Le Monde donne aussi raison à l’hypothèse du romancier de science fiction Bernard Woitellier

Energie : « La tempête solaire est un de ces événements peu probables mais dont l’effet est tel qu’on ne peut les ignorer »

Le professeur Charles Cuvelliez et l’assureur Emmanuel Michiels pointent, dans une tribune au « Monde », le risque que fait peser une toujours possible éruption solaire sur les réseaux électriques de la planète.

Tribune. En mars 2019, le président Trump a signé une ordonnance relative à une nouvelle menace militaire : les impulsions électromagnétiques, connues depuis longtemps comme un dommage « collatéral » des explosions nucléaires. Elles ont été découvertes en 1962 lors d’un essai nucléaire au-dessus du Pacifique. Sur un rayon de 1 400 km, des équipements électriques furent endommagés. Les Etats-Unis et l’Union soviétique ont alors investigué le potentiel de destruction de cette arme, mais elle a été jugée trop destructrice, puisque à même de stopper définitivement le fonctionnement d’un pays.

Une impulsion électromagnétique d’origine nucléaire a trois phases, dites E1, E2 et E3. Durant la phase E1, les rayons gamma émis par l’explosion arrachent des électrons aux atomes de la haute atmosphère. Ces derniers arrosent ensuite le sol et l’ensemble des équipements électriques, qui agissent comme des antennes pour les capter. Les dégâts sont immenses.

La phase E2 résulte des rayons gamma secondaires qui ont pu interagir avec la haute atmosphère. Leur effet est alors similaire à des orages, contre lesquels les protections habituelles peuvent fonctionner.

Enfin, la phase E3 a le même effet que les tempêtes solaires : c’est la phase « magnétohydrodynamique », qui déforme le champ magnétique terrestre et crée, du fait de cette interaction, des courants électriques géo-induits dans les équipements au sol.

Une arme aux mêmes effets, mais sans son côté nucléaire, pourrait mettre un adversaire hors de combat sans combat. Voilà qui est attirant pour les stratèges et les politiques. Les « e-bombes », appelons-les ainsi, ont aussi l’élégance, tout comme les cyberattaques, de ne tuer personne, ou presque (les porteurs de pacemakers et les patients sous assistance électronique dans les hôpitaux). Une e-bombe aurait été testée, dit-on, pour stopper le réseau de propagande de Saddam Hussein en 2003.

Une étude rassurante

S’il n’y a pas besoin d’une arme nucléaire pour produire une e-bombe, des pays moins développés pourraient la développer. Il n’en fallait pas plus, dans le contexte actuel, pour voir les Etats-Unis s’en inquiéter avec ce décret de Donald Trump, repris dans le National Defense Authorization Act.

Mais certains doutent de la réalité d’une telle menace et observent que cette loi a été portée par l’ex-faucon John Bolton, alors conseiller à la sécurité nationale, évincé depuis. D’autres affirment que le décret est le résultat du lobby du secteur électrique, qui veut moderniser son réseau sous prétexte de sécurité grâce aux subsides du Pentagone…

Fin avril 2019, le laboratoire de recherche de l’industrie électrique américaine Electric Power Research Institute (EPRI) publiait une étude plutôt rassurante à ce sujet (« High-Altitude Electromagnetic Pulse and the Bulk Power System : Potential Impacts and Mitigation Strategies »). Oui, une émission E1 peut endommager le réseau de transport d’électricité du fait des survoltages qui en résultent.

Les relais de protection qui détectent les défauts sur les lignes peuvent résister à E1 mais peut-être pas au survoltage des lignes de communications auxquelles ils sont reliés. Quelques mesures élémentaires suffiraient : fibres optiques, câbles blindés avec mise à la terre appropriée, dispositifs ou filtres de protection contre les surtensions, amélioration du blindage des sous-stations…

Un précédent en… 1859

La combinaison des effets E1 et E3 donnerait, c’est vrai, une panne électrique, mais elle serait de l’ordre du déjà-vu, à l‘échelle régionale. Pas de quoi s’inquiéter, mais l’EPRI n’a pas regardé les effets sur la production même d’électricité, ni sur le réseau de distribution. Bref, le flou persiste.

