Pierre Ménat invité de Louis Daufresne sur Radio Notre Dame

Pierre Ménat, diplomate et ancien conseiller du président Jacques Chirac. Auteur de «L’union européenne et la guerre» (L’Harmattan), invité de Louis Daufresne sur Radio Notre Dame

Réécoutez l’émission ici : https://radionotredame.net/emissions/legrandtemoin/15-03-2023/

Rien n’est plus étranger à l’Union européenne que la guerre puisque cette organisation fut conçue pour dépasser des Etats-nation qui, en quelques décennies, avaient provoqué deux guerres mondiales sur le sol du Vieux continent, ce qui allait précipiter son déclin. La guerre est donc “l’antithèse existentielle” de l’UE, selon l’expression de Pierre Ménat, diplomate, ancien conseiller du président Jacques Chirac.

Emmanuel Berretta interviewe Pierre Ménat pour Le Point

Guerre en Ukraine : « Ursula von der Leyen sort un peu de son rôle »

Pierre Ménat a été le conseiller Europe du président Jacques Chirac, ambassadeur en Pologne, en Roumanie, en Tunisie et aux Pays-Bas. Il publie L’Union européenne et la guerre (éditions Pepper-L’Harmattan, 140 pages, 15 euros), une réflexion sur les forces et les faiblesses qui apparaissent en Europe après un an de conflit en Ukraine. Le moment de la défense européenne est-il advenu ? Les réponses de Pierre Ménat.

Le Point : Un an après le début des hostilités, tout le monde s’accorde à dire que la guerre en Ukraine sera longue. Est-elle de nature, à la longue, à renforcer l’UE ou à la briser ?

Pierre Ménat : «  Briser » est un terme trop fort. En dépit de tensions internes fortes, l’UE a fait preuve d’unité : condamnation de l’agression, sanctions à l’unanimité, aides à l’Ukraine de toute nature, réduction de ses dépendances à la Russie et quelques pas timides en faveur du renforcement de sa sécurité.

Mais si vous me demandez si l’UE est renforcée par la guerre, je ne le crois pas. Parce que cette guerre a surtout été l’occasion d’un grand retour des États-Unis sur le théâtre de la sécurité européenne, théâtre qu’ils avaient déserté avec Trump.

Les débuts du mandat de Biden avaient été aussi marqués par le retrait des États-Unis d’Afghanistan, ce qui avait affaibli leur crédibilité. L’affaire de l’Ukraine permet à Washington de réinvestir en Europe et de revitaliser l’Otan qui, depuis 2014 avec l’annexion de la Crimée et les insurrections au Donbass, s’était quand même préparée en renforçant sa présence dans les pays de l’Est.

Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, tient des discours martiaux sur le même ton que Joe Biden vis-à-vis de Poutine. Est-elle, selon vous, dans son rôle ?

Je crois qu’Ursula von der Leyen sort un peu de son rôle. Si on s’en tient aux institutions, ce devrait être l’affaire du haut représentant, Josep Borrell, en charge de la politique extérieure et de sécurité. Mais les institutions européennes sont compliquées et ce haut représentant est aussi vice-président de la Commission… En tant que présidente de la Commission, Mme von der Leyen a donc un rôle à jouer, mais quand elle se prononce sur la Russie qualifiée d’État terroriste, quand elle parle de punir les crimes de guerre, elle n’est pas tout à fait dans son rôle.

Nous sommes au 10e paquet de sanctions. Dans l’histoire des relations internationales, les sanctions économiques sont-elles un instrument pertinent ?

On ne peut pas répondre de manière absolue. Les sanctions ont un effet, mais pas autant que souhaité. La Société des Nations, qui avait été créée après la Première Guerre mondiale, prévoyait, elle aussi, un régime de sanctions. Dans le livre, je reprends une citation de John Maynard Keynes qui, après la Première Guerre mondiale, avait dit que ce n’était pas une bonne chose. Il estimait que ces sanctions pouvaient être interprétées comme des actes de guerre alors que ce qui compte, c’est l’aide aux pays agressés, ce qui relève de la légitime défense. C’est encore en partie vrai.

D’abord, ces sanctions ne sont pas obligatoires au niveau international. Il ne peut y avoir de décision de l’ONU compte tenu du veto russe. De facto, le contournement des sanctions, ça n’existe pas. Il y a 34 pays sur 200 qui ont adopté ces sanctions. Bien sûr, parmi ces 34 pays, on retrouve des poids lourds économiques, donc ces sanctions pèsent. Mais pas autant que voulu. La Russie a bien résisté. Elle n’a enregistré qu’une récession de 2,3 % en 2022, selon les chiffres du FMI, une source indépendante. Elle aura une croissance en 2023 comprise entre 0,3 et 0,5 %, c’est-à-dire à peu près la même que la nôtre.

La Russie s’est adaptée aux sanctions depuis 2014, notamment en développant sa production agricole. Depuis le début de la guerre, elle a diversifié ses clients en termes d’hydrocarbures en se tournant vers la Chine, l’Inde qui représentent, à eux deux, 3 milliards d’habitants. Certes, elle a dû casser ses prix, mais elle a trouvé de nouveaux débouchés.

Toutefois, la Russie est dépendante de l’Europe sur des segments comme les semi-conducteurs, qui peuvent servir à l’armement. En tout cas, ça ne semble pas conduire Poutine à renoncer à ses ambitions.

Emmanuel Macron a été très critiqué à l’Est, par les Polonais et les Baltes, pour avoir laissé ouverte la possibilité d’une négociation à venir avec la Russie. La France devait-elle, au nom de la cohésion de l’UE, rester alignée sur les positions radicales de la Pologne ?

C’est une question de timing, de temporalité. Dans les mois qui viennent de s’écouler, on n’a pas aperçu de possibilité de paix. Aucune ouverture des négociations n’est apparue, qu’il faut distinguer du résultat des négociations. Aucune perspective n’est apparue sur ces deux aspects. Le seul moment où les parties ont négocié, c’était au début de la guerre, sous l