Le seul regret de Georges KiejmanSTÉPHANE DURAND-SOUFFLAND. Publié le 13 août 2007
Alors ministre, l’avocat n’est pas parvenu à faire adopter un amendement qui aurait facilité l’ingérence humanitaire.
IL FAUT, au moins une fois dans sa vie, voir plaider Georges Kiejman, représentant de cette génération de très grands avocats qui possèdent l’art du dernier mot. Les plus jeunes, pour la plupart, y ont renoncé : l’exercice demande trop de culture, trop d’humour, trop d’à-propos. Me Kiejman, lui, perpétue la tradition. Tour à tour roué, cinglant, érudit, désopilant, cabotin, cruel, il sait orienter les débats au bénéfice de sa cause. Quand il ne gagne pas, peut-être pense-t-il à ce confrère célèbre qui disait : « Je ne perds jamais un procès. Mes clients, par contre… »
Son plus grand regret, évidemment, tient à une défaite. Mais pas à la barre. Car Georges Kiejman, dans une autre vie, fut, par trois fois, ministre. « Délégué », nuance-t-il. Ce fils spirituel de Pierre Mendès France, qui n’eut jamais sa carte du PS, fut successivement titulaire, en conduite accompagnée, des portefeuilles de la Justice, de la Communication et, enfin, des Affaires étrangères, au milieu des années 1990. Durant son passage à la Chancellerie, il rêve, à défaut de pouvoir révolutionner l’institution judiciaire, d’un but peut-être plus raisonnable : changer le monde.
« J’avais été frappé par l’aspect contradictoire de l’article 2 de la Charte des Nations unies, se souvient-il. Celui-ci stipule à la fois que rien n’autorise l’ONUà intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État », mais que « ce principe ne porte en rien atteinte à l’application de mesures de coercition ». Or, le désastreux spectacle de pays incapables d’assurer leur propre paix ou « jouant des jeux compliqués à l’égard de forces clandestines » s’offrait au monde. On pense à l’Algérie de l’époque, mais aussi, par exemple, au Darfour d’aujourd’hui. D’où l’idée d’amender le texte ambigu, « obligeant chaque pays à se définir par rapport à un génocide présent ou futur ». Le nouvel article mentionnerait ainsi : « Les mesures de coercition peuvent également être utilisées à l’encontre d’un État qui porte atteinte ou laisse porter atteinte à l’existence d’un peuple vivant sur son territoire. »
L’avocat s’ouvre de son projet un mercredi. « François Mitterrand m’approuve chaleureusement, ce qui me vaut d’être un peu entouré à la sortie du Conseil des ministres », s’amuse l’intéressé. Le 4 avril 1991, il adresse un courrier détaillé à Hubert Védrine, alors porte-parole de l’Élysée. Il attend encore aujourd’hui les observations de son « cher Hubert ». Roland Dumas, « seul qualifié pour peser les avantages, les inconvénients et les difficultés d’une telle entreprise », reçoit copie de la missive. Il y répond six mois plus tard dans un pli adressé Place Vendôme, alors que Georges Kiejman est devenu depuis ministre délégué à la Communication. L’avocat indéboulonnable du Quai d’Orsay explique à son collègue itinérant du gouvernement, à qui il donne du « cher Georges », que « sur un sujet aussi sensible, il convient avant tout de ne pas précipiter les événements et d’utiliser au mieux les circonstances ». Seize ans plus tard, le dépit du « cher Georges » n’est pas apaisé : « C’est de la langue diplomatique au sens grotesque du terme, peste-t-il dans son cabinet du boulevard Saint-Germain. Les chaussettes m’en sont tombées sur les chevilles. »
Ironie du sort : le 2 avril 1992, l’avocat reprend son balluchon et s’installe au Quai d’Orsay, auprès de son « cher Roland ». À nouveau, il tente de le convaincre que le droit d’ingérence mérite bien de faire claquer quelques portes à l’ONU. Peine perdue. « Je m’en veux de ne pas avoir fait davantage le siège de Mitterrand, comme la plupart de mes collègues », déplore-t-il. Et pourquoi ne pas avoir cherché l’appui de Bernard Kouchner, en charge de l’Action humanitaire et vibrant théoricien de l’ingérence internationale ? « Les ministres, hélas, travaillent dans leur coin. Dès que l’on veut aider un collègue, il se demande ce qu’on veut lui enlever. C’est très décevant pour nous, qui venons de la société civile. »
Et voilà : entouré de « chers amis », mais privé du soutien d’un parti, peu rompu, à l’en croire, aux ruses des « visiteurs du soir » qui assiégeaient l’Élysée, Kiejman n’aura pas imprimé sa marque à la Charte des Nations unies. Il a repris la robe et continue de faire vibrer les prétoires. Il s’est découvert une nouvelle vocation et raconte magnifiquement, sur DVD, « Les grands procès de l’Histoire » *. Son plus grand regret, finalement, c’est « de vieillir, car il faudrait avoir tout le temps le coeur battant… Même si c’est un peu impudique à partir d’un certain âge ».
* « Les grands procès de l’Histoire » (Caillaux, Kravchenko, Pétain), deux DVD, Édition des femmes.