Coco Chanel, retour sur un destin qui fait polémique
Figure ambigüe, mais mondialement connue, Coco Chanel (1883-1971) demeure controversée. Accusée de collaboration, réputée acariâtre, tyrannique, la grande couturière aurait également intrigué et espionné pendant la guerre. Par Étienne Ruhaud.
Isée St John Knowles a voulu réhabiliter cette grande dame de la mode, sans pour autant passer sur toutes ses déviances, ni faire l’impasse sur certaines zones d’ombre. Un éclairage aux accents autobiographiques, souvent très éclairant, bien que (parfois) difficile à suivre…
Fille d’un camelot et d’une couturière, Gabrielle Bonheur Chasnel naît, hors-mariage, à Saumur en 1883. L’ambiance au foyer semble être lourde. Épuisée par ses grossesses et le labeur, sa mère meurt en 1895, à l’âge de 31 ans. Dur, aigri, le père aurait alors placé Gabrielle et ses sœurs auprès de cousines germaines. Mythomane, l’adolescente s’invente une ascendance glorieuse, tout en apprenant (comme, avant elle, sa propre mère), la couture.
Isée St John Knowles reprend ici l’idée selon laquelle la future grande dame aurait grandi en orphelinat, ce qui n’a par ailleurs jamais été confirmé. Par la suite, Gabrielle Chasnel aurait vécu à Moulins, poussant la chansonnette devant les soldats, qui la surnomment « Coco ». Elle fréquentait le riche officier Etienne Balsan, amant éphémère et protecteur. Venue à Paris avec l’homme d’affaires anglais Arthur Capel (dit « Boy Capel »), elle apprend rapidement les usages du monde, et commence à confectionner de petits chapeaux ainsi que ses propres robes.
Boy Capel lui offre alors sa première boutique. Ambitieuse, inventive, travailleuse, Coco emploie sa cousine et sa sœur. Elle ouvre de nouveaux établissements, notamment en province, comme à Biarritz. Elle embauche bientôt plusieurs centaines d’ouvrières et impose un style nouveau, simple et élégant. La mort accidentelle de Boy Capel, en 1918, la laisse toutefois désemparée.
Paradoxalement, le succès semble être au rendez-vous. Coco Chanel, qui s’est associée à la famille d’origine juive Wertheimer en 1921, vend des parfums. Elle connaît de multiples aventures, ce qui lui donne sans cesse de nouvelles idées, à l’instar de la « petite robe noire », en 1926. Lors de l’entrée en guerre, Coco licencie ses ouvrières. Les mauvaises langues prétendent qu’elles étaient trop revendicatrices à ses yeux. On pense également que les produits de luxe, se vendaient moins au cours du conflit.
Ayant adopté un antisémitisme « de circonstance », Coco Chanel veut se débarrasser des Wertheimer, qui possèdent l’essentiel des capitaux, et contre lesquels elle se bat depuis 1934, défendu par Maître René de Chambrun. Exilés aux États-Unis, ceux-ci ont cependant pris les devants, en « aryanisant » eux-mêmes leurs affaires, grâce à un proche de Vichy, Félix Amiot, devenu homme de paille. Entre 41 et 44, Coco qui vit au Ritz, a pour amant un certain Hans Günther von Dincklage (1896-1974), personnage trouble, attaché d’ambassade, espion pour le compte de l’Abwehr (soit les services secrets allemands).
Le couple aurait alors tenté de mettre en œuvre l’opération « chapeau de couture », soit de jouer sur les affinités de Coco Chanel avec les Westminster pour négocier un traité de paix entre le Reich et la Grande-Bretagne. L’opération échoue en 1943. Selon d’autres sources, Coco aurait aussi joué le rôle d’agent du M-16 britannique.
Brièvement suspectée à la Libération, et passée en jugement, Coco est finalement laissée libre. Elle s’exile en Suisse, ne revenant à Paris qu’épisodiquement après avoir « raté » son retour dans la mode en 1954. Les Wertheimers, avec lesquels elle entretient toujours des rapports complexes, rachètent la totalité de la maison. Seule, aigrie, Coco décède en 1971 à l’âge de 97 ans. Elle repose à Lausanne.
Un livre baudelairien et … Familial
Né à Saint-Germain-des-Prés, ayant suivi des études de Lettres et de philosophie à l’université d’Oxford et ancien conservateur du musée Limouse des Fleurs du mal (à Roquebrune-Cap-Martin dans les Alpes maritimes puis à Chester en Angleterre), Isée St. John Knowles tente ici de réhabiliter Coco Chanel. Femme d’un grand égoïsme, au caractère détestable de l’aveu même de l’auteur, la couturière aurait été victime de plusieurs malentendus, de diverses calomnies.
Isée St. John Knowles pense que Coco, victime d’un parcours de circonstances, n’aurait jamais réellement, sincèrement collaboré, se faisant elle-même manipuler. En témoigne l’étrange pièce de théâtre intégrée à l’essai, et où nous voyons Coco se débattre, tenter de se justifier, en vain. Biographie enrichie par de nombreux documents d’archives, Coco Chanel constitue aussi un ouvrage autobiographique, puisqu’Isée St. John Knowles évoque son propre grand-père juif, sauvé in extremis de la déportation par Coco, qui l’aurait protégé.
Par-delà le drame familial, Isée St. John Knowles parle de son propre parcours. Historien de la société Baudelaire, sise rue Monsieur le Prince, et dont Coco fut membre, l’homme revient sur ses rencontres. Il ne s’agit donc nullement d’un essai froid, ou d’une simple tentative de réhabilitation, en opposition au livre mordant de l’Américain Hal Vaughan, ici abondamment décrié. Bien des pages sont d’ailleurs consacrées à la passion même de Coco pour Baudelaire. S’appuyant sur les notes du peintre Roger Limouse (1894-1995), lui-même sociétaire, Isée St John Knowles décrit longuement la passion de Coco pour les Fleurs du mal.
Issue d’un milieu modeste, donc autodidacte passionnée, la couturière aurait été inspirée par certains vers, comme en témoignent les robes « Harmonie du soir », « Le Cygne », ou encore « La beauté », photographiées et ici reproduites.
D’aucuns trouveront peut-être l’ouvrage maladroit, cependant, ou réservé à des spécialistes, donc peu lisible. Il est vrai que la lecture demeure ardue, tant les références abondent. L’individu peu familiarisé avec l’univers propre à Coco et sa vie aura du mal à s’y retrouver, éprouvera un sentiment de flou face à un texte hybride, mêlant entretiens, théâtre, chronologies…
Coco Chanel, cette femme libre qui défia les tyrans est sans doute brouillon, mais richement illustré et préfacé par Gabrielle Palasse-Labrunie la petite-nièce de Coco. Il ravira surtout les passionnés, les initiés et ceux qui voudront entendre un autre son de cloche.
Publié aux éditions Cohen & Cohen dans la collection « Saint-Germain des Prés » dirigée par Isée St John Knowles en personne, l’essai constitue également un hommage au célèbre quartier littéraire, « royaume de ces héros romantiques qui surent donner à la liberté de pensée le sceau de la distinction et de la grandeur » (page 7).