Au milieu des années 1970, six pays d’Amérique du sud – Chili, Uruguay, Paraguay, Argentine, Brésil et Bolivie – ont coordonné leurs services de renseignements dans le but de traquer, jusqu’en Europe ou aux Etats-Unis, les opposants aux dictatures militaires. Nom de ce plan secret : opération Condor. Une campagne de répression qui s’est jouée avec la complicité tacite des Etats-Unis et de la CIA. Un livre à paraître cette semaine raconte le parcours d’un rescapé, Martin Almada.
A 83 ans, Martin Almada est convaincu que les services américains, 50 ans après l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende au Chili, sont toujours actifs pour limiter les mouvements populaires et les gouvernements de gauche en Amérique latine.
Pourquoi avez-vous été arrêté et torturé au Paraguay dans les années 1970?
A l’époque j’étais le directeur d’une école primaire et secondaire à Asunción. Nous appliquions la méthode de Paulo Freire, une alphabétisation militante au service de l’émancipation sociale. Paulo était un éducateur catholique de gauche considéré dans son pays comme subversif. J’étais également syndicaliste et mon syndicat menait une lutte pour faire augmenter les salaires des enseignants. La dictature du général Stroessner me considérait donc comme dangereux. En 1972, j’ai passé ma thèse sur l’enseignement et l’indépendance à Buenos Aires. A mon retour d’Argentine, j’ai été arrêté.
« La police politique qui me torturait a appelé ma femme au téléphone pour lui faire écouter. Elle a fait une crise cardiaque
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Combien de temps avez-vous été détenu?
J’ai passé mille jours en prison. D’abord au commissariat central d’Asunción puis dans un camp de détention. La police politique voulait que je dénonce Paulo Freire et tous ceux qui suivaient sa méthode. Je devais donner tous les contacts des gens qui lui étaient liés de près ou de loin car ils le considéraient comme un terroriste intellectuel.
Comment votre femme est-elle morte pendant que vous étiez en prison?
Un jour, la police politique qui me torturait a appelé ma femme au téléphone pour lui faire écouter la séance que je venais de subir. Elle ne l’a pas supporté, elle a fait une crise cardiaque. On m’a dit plus tard que le général Stroessner était là pour suivre mes interrogatoires.
Quand avez-vous su que votre détention était liée au fameux plan Condor?
Je l’ai appris en 1974 par la voix d’un commissaire de police dont le propre fils avait disparu. Il faisait partie avec moi d’un groupe de 43 prisonniers politiques et un jour, il m’a dit que nous étions tous victimes de Condor. Il m’a expliqué que c’était un plan initié par le général Pinochet au Chili pour lutter contre la subversion communiste. Condor a connu une existence officielle en novembre 1975 mais, en fait, il existait en germes depuis que la CIA en avait fait un instrument de coopération des armées et des polices dans six dictatures militaires d’Amérique latine, depuis le coup d’état militaire au Brésil en 1964. Ce n’est qu’à partir de la présidence Nixon qu’Henry Kissinger en est devenu le cerveau.
« En décembre 1992, j’ai réussi à retrouver une cache du régime Stroessner dans laquelle se trouvaient trois tonnes de documentation
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Votre détention a pris fin et vous avez dû quitter le Paraguay…
J’ai pu obtenir le statut réfugié politique au Panama. Là-bas, le général Torrillos et Amnesty International m’ont aidé à me rendre en France où l’on m’a trouvé un poste à l’Unesco. J’y ai travaillé pendant dix ans dans un bureau mais tous les week-ends, mes recherches portaient sur la récupération des archives du plan Condor.
Et vous avez réussi…
En décembre 1992, grâce à de nombreux renseignements, notamment au sein de l’église, j’ai réussi à retrouver une cache du régime Stroessner dans laquelle se trouvaient trois tonnes de documentation sur l’opération Condor. C’est là que j’ai découvert l’ampleur de cette machine qui avait coordonné la répression au Brésil, en Argentine, en Bolivie, au Paraguay, en Uruguay et au Chili. Une machine qui avait fait plus de 100.000 morts dont beaucoup étaient des catholiques adeptes de la théologie de la libération, des enseignants, des intellectuels et des militants démocrates.
