A l’occasion du millième numéro de La Quinzaine Littéraire, Gilles Nadeau a interviewé les membres du comité de rédaction. Si vous préférez regarder les extraits vidéos de l’interview de Laurence Zordan, écrivain, spécialiste en géopolitique et stratégie et collaboratrice de La Quinzaine Littéraire depuis mai 2008, plutôt que d’en lire le décryptage ci-dessous, suivez le lien : http://laquinzaine.wordpress.com/tag/laurence-zordan
1) Géostratégie et littérature
L’originalité de la Quinzaine c’est de ne pas en rester à des sujets extrêmement pointus ou spécialisés, qui forment le quotidien de mon activité, puisque je suis plutôt spécialisée dans les questions, les thèmes de géostratégie et de sécurité. Le propre de la Quinzaine ça a été de me permettre d’écrire sur ces sujets mais en intégrant mes contributions dans un ensemble évidemment plus vaste. Et, à une époque où on parle de pluridisciplinarité, de fécondation croisée, de fertilisation croisée des savoirs, c’était quand même une formidable opportunité que de voir un article sur le terrorisme voisiner avec la recension de tel ouvrage romanesque. Donc c’est cette façon de se côtoyer qui me semble éminemment intéressante. Et j’avoue que, non sans malice j’y ai vu l’occasion de rapprocher les sujets les plus austères de ceux qui sont beaucoup plus – je n’ose pas dire léger ce serait péjoratif – mais plus pétillants.
Cette curiosité n’est pas morbide mais on ne peut cultiver non plus le déni et faire comme si cela n’existait pas. Ce serait au contraire le conforter que d’en nier l’existence et de fermer les yeux, de jeter quelque voile pudique. Donc je crois qu’il y a un effort de lucidité et dans lucidité il y a lumière. Et quand je disais à l’instant que Maurice Nadeau était aussi un éveilleur, et pas simplement un fondateur ou un découvreur, Il y a une façon aussi de lire, d’apprendre à lire, car finalement on découvre, en écrivant, qu’on ne sait pas lire : à la limite on s’informe, on cherche à se divertir, mais lire c’est-à-dire essayer de relier, de faire en sorte que ce qui est étrange soit familier et, inversement, ce qui est bien connu soit non pas de la routine mais quelque chose d’étrange à son tour : ça c’est un véritable effort de lecture. Donc marcher en quelque sorte les yeux grand ouverts et non pas dans une espèce de somnanbulisme ambiant qui ferait que l’on se satisfait des images que l’on voit en croyant être informé. Donc, je le répète, pour moi, la lecture n’est pas seulement information ou divertissement, elle est effort de clairvoyance, de perspicacité.
2) Le décalage entre le monde et sa représentation dans nos esprits
Tout récemment encore, j’essaye de rapprocher deux ouvrages, l’un du Prix Nobel d’économie que je citais Paul Krugman sur la crise – il s’intitule Pourquoi les crises reviennent toujours – Et l’autre, celui du Professeur d’économie de l’Ecole Normale Supérieure Daniel Cohen La prospérité du vice. Et ce qui est tout à fait frappant c’est que ces deux ouvrages sont d’une limpidité phénoménale, et pour des sujets qui ont la réputation d’être abscons, être limpide c’est véritablement un tour de force, une prouesse, un défi, mais on aurait tort de croire que la limpidité ça consiste à être simplement éclairant. La limpidité ça consiste aussi à être clairvoyant et lorsqu’on traite de la crise et que l’on songe que la crise a été marquée par un accès au crédit en quelque sorte débridé, on s’aperçoit que, d’un côté, il y a accès au crédit et de l’autre information inaccessible et donc, dans un tel contexte, la limpidité devient un instrument de combat. Quand je parle de clairvoyance, c’est une limpidité pugnace, pour faire en sorte que les lecteurs soient non seulement informés, alertés, avertis, mais développent une certaine puissance de réflexion et finalement un langage critique.
