Petite histoire d’un Juif français : celui qui n’aurait pas dû vivre
« Écrire après Auschwitz est barbare », déclare péremptoirement Adorno. La phrase paraît paradoxale, tant les témoignages consacrés à cette tragédie abondent. Dédicacé, entre autres, à Primo Lévi, ce livre de Laurent Geoffroy, fils de déporté, s’apparente avant tout à un récit familial. Médecin comme son père, l’auteur revient sur l’histoire même des siens, et livre ses réflexions de Juif laïc, volontiers anticonformiste, en un volume sincère, surprenant. Par Étienne Ruhaud.
Sous-titrée « résurrections », rédigée à plus de soixante-quinze ans, cette « petite histoire » s’ouvre précisément par une sorte de renaissance. Brillant chirurgien orthopédique, Laurent Geoffroy, gravement malade, subit une greffe de foie, se retrouvant ainsi dans la peau du patient. Cette nouvelle condition (vivre avec l’organe d’un autre, et donc renaître, d’une certaine façon, à un âge déjà avancé) lui donne envie d’écrire.
Grand lecteur, auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique, Geoffroy décide cette fois de se livrer, et de livrer certains secrets familiaux. Fuyant les pogroms d’avant-guerre en Europe de l’Est, établie à Paris, la famille du narrateur se trouve naturellement en proie aux persécutions vichyssoises. Tandis que sa mère, Sarah, enceinte, suivie par sa grand-mère, arrive à fuir, le père, René, finit à Auschwitz, puis parvient, miraculeusement, à s’échapper, en compagnie d’un certain Charlie, lors d’un transfert. C’est alors que Sarah accouche, à plusieurs milliers de kilomètres, d’un fils né sous X, appelé Laurent Geoffroy, et non Sedel. Nous sommes en 1943.
Se cacher, travestir son identité est une question de survie. Est-ce pour cela que Geoffroy parle de lui à la troisième personne, sous le prénom de Georges ? Le récit n’a, en apparence, rien de fictionnel. Très factuel, clinique, mais sensible, le livre tourne essentiellement autour d’une figure paternelle aimante, elle-même ressuscitée après l’épreuve de la déportation. Revenu à la vie d’avant, la vie normale, René reprend sa carrière de médecin, quand son épouse est dentiste. Une fois à la retraite, l’homme décide d’évoquer son expérience.
Plusieurs volumes sont ainsi publiés. Pour autant, à la différence de son ami Charlie, René (re-né), ne souhaite pas témoigner de vive voix, retourner sur place : « À part l’écriture du livre, il [René], ne s’est pas investi dans la mémoire ». De fait, il s’agit surtout d’écrire, de « tourner la page », soit d’effectuer une sorte de thérapie, après le traumatisme.
Judéité(s) ?
Né sous X, donc, Laurent Geoffroy ne deviendra pleinement Laurent Sedel qu’en novembre 1948, recouvrant ainsi sa vraie identité. Pour autant, dans le dernier chapitre, le narrateur déclare ne pas non plus être Georges, dont il vient pourtant de dérouler l’histoire familiale. Qui parle, donc, exactement ? On s’interroge sur la véritable identité de l’écrivant, qui lui-même s’interroge, semble errer. Car Geoffroy, venu au monde sous de singuliers auspices, n’aura jamais pratiqué la religion de ses ancêtres. Ramené, bon gré mal gré, à ses origines, le chirurgien ne prend conscience de sa judéité qu’à l’âge de douze ans, soit relativement tard.
Et s’il peut se sentir juif à l’occasion d’un voyage en Israël, il persiste à condamner vigoureusement le sionisme, synonyme selon lui d’apartheid. En résultent une permanente ambiguïté, ainsi qu’une position iconoclaste, difficile à définir et à défendre face à un éditeur. Condamnant l’antisémitisme d’un Soral, d’un Dieudonné, Laurent Geoffroy s’attaque également au détournement historique opéré (selon lui), par le « gourou » Claude Lanzmann ou par Élie Wiesel. Claude Lanzmann parce qu’il accuse indûment l’ensemble des Polonais, peuple martyrisé par Hitler, d’antisémitisme, et qu’il parle à la place des vrais déportés.
Élie Wiesel, car sa pensée, suivant celle de Lanzmann, sert précisément le sionisme américain, et donc, pour Laurent Geoffroy, l’oppression des Palestiniens. « Juif assimilé », républicain, donc, humaniste, Georges, double de Laurent, se bat contre le repli sur soi, et prône des valeurs universelles : « le communautarisme ambiant ne fait qu’accroître les distances ».
Parfois maladroit, mais attachant
« Il [l’éditeur] n’a pas compris mon propos », se désole Laurent Geoffroy. Il est vrai que le livre, qualifié de « brûlot », n’est pas toujours simple, et tranche avec tout consensus. Conscient du danger que sa franchise lui fait courir, l’auteur assume, et persiste à refuser la « sacralisation de la mémoire », soit, comme dit plus haut, le mésusage de la Shoah (terme d’ailleurs contesté). Nous ne pouvons que saluer pareil courage.
Malgré tout, l’ouvrage paraît souvent manquer de cohérence, demeurer légèrement fourre-tout. Certains parallèles établis entre la traite négrière, l’« islamophobie » française et la persécution des Juifs ne sont pas nécessairement heureux, et peuvent relever du poncif. De même, la victimisation relative des terroristes du Bataclan, considérés bon an mal an, comme les fruits d’une société excluante, a de quoi choquer dans son caractère unilatéral.
Aucune compassion n’est accordée aux vrais martyrs, jeunes, sacrifiés sur l’autel de la tolérance, soi-disant privilégiés par la naissance et, de fait, réduits au silence. Sincère, mais naïf, très idéaliste, Laurent Geoffroy s’égare quelque peu. Le propos est trop vaste, trop ambitieux, et le livre demeure indéfinissable. Autobiographie ? Essai ? Ce flou artistique se retrouve à travers l’histoire même de Georges, dont nous ne pouvons déterminer l’identité, et qui se cherche… Un directeur de collection sévère, exigeant, aurait dû corriger le tir, élaguer, corriger les quelques coquilles restantes. L’Harmattan ne l’a pas fait.
Les pages les plus intéressantes, les plus émouvantes, restent celles consacrées à ce même Georges et à son père René, juifs un peu malgré eux, médecins dévoués pris dans l’étau, prisonniers d’une religion « qui n’est pas une race » qu’ils n’ont pas choisie et qu’ils ne suivent pas, sans en ressentir toutefois la moindre honte. Un vrai lyrisme pointe à chaque ligne, lorsque Geoffroy/Sedel/Ledes/Georges parle des siens.
Outre la franchise, nous sommes également frappés par la vaste culture du chirurgien auteur, par l’abondance de références littéraires variées, par la présence de L.F. Céline « grand écrivain et antisémite notoire », mais aussi, au hasard des pages, de Sacher-Masoch, Jules Romains, et tant d’autres. Georges (qui est-il réellement ?) aurait « dû être écrivain ». Laurent Geoffroy/Sedel, le devient pleinement avec ce livre. Malgré ses défauts, cette Petite histoire mérite d’être lue et commentée, y compris surtout — de façon critique, honnête.