« la beauté du style » et « un certain goût pour l’errance, devenue art de vivre » (sur Svetlana Pironko) dans Actualitté

Une heure avant la vie, de l’amour aux deuils

Traductrice, agent littéraire, et éditrice d’origine kazakh, Svetlana Pironko signe là un premier roman d’inspiration autobiographique. Récit initiatique, intime, Une heure avant la vie nous fait également bourlinguer, des steppes d’Asie centrale à Paris, d’Édimbourg à l’Égypte, en passant par Venise, au gré des souvenirs. Le livre ne contient pas d’intrigue définie, mais la narration se fait par petites touches, de manière quasi impressionniste, autour d’une figure paternelle chérie. Par Etienne Ruhaud.

Il semble difficile, ici, de départager fiction et réalité, inspiration strictement autobiographique. Écrit directement en français par une russophone imprégnée de culture hexagonale, le roman est également rédigé à la troisième personne. Comment savoir, dès lors, dans quelle mesure « Luciole » s’inspire de l’auteure ? Nous suivons en tous cas l’enfance de l’héroïne, petite fille aimée, et aimante, très proche d’un père qu’elle accompagne à la chasse, d’une mère légèrement délaissée, et d’un petit frère qui deviendra architecte.

Issue d’un bon milieu, grande lectrice, la jeune Luciole aime à parcourir les grands espaces d’un pays, méconnu, auquel elle rend une sorte d’hommage distanciée. « Trou perdu d’un pays sans foi ni loi  » (p. 147), le Kazakhstan est toutefois tendrement évoqué, avec une précision quasi ethnologique, notamment lorsque l’auteur raconte un repas, sous la yourte, en compagnie des autochtones.

Passé l’éblouissement du premier âge, nous entrons dans une adolescence studieuse, mais heureuse. Étudiant les Lettres, Luciole travaille, l’été, dans une fabrique de cornichons. Vient enfin le grand voyage vers la France, et plus particulièrement vers Paris, où la jeune femme vit un rêve éveillé entrecoupé de quelques cauchemars, découvrant l’amour à travers diverses aventures, faisant l’expérience éprouvante du deuil, ou plutôt des deuils : celui d’un mariage raté, et de la perte du père, l’être cher entre tous.

Variations, mélange…

Nous sommes d’emblée frappés par le caractère mêlé du roman, par le goût du contraste propre à Svetlana Pironko. Cette variété se ressent tout d’abord à travers la diversité même des paysages. Partis d’Asie centrale, terres presque désertes, nous découvrons un Paris rêvé, aimé, désiré par Luciole, puis voyageons dans la cité des doges, où l’héroïne, brièvement tentée par le suicide, se perd. « Gotham City dans la lumière d’un crépuscule d’hiver » (p. 209), Édimbourg tranche avec l’éblouissant désert nubien. Tout fait sens, relié par le fil de la mémoire, puis de la plume : « C’est le même soleil qui se lève. Il se lève sur un monde différent. Sur une vie différente. Mais c’est le même grand disque incandescent. »(p. 244).

Cette variété, c’est aussi le mélange des registres. Au ton enjoué, enchanteur, du début (notamment lorsque Luciole part chasser le loup avec les hommes de sa famille), répond la gravité de certaines situations, qu’il s’agisse de décrire la crise du couple, et surtout le deuil du père, qui occupe tous les derniers chapitres.

Derrière la mélancolie, la tristesse, pointe un humour noir parfois féroce, entre autres lorsque l’auteure raconte l’avortement de Luciole à l’aune de l’écologie (le fait de ne pas faire d’enfants contribuant à moins polluer, et donc à préserver la planète) : « Elle n’ira pas jusqu’à prétendre qu’elle avait anticipé l’impact de sa décision sur le changement global du climat, mais elle pourrait se targuer d’avoir entendu le message de Mère Nature. » (p. 110).

L’érotisme transparaît également, en filigrane. Une heure avant la vie, c’est aussi l’histoire des hommes que Luciole a connus : son mari Grégoire, mais aussi l’écrivain britannique Edward Clavell, rencontré à la foire du livre de Francfort. « Elle enlève son manteau et le jette sur le lit — comme un matador jette sa cape. Elle se sent désinvolte. Il la fait jouir avec sa main, debout, avant même qu’ils ne se déshabillent. » (p. 263).

La figure du père…

Sous-titré « roman », Une heure avant la vie ne déroule pourtant pas d’intrigue au sens strict. Nous suivons le parcours de Luciole, ainsi, sa vie de jeune kazakhe devenue femme de Lettres. Le fil directeur du livre demeure toutefois la figure paternelle. Ingénieur, volage peut-être, tour à tour adoré puis rejeté par Luciole, l’homme demeure omniprésent. Au début, nous suivons le personnage à la chasse au loup, donc, puis nous apprenons qu’il a quitté la mère de l’héroïne pour une cruche.

Enfin, les cinquante dernières pages sont consacrées à la mort de surhomme (p. 229), et à la douleur ressentie. « C’est son anniversaire aujourd’hui. Il aurait eu soixante-dix-huit ans. C’est abstrait. Juste un chiffre. Il n’est plus là. Elle est amputée de son père. Elle ne sera plus jamais entière » (p. 253). Devenue une autre femme après l’épreuve du deuil, Luciole renaît, en quelque sorte, par l’exercice de l’écriture.

Salvatrice, la littérature accompagne Luciole à chaque page. Le roman abonde ainsi en références : qu’il s’agisse d’auteurs français, russes ou américains. D’ailleurs, chaque chapitre s’ouvre par une citation. Petite fille rêveuse, nourrie de contes, lectrice passionnée de Lermontov, amoureuse d’artistes puis d’écrivains comme Clavell (cf. plus haut), Luciole trouve un apaisement certain dans les livres, auxquels elle consacre d’ailleurs sa vie professionnelle.

Une heure avant la vie se caractérise dès lors par une (très) vaste érudition, et aussi par son lyrisme. Déployant une langue parfaite, souple, poétique, Svetlana Pironko dépeint avec passions lieux et évènements, magnifiant chaque instant de vie, chaque rencontre : « La steppe comme un tapis multicolore pendant les premiers jours de mai. Couverte de tulipes sauvages. Jaune, blanc, rouge. À perte de vue. Leur parfum si fin, si différent. Reconnaissable et pourtant insaisissable » (p. 66).

Un récit vrai

Roman lent, roman de soi derrière le truchement fictionnel, Une heure avant la vie détonnera sans doute lors de la rentrée littéraire, loin des grosses machines habituelles. Amoureuse de la France, de sa langue, Svetlana Pironko aura su magnifier son pays d’origine, tout en demeurant critique, avant de dépeindre, passionnément, Paris et les différentes villes traversées, au cours de voyages.

Roman du souvenir où affleurent des pointes de nostalgie, quelques regrets, Une heure avant la vie déconcertera éventuellement le lecteur habitué au suspense, aux rebondissements. Svetlana Pironko a d’abord voulu narrer une aventure individuelle, un parcours, et non pas construire une narration au sens classique du terme, un polar ou un thriller par exemple. Restent la beauté du style, ainsi qu’un certain goût pour l’errance, devenue art de vivre. Reste également la sincérité propre à l’auteure, dont nous attendons désormais les prochains ouvrages.

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