida, entre autres personnalités rayonnantes, a été importante dans votre itinéraire.

HÉLÈNE CIXOUS Cela a été pour nous une chance extraordinaire d’avoir, durant toute une vie de travail et de création, le témoin absolu. Quelqu’un en qui on a absolument confiance. L’accompagnement et le regard de l’autre donnent une force inouïe. Dès mon premier texte, vers 1963-1964, nous nous sommes trouvés. C’était d’une certaine manière un homme, j’étais d’une certaine manière une femme, je dis cela car ce n’est pas si simple : lui était capable de féminité et moi de masculinité, et d’autres choses aussi, mais chacun avait son territoire, son monde, son lieu d’invention. Il m’a souvent demandé : « Tu crois qu’on se serait entendus comme ça si nous avions été tous les deux philosophes, par exemple ? » Je disais oui, mais non… Il y aurait eu rivalité. Là, nous avons été en paix.

Pionnière dans les études féminines et de genres, que pensez-vous des nouveaux aspects de ces problèmes à l’aune d’aujourd’hui ?

HÉLÈNE CIXOUS Ces combats sont toujours actuels. J’ai été initiée au thème du féminicide par le MLF et Antoinette Fouque. Aujourd’hui, on a l’air de découvrir le mot, et même la chose. Ce terme, nous l’utilisions dans les années soixante-dix. On recommence à zéro, ou presque. Il y a eu des progrès, on se dit qu’on est arrivés quelque part, et puis c’est fini, oublié. Dans les années 1970 et 1980, je pensais : « Dire qu’il va falloir que je redise la même chose toute ma vie. Quel ennui ! Je ne veux plus être une femme ! » Quand je regarde les énoncés, je me dis que c’est moins bien tourné que la manière dont c’était dit magnifiquement il y a cent ans.

Par ailleurs, il y a les histoires de querelles intraféministes. Quand je m’y suis intéressée, il y avait une dominante marxiste. Cela ne permet pas, par exemple, de traiter de la misogynie. Il y avait aussi des tendances, aujourd’hui réactualisées, autour du pur. Pure femme. Pur homme. Pour moi, cela n’existe pas. On s’échange, on se contamine, on se mélange. À l’époque, je me suis retrouvée dans des réunions où il n’y avait que des femmes. Il ne fallait pas d’hommes. Les filles étaient jeunes. J’avais 30 ans et je leur disais : « Je fais quoi avec mon fils ? Il faut qu’il soit féministe lui aussi ? » Cela dit, impossible d’éviter de passer par certaines étapes, avec des exclusions, de l’entre-soi. Au début, très peu d’hommes dans mon Séminaire, hormis des homosexuels. C’était leur refuge. Petit à petit, c’est devenu moitié-moitié. Un public de tous âges et de toutes espèces, si je puis dire.

Que pensez-vous de l’état du monde, à l’ère de la pandémie et de l’entropie politique quasi générale ?

HÉLÈNE CIXOUS Chaque fois qu’il y a eu la peste, les gens se posaient les mêmes questions, en particulier celle de l’Autre. Il y a ceux qui ne mettent pas de masque parce qu’il n’y a pas d’Autre pour eux. Certains n’arrivent même pas à penser cet Autre. Tout un état de l’humanité est ainsi mis au jour. Les paroles gouvernementales dans tous les pays sont de simple urgence pragmatique. Pas intelligentes. Les gens devraient arriver à vivre ce moment non pas seulement sanitairement mais aussi moralement, philosophiquement, etc. Ce n’est pas le cas. Dans les sphères qui nous gouvernent, il faudrait des gens capables de le penser.

Il y a aussi le fait que les sociétés sont composées de pans entiers de gardiens, de servantes et de servants du bien commun : le monde médical, le monde enseignant, lequel est toujours oublié. Terrifiant ! On est en train de saigner à blanc une nation en maltraitant et en éliminant les enseignants, eux, les dévoués, pas inféodés du capitalisme. Ils ont des salaires de misère. Sans parler de la recherche, bousillée en France. L’épidémie met tout cela en lumière. L’immense corps enseignant, l’immense corps médical, on les entraperçoit en ce moment, mais ça ne va pas durer.

Parallèlement à la sortie du Séminaire, Gallimard publie Ruines bien rangées, qui constituent, entre autres, une évocation de votre passé familial, en même temps qu’une réflexion suraiguë sur le vernis que pose l’Histoire sur l’épouvante…

HÉLÈNE CIXOUS Mon propos est de permettre au lecteur un parcours dans l’immense mémoire de l’Europe. L’antisémitisme est une manifestation parmi d’autres. La ville d’Osnabrück s’apparente à une sorte de laboratoire de cette Histoire européenne. Il y a un emblème sur place : un monument d’à peine un peu plus d’un mètre de haut sur un mètre de large, qui donne son titre à l’ouvrage. Que signifie cette cage pleine de moellons ? Il s’agit des ossements de la synagogue, partie en flammes en 1938, pendant la Nuit de cristal. Ma famille était présente. Il en est resté des ossements, ramassés et mis en cage comme des poules en batterie. C’est bien nettoyé. N’est-ce pas aussi une image de notre rapport à la mémoire et aux violences ? Tant mieux si ces ossements ont été gardés. En même temps, ce rangement dit bien quelque chose sur les arrangements qui ont suivi… Osnabrück, ça n’est pas que l’histoire de l’antisémitisme et du nazisme. Il y a eu là d’autres corps jetés sur des brasiers. Cela a débuté avec les sorcières. Pour se rendre au lycée, ma mère prenait la ruelle des Sorcières, qui mène à la Hase, rivière dans laquelle on les jetait. Celles qui ne se noyaient pas étaient brûlées. Sur ces épisodes, la ville possède des archives sur des centaines d’années. La ruelle n’a jamais été débaptisée… Ma cage est une métaphore de ce qui a pu se passer dans Osnabrück, ville resplendissante et prospère, ville de paix, aujourd’hui très engagée, qui milite pour l’entretien de la mémoire, pour l’accueil.

Entretien réalisé par Muriel Steinmetz

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