Jean-Claude Bologne offre le premier article sur « L’agonie de Gutenberg 2 » de François Coupry

Jean-Claude Bologne offre le premier article sur « L’agonie de Gutenberg 2 » de François Coupry

François Coupry, L’agonie de Gutenberg, vilaines pensées 2018/2021, FCD Livres, 2021.

 

 

 

          « Stop ! Coupry, arrêtez d’écrire ces fanfaronnades : on ne sait à quel niveau de récit vous vous situez. » Fanfaronnades ? Si vous le dites… François Coupry, lui, parle plutôt de fables, de saynètes, de contes iconoclastes… Chaque semaine, du 10 janvier 2018 au 5 mai 2021, ses personnages fétiches (car lui n’apparaît qu’occasionnellement) ont tenu un journal décalé où l’humour pince-sans-rire ouvre des abîmes de réflexion. Il revendique la filiation de Swift et de Kafka, auxquels on pourrait ajouter les contes de Voltaire, les Lettres persanes ou les aventures du docteur Faustroll… Le lecteur du premier tome y retrouvera avec bonheur l’inénarrable Piano et son petits-fils Clavecin, tous deux passés maîtres dans « l’art de parler en public pour dire ce qu’il ne fallait pas », mais aussi l’aigle de Xi, qui n’aime que le risotto aux asperges ; l’âne astrophysicien, Wofgang von Picotin ; le chien métaphysicien, Tengo-san ; un lion philosophe ou un singe Bonobo de l’île X… Tous possèdent au plus haut point le génie du paradoxe et ne se gênent pas pour proférer avec la plus parfaite assurance les pires horreurs sur l’actualité, la canicule, les gilets jaunes, les investissements boursiers ou l’héritage d’une vedette rock. Dans la lignée de Micromégas, les Martiens viennent commenter les élections de 2020 auxquelles, apparemment, ils n’ont rien compris. Apparemment, car c’est peut-être nous qui nous berçons d’illusions sur le monde politique. Le renversement systématique des idées et des valeurs auquel nous invitent ces textes n’est que la conséquence de ce décalage de point de vue.

Car tel est le pouvoir de la fiction : en posant un masque sur le masque du réel, elle paraît bien plus vraie que celui-ci. Et pour cause : selon une théorie chère à l’auteur (ou du moins à ses personnages, puisqu’eux seuls existent vraiment), la fiction ne serait pas le reflet du réel, mais ce sont les fictions qui créent les vérités. La « fabrication incessante du réel par les récits » est le vrai sujet de ces courts textes conçus à l’origine comme des post de Facebook (où ils continuent leur prépublication). Cette conviction, défendue depuis les années 1980 par François Coupry, n’attendait que le monde virtuel des réseaux sociaux pour passer du paradoxe à l’évidence. Tout ce que nous vivons existe de toute éternité dans le grand réservoir de l’Imaginaire et se réalise de manière différente selon les époques. Il suffit donc de rejoindre ce grand vivier pour changer d’époque, en empruntant les « couloirs du temps » familiers aux personnages de François Coupry.

Une fois admis ce principe, le monde de l’auteur est d’une impitoyable cohérence et d’une redoutable lucidité. Que peut faire la Beauté déçue de ne pas être harcelée ? Porter plainte pour indifférence. Que devient l’homme dans un monde où, par les réseaux sociaux et le deep learning, on sait tout de lui ? Il meurt aussitôt, « dénudé », rendu inutile par l’exhaustivité des informations le concernant. L’absurdité est présentée de façon impassible. Dans un monde où les hommes accouchent, l’un d’eux enfante sa propre mère. Mais s’il viole sa fille (c’est-à-dire sa mère), l’enfant qui en naîtra sera-t-il lui-même ? « En une république, le roi signa une ordonnance… » Rien ne vous étonne ? Attendez… L’ordonnance autorise les trains à ne pas partir aux heures annoncées. Pourquoi pas ? La cohérence, la logique interne du récit, part de ces prémisses absurdes et en analyse les conséquences avec rigueur. Les gares se retrouvent encombrées de voyageurs qui ne savent pas quand leur train va partir. Pour les faire patienter, elles deviennent des lieux de convivialité et de culture et, de fil en aiguille, au terme d’un raisonnement serré, le pouvoir d’achat a grimpé en quatre jours et le taux de chômage diminué.

« Ou bien, un autre version », nuancera l’auteur. Croit-on être entré dans la logique du conte ? « Cela prouvera que vous êtes bel et bien un être humain, désireux de trouver une logique à n’importe quoi. » Car dans un monde en perpétuelle mutation, rien n’est assuré, rien n’est stable. Chacun y joue un rôle, à tel point que Clavecin, petit-fils de Piano, se transforme perpétuellement, en animal ou en dictateur – Kim-de-Corée-du-Nord, Xi Jimping ou Trumpi-Trumpo… Il ne fait en cela que porter à ses conséquences ultimes l’exemple de son grand-père, qui peut dans le même temps se faire huer et applaudir par le même public. Qu’importe ? Toutes ces identités successives ne sont que supercheries. Démocrite aurait dénombré une centaine de dirigeants historiques qui ne seraient en fait que des fantômes ou des paravents. La liste va d’Ivan le Terrible à Staline ou à Kennedy…

Mais les pires de ces illusions sont celles qui nous promettent un monde meilleur. Nous vivons ici des revirements subits, des révolutions continuelles qui nous mènent vers un progrès invraisemblable : le chômage baisse, les glaciers reprennent des forces, la couche d’ozone se reconstitue… Il suffit pour cela d’une décision insolite : diminuer la taille de l’être humain, décréter que 2 + 2 = 12. Il suffit, pour faire basculer la réalité, de prendre une expression courante au pied de la lettre : quand on est dans sa bulle, la bulle est concrète et se métamorphose en œuf ! L’absence de règle devient la règle.

Cet éclatement incessant de la cohérence du monde et des personnages finit par donner le tournis, du moins à ces derniers, qui s’enfuient et partent se réfugier dans le passé — essentiellement dans la France des Lumières — retrouver des figures souvent mise en scène par François Coupry. La fuite n’est pas une solution. Mais si le monde que l’on fuit n’est lui-même qu’un simulacre, la fuite ne nous livre-t-elle pas une paradoxale vérité ? « Si les récits historiques mentent, la cause n’est point un complot universel, mais tout bêtement la difficulté de raconter sans simplifier, enjoliver, mythifier, mettre en ordre narratif et cohérent la multiplicité chaotique du réel. Alors, on utilise le charme du conteur, et le désordre prend un sens, factice mais facile à enregistrer, à répercuter. » Derrière la fable se dissimule non pas une morale univoque, mais un appel à donner sens au grand Chaos qui nous entoure. Ou à en rire, tout simplement.

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