« Je ne suis pas convaincu que le Venezuela soit devenu une dictature
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Avez-vous conscience que vos mouvements de libération étaient également instrumentalisés par Cuba et l’Union soviétique?
Disons qu’à l’Université de Buenos Aires, à l’époque, il y avait un engouement pour la révolution cubaine, un enthousiasme que j’ai mesuré des années plus tard en me rendant à Cuba. Le président Fidel Castro m’a invité et écouté. Il faut se remettre dans le contexte. L’ambiance dans les médias internationaux était plutôt favorable à Cuba. Alors est-ce que Cuba est devenue une dictature? Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne suis ni communiste ni anti-communiste. Je me considère comme un démocrate et je suis avocat aussi. Pour moi, le document le plus important est la déclaration universelle des droits de l’homme.
Pourtant Amnesty International condamne les atteintes aux droits de l’homme à Cuba ou au Venezuela aujourd’hui…
Je ne suis pas convaincu que le Venezuela soit devenu une dictature. Je m’y suis rendu cinq fois pour l’Unesco à l’époque d’Hugo Chavez. Le véritable ennemi n’était pas la droite ou la gauche mais la corruption. Quant à l’opposant de Maduro aujourd’hui, Juan Guaido, comment peut-il s’autoproclamer président du Venezuela? C’est ça la démocratie? Je suis étonné que les grandes démocraties européennes le soutiennent.
« Ce qui se passe aujourd’hui au Venezuela n’a rien à voir avec ce que nous avons connu sous Pinochet, Stroessner ou Videla
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Autrement dit, les dictatures en Amérique latine ne peuvent être que de droite?
C’est une bonne question. Mais ce qui se passe aujourd’hui au Venezuela n’a rien à voir avec ce que nous avons connu sous Pinochet, Stroessner ou Videla en Argentine.
Et au Brésil, avec le président Bolsonaro, diriez-vous qu’il y a dans sa façon de gouverner une nostalgie de la dictature militaire?
Non, pour moi Bolsonaro est un fou. Ce n’est pas possible de gouverner ce pays riche et démocratique avec si peu de respect pour les gens.
Vous avez été voir le Pape François pour lui réclamer l’ouverture des archives du Vatican sur l’opération Condor. Qu’a-t-il répondu?
Ce pape argentin a vécu cette époque. Je l’aime et je l’admire beaucoup. Il m’a promis de faire de son mieux. Mais aujourd’hui, bien qu’il ait commencé à rendre publiques les archives de cette époque au Chili et en Argentine, je n’ai toujours pas de réponse sur ce qui s’est passé au Paraguay et globalement à l’échelle du continent.
« Pour moi, l’éviction du président Evo Morales en Bolivie, c’est Condor. Le coup d’Etat qui a consisté à se débarrasser de Lula qui était si aimé de son peuple et de Dilma Roussef, c’est Condor
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Pourquoi dites-vous dans le livre que Condor vole toujours?
Le président du Paraguay aujourd’hui, c’est le fils de l’ancien bras droit de Stroessner. C’est un homme très proche de Juan Guaido au Venzuela. Mon pays n’est toujours pas une démocratie, on y fait semblant. La pauvreté et la corruption y restent considérables. Pour moi, l’éviction du président Evo Morales en Bolivie, c’est Condor. Le coup d’Etat qui a consisté à se débarrasser de Lula qui était si aimé de son peuple et de Dilma Roussef, c’est Condor. Rendez-vous compte que le président actuel du Chili essaie de préserver la Constitution écrite pour Pinochet. C’est Condor également. Je constate que Condor était au départ une alliance militaire en Amérique latine, mais qu’aujourd’hui les régimes politiques de droite continuent de s’entraider avec leurs polices et leurs magistrats.
Et vous êtes convaincu que la CIA est derrière tout cela? Sérieusement?
Oui. Même si je n’ai pas de preuves. La situation a évidemment changé et les Etats-Unis ont beaucoup perdu de leur puissance dans le monde mais la CIA reste très influente en Amérique latine. Et puis je n’oublie pas que j’ai été torturé et que ma femme et beaucoup de mes proches sont morts ou disparus à cause de la CIA. Donc, je reste très méfiant.
* Opération Condor, un homme face à la terreur en Amérique latine, Pablo Daniel Magee, préface de Costa-Gavras (Ed. Saint-Simon, 2020), 377 p., 22 euros.