Or il existe un précédent, l’effet des tempêtes solaires sur les réseaux électriques, comparables aux effets E3. La référence est l’« événement Carrington » de 1859, du nom de l’astronome [britannique Richard Carrington (1826-1875)] qui a observé une soudaine activité solaire, traduite dix-huit heures plus tard par des perturbations du réseau télégraphique sur toute la Terre… et par des aurores boréales observées jusqu’aux tropiques. Il y eut peu d’impact sur l’activité économique, alors peu dépendante à l’époque du simple télégraphe.

Que produirait un tel événement sur notre société moderne ? C’est un « cygne noir », un de ces événements peu probables mais dont l’effet est tel qu’on ne peut les ignorer. Un article de la revue Nature estime sa probabilité entre 0,46 % à 1,88 % seulement dans les dix prochaines années, sur la base d’une hypothèse contre-intuitive, selon laquelle plus du temps s’est écoulé depuis un événement, moins celui-ci a de chances de se reproduire (« Probability estimation of a Carrington-like geomagnetic storm », David Morina, Isabel Serra, Pedro Puig et Alvaro Corral, 20 février 2019).

Cette hypothèse est vérifiée dans beaucoup de phénomènes géologiques ou astronomiques. Une autre caractéristique des phénomènes naturels extrêmes est leur autosimilarité : leur intensité n’a pas d’effet sur la régularité de leur apparition.

L’incertitude des « cygnes noirs »

Mais d’autres études ont montré des probabilités de survenance d’une tempête solaire de 3 % à 10,3 %, ou encore de 4 % à 6 % sur les dix prochaines années… Ce à quoi il faut ajouter qu’une telle tempête peut « rater » la Terre. Bref, comme toujours avec les cygnes noirs, c’est l’incertitude…

Le sujet préoccupe aussi les assureurs (« Expert Hearing on solar storms », Swiss Re, mars 2016). Il est vrai que si une tempête solaire provoque la mise hors service de 10 % des transformateurs dans une région, le rétablissement du réseau risque d’être long… et coûteux. Hydro-Québec avait subi en 1989 les effets d’une tempête solaire et y avait perdu tout de même 3 % de ses transformateurs.

Prévoir une tempête solaire suffisamment à l’avance est un facteur dit de « mitigation » du risque car, si tant est que des mesures de protection soient possibles, on limite les dégâts en les activant à temps. Aujourd’hui, les satellites d’observation solaire tels que SOHO, lancé en 1995, et Stereo nous donnent avec leurs coronographes six heures pour réagir à une tempête solaire, avec une capacité de détecter une suractivité du Soleil trois à quatre jours avant.

Notre capacité d’observation et de compréhension s’est accrue avec le lancement du satellite européen Solar Orbiter le 10 février 2020 et a été complétée avec les capacités du satellite américain Parker Solar Probe, en place depuis août 2018. De nouveaux satellites pourraient allonger la préalerte à six à sept jours et prédire l’arrivée de la tempête à quatre heures près.

Faut-il assurer ?

Pour un assureur, un tel événement est la quadrature du cercle : les conséquences (et donc les dommages à assurer) se déroulent en cascade, certaines conséquences en amenant d’autres sur de larges échelles, très vite régionales.

Dans quelle mesure les contrats d’assurance en cours couvrent-ils des dommages causés directement ou indirectement par les tempêtes solaires ? Faut-il exclure ces dommages ? Ou les couvrir pour inciter à la mise au point et la mise en place de systèmes de protection ? Peut-on développer un produit d’assurance qui couvre l’interruption de service sans le dommage physique qui l’aurait causé ? Faut-il prévoir le concept de « cause immédiate » afin de limiter ce qui est couvert aux dommages causés par la seule activation des mécanismes de sécurité du réseau ?

On retrouve la même problématique qu’avec le Covid-19 et les pertes d’exploitation qui en ont résulté sans qu’on puisse les lier à un dégât physique.

Faut-il les assurer ? Le débat est en cours à Bercy. Les cyberassurances mènent aussi ce débat : que couvrir exactement ? Les dommages directs (dégâts occasionnés) ou indirects (pertes de revenus) ? Quand le virus informatique Stuxnet est envoyé contre l’Iran mais finit par toucher le monde entier, une assurance doit-elle couvrir ce dommage ? L’attaque est-elle un acte de guerre (toujours exclu des assurances) ? Le découplage entre le dommage et sa cause directe pourrait bien devenir la marque de fabrique des nouvelles formes de risques.

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