Carole Vantroys interviewe Chantal Chawaf pour le Magazine Lire (article de mars 1998)

chawaf1.jpgLa mémoire bombardée

par Carole Vantroys
Lire, mars 1998

 Le 15 septembre 1943, un couple est victime d’un bombardement à Boulogne-Billancourt. Enceinte, la jeune femme met au monde une petite fille avant de mourir. L’exode l’empêchant de retrouver ses grands-parents, Marie-Antoinette est adoptée illégalement et n’apprend la vérité sur son passé qu’à vingt ans. Dans cette «autofiction» douloureuse, Chantal Chawaf décrit l’obsédante recherche d’une femme en quête du secret de sa naissance…

En quoi le recours à la fiction vous a-t-il aidée à écrire ce livre que l’on devine si profondément autobiographique?
Chantal Chawaf. Pour moi, écrire est un acte d’amour. Je ne crois pas que l’on puisse sacrifier ses proches à la volonté de parler de son expérience intime, et leur faire du mal. D’où l’importance du roman qui, tout en s’enracinant dans le plus authentique, m’a offert la liberté de communiquer, simplement, sincèrement et le plus profondément possible, quelque chose de si complexe et de tellement viscéral.

 

Est-ce aussi pour cela que, dans le roman, votre héroïne attend la mort de Dadou, sa mère adoptive, pour rechercher ses origines?
C.C. Lorsqu’elle a vingt ans, Marie-Antoinette apprend la vérité, mais ménage ses parents adoptifs. Ce n’est que trente ans plus tard, lorsque sa mère meurt, qu’elle effectue cette recherche. Elle a été conditionnée pour effacer sa propre vie. Il lui a été interdit de se connaître. Alors elle attend, elle est docile, elle participe à l’effacement de sa personnalité

 

Même si on lui a tout caché pendant vingt ans, Marie-Antoinette pressent très tôt que ses parents biologiques ne sont pas ses parents…
C.C. Oui, on sait que le fœtus ressent de manière amplifiée tout ce que la mère perçoit. Dans le ventre de sa mère, la petite fille a entendu la guerre, les bombardements, les cris. Elle a sa «mémoire de bombardée». Et il lui en restera des séquelles pour la vie, même si ces souvenirs lui sont interdits par sa mère adoptive qui veut à tout prix la sauver, ressusciter cette enfant prisonnière de la mort, cette enfant qui ne veut pas vivre.

 

La petite fille est adoptée grâce à la loi d’août 1941…
C.C. Oui, la loi du code de la famille de 1939 a été révisée en 1941 pour faciliter l’adoption d’orphelins de guerre. Marie-Antoinette est orpheline, mais ses grands-parents partis en exode risquent d’entreprendre des recherches lorsque la guerre sera finie. Il suffit donc à ses parents adoptifs de faire de Marie-Antoinette une enfant naturelle, abandonnée, née de père et de mère inconnus, pour qu’il ne reste aucune trace de ses origines.

 

Pour écrire ce livre, vous vous êtes beaucoup documentée sur les victimes de guerre…
C.C. J’ai passé deux ans à temps plein dans le centre annexe des Archives de Paris de Villemoisson-sur-Orge. J’ai lu les rapports de police relatant les récits de bombardements, établissant les listes de victimes…
Je voulais aller voir là où même les historiens ne se sont pas penchés de près. Du côté des bébés, des femmes enceintes, des civils victimes des bombardements.

 

Est-ce un livre contre la violence?
C.C. Ce qui m’intéresse, c’est la problématique de la guerre, son aspect insoluble. Les parents de Marie-Antoinette sont tués par un raid «libérateur». Ils meurent à cause des sauveurs. Peut-on faire l’économie de ces vies inutilement sacrifiées? Passer outre en ne retenant que la victoire? Je n’accuse personne. Je constate simplement que la Seconde Guerre mondiale est la première guerre aérien
ne où les civils font partie de la guerre.

 

Vous avez publié votre premier livre en 1974. Pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour raconter cette histoire?
C.C. Je crois que ces deux décennies n’étaient pas de trop. Avant, l’émotion n’était pas encore suffisamment travaillée. L’angoisse était plus forte. Depuis 1974, j’ai publié une vingtaine de livres. Et c’est comme si chacun de ces textes m’avait aidée à trouver une langue capable de dire ce que je ne pouvais pas dire avec la langue que j’avais apprise.

Laisser un commentaire