Il y a cette incompréhension radicale tout au début, au principe des choses et, alors qu’on pouvait imaginer que les crises seraient récurrentes, eh bien non il y a une sorte d’aveuglement et c’est cela l’une des principales leçons. Les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. Les plus grands – j’allais dire les plus grands exégètes des temps modernes – sont parfois impuissants à décrypter la réalité, donc, ça c’est la première leçon. La deuxième leçon c’est … qu’il n’y a pas de leçon, hélas, il n’y a pas de recette. On voudrait tellement formater, formaliser, modéliser, mais, à un moment donné, il y a quelque chose qui, dans la réalité, échappe et c’est la réalité elle-même et dans la réalité il y a res, la chose et les choses ne sont pas nos idées. Il y a quand même un décalage entre le monde et sa représentation dans nos esprits.
3) Le terme même d’idéologie est suspect
Le terme même d’idéologie à l’heure actuelle paraît extrêmement suspect parce qu’on a tellement glosé sur la fin, la mort des idéologies que je finis par me demander si le thème de la mort des idéologies n’est pas à son tour une idéologie. Sans vouloir jouer sur les mots, Il est vrai que il n’y a plus d’idéologie dominante. Néanmoins, le déclin des idéologies ne peut pas tuer les idées, et ne peut pas faire abstraction des représentations. La question est de savoir si nos représentations dictent le réel ou sont dictées par le réel. Je crois que la question ne se pose pas, non plus, en ces termes et qu’on ne peut pas se contenter d’inverser les termes de la célèbre phrase de Marx « L’heure n’est plus à l’interprétation du monde, il faut le transformer ». Là, on aurait tort de croire que il faut inverser les termes en disant « L’heure n’est plus à la transformation du monde il faut l’interpréter ». Je crois qu’il faut sortir de ce clivage interprétation- action, réflexion- prise de décision. Non, ce n’est plus comme cela que les choses se passent et lorsque je disais que la grande leçon c’est qu’il n’y a pas de leçon.. .à l’heure du cyberespace, à l’heure finalement de la révolution numérique, on ne réfléchit plus comme avant. On est obligé, nous sommes en tout cas invités, il nous est en tout cas fortement suggéré de trouver d’autres pistes et l’idéologie, pour répondre plus concrètement à votre question, consiste peut-être à redonner une certaine place au logos – Idéologie, idée et logie c’est-à-dire le logos, la parole et non plus simplement à des clics d’ordinateur : je crois qu’il faudrait une certaine éloquence. J’en appelle au sentiment de la rhétorique, à l’art oratoire …pourquoi pas.
4) Questions sur l’arbitraire
Je m’interroge toujours sur l’arbitraire : qu’est-ce qui me pousse à commenter tel ouvrage plutôt que tel autre, qu’est-ce qui me pousse à choisir un texte plutôt qu’un autre, quand on est devant une telle surabondance, et qu’est-ce qui me pousse à montrer la nécessité d’un texte – un texte – un vrai texte – un bon texte – un ouvrage dense, c’est un ouvrage nécessaire. Un ouvrage nécessaire qui fait que s’il n’avait pas existé, s’il n’avait pas été écrit, on n’aurait pas compris le monde de la même façon. Donc, lorsque vous m’interrogez sur les questions que vous auriez pu ou dû me poser, vous renvoyez, vous mettez l’accent, vous mettez le doigt puissamment sur cette question de l’arbitraire. Pourquoi m’avez-vous posé telle question plutôt que telle autre et c’est ça qui est plus que redoutable, c’est absolument terrible, parce que, d’un coup, le lecteur ou celui qui ose prendre la plume – car il faut une certaine audace – est renvoyé à l’arbitraire, à l’air du temps : il se demande si, justement, il n’a pas tiré au sort le texte en question comme on piquerait des olives dans un cocktail – excusez-moi d’être aussi triviale – Mais c’est une question majeure que vous me posez là et c’est peut-être la vraie question. Il n’y a pas de réponse parce que si on vous répond, là c’est une pirouette et c’est très facile, c’est trop facile, et ça manquerait non seulement d’honnêteté intellectuelle mais singulièrement d’intérêt. Parce que montrer la nécessité d’un concept, montrer la nécessité d’un ouvrage et montrer la nécessité de sa lecture, c’est ça qui doit nous animer et c’est ça qui doit être un horizon que l’on n’atteint jamais : c’est le propre de tout horizon.