Koeur : Un chant d’amour et de confrontations entre la France et l’Afrique Subsaharienne (Lettres capitales)

Koeur : Un chant d’amour et de confrontations entre la France et l’Afrique Subsaharienne

Sylvie Largeaud, agrégée d’anglais et enseignante-chercheure à l’université de Polynésie Française, nous livre avec son roman “Koeur” une déclamation poétique d’une beauté brute et troublante, qui explore les fissures des identités, les héritages complexes du colonialisme et les aspirations de l’âme humaine en quête d’appartenance.

L’héroïne, Sandrèle, fusionne avec sa terre natale, le Sénégal, dévoilant ainsi son amour passionné pour cette contrée aux multiples visages. 

Cependant, ce périple révèle également la douloureuse confrontation de Sandrèle avec les collisions culturelles et les stigmates de l’esclavage et de la colonisation. En s’éloignant de son pays natal pour la France, elle découvre un monde qui lui est étranger et une solitude profonde. « Koeur » trouve des échos dans les travaux de Frantz Fanon, sociologue et philosophe anticolonialiste. Les confrontations culturelles et les blessures coloniales que Sandrèle expérimente rappellent les concepts de la « décolonisation de l’esprit » et de la « conscience coloniale » chers à Fanon et que l’on retrouve dans son ouvrage majeur : « Les Damnés de la Terre ». Concernant le premier concept Fanon s’en exprime ainsi dans son monument littéraire : « Il faut que les colonisés, dans leur combat contre l’ennemi, à chaque étape, à chaque échelon, à chaque victoire, avancent avec ce cri terrifiant : ‘Que crève le colonialisme !’” et continue sur le concept de la « conscience coloniale » en écrivant : « Le monde colonial est un monde compartimenté. Les colonies sont des créations européennes… »

La quête d’identité et d’appartenance de l’héroïne s’inscrit intrinsèquement dans le contexte historique plus large des luttes pour la décolonisation de l’Afrique. Ici, le roman transcende le récit individuel pour sonder les questions plus vastes de l’identité, de l’intégration et de l’appartenance.

L’écriture poétique et rythmée du roman « Koeur » fait également écho aux travaux d’Aimé Césaire, poète et écrivain martiniquais associé au mouvement de la négritude. La passion avec laquelle Sandrèle exprime son amour pour le Sénégal rappelle les élans poétiques de Césaire envers ses origines :« Cahier d’un retour au pays natal ». Les références à la négritude sont délibérées, substituant la “blanchitude” à la négritude, ce qui met en relief les enjeux de l’identité et de l’appartenance.

L’inversion audacieuse du racisme qui prévaut en France et l’utilisation du concept de « négatif photo » donnent au roman une profondeur philosophique, questionnant les notions d’identité et de nation. Les confrontations culturelles et les questions d’identité dans le roman peuvent être analysées à travers le prisme des travaux d’Edward Said sur l’orientalisme et le postcolonialisme. Les interactions entre Sandrèle et les habitants du Sénégal et de la France mettent en lumière les représentations et les stéréotypes culturels qui influencent les perceptions des uns envers les autres. En tant qu’auteure spécialisée dans les études post-coloniales, Sylvie Largeaud fait preuve d’une sensibilité exceptionnelle pour déconstruire les strates complexes de la réalité postcoloniale et pour jeter un éclairage cru sur les rapports entre la « blanchitude » et la nation africaine.

Le concept de “troisième espace” développé par Homi K. Bhabha dans son ouvrage intitulé Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale trouve une résonance dans le roman « Koeur » de Sylvie Largeaud.

Les collisions culturelles auxquelles l’héroïne est confrontée témoignent des espaces intermédiaires où les identités se rencontrent et se construisent. Bhabha souligne comment ces espaces ambigus peuvent être des lieux de résistance et de négociation, ce que reflète les expériences de la protagoniste au fil de la narration.

Le style narratif du roman, guide le lecteur à travers les émotions tourmentées des personnages et l’écriture scandée et parfois « slamée » selon l’auteure , pourrait rappeler là encore le style poétique d’Aimé Césaire .Pour aller plus loin , les références au concept de « négritude » et à l’histoire coloniale dans ce roman évoquent les travaux de Léopold Sédar Senghor notamment dans Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache (1948), dans laquelle il a rassemblé des œuvres qui expriment l’identité africaine et les valeurs culturelles autant que dans  « Chants d’ombre »(1945), dans lequel il évoque l’histoire et les croyances africaines à travers la poésie. Quant à l’histoire coloniale, Senghor l’aborde notamment dans son poème « Liberté 1 » et dans son essai : « Négritude et humanisme » (1964), où il explore la relation entre négritude et libération de l’oppression coloniale.

L’idée d’une identité ancrée dans la terre natale, malgré les enjeux sociaux, résonne avec les idées de Senghor sur la reconnaissance et la célébration de la culture africaine dans la totalité du roman de Sylvie Largeaud.

La ville de Dakar est décrite dans cet ouvrage « Koeur » avec une passion presque charnelle, et témoigne de l’habileté de l’auteure à faire danser les mots pour traduire les émotions complexes des personnages.

En effet, « Koeur » n’est pas simplement un roman, c’est une expérience littéraire et émotionnelle qui ouvre une fenêtre et des perspectives sur la réalité sociale, politique et environnementale de l’Afrique subsaharienne. La quête de Sandrèle pour définir son identité, malgré les contraintes sociales et les pressions culturelles, peut être analysée à la lumière des travaux de Simone de Beauvoir sur l’existentialisme féminin. L’héroïne trouve exceptionnellement sa place en tant que femme “blanche” au Sénégal, tout en se débattant avec les attentes et les préjugés sociaux. Sylvie Largeaud nous offre un voyage lyrique et philosophique, guidé par la voix vibrante de Sandrèle, révélant ainsi la richesse de l’amour pour une patrie complexe, tout en éclairant les interstices où se nichent les enjeux sociétaux les plus urgents.

Yves-Alexandre JULIEN 

Yves-Alexandre JULIEN est journaliste.
Après des études supérieures en Lettres Modernes à l’université de Caen il a été journaliste en PHR ( Presse Hebdomadaire Régionale) pour l’Eveil Normand .
Journaliste de théâtre pour les médias la theatrotheque.com et artistikrezo.com, il écrit également des critiques littéraires comme celle qu’il vient de nous proposer ici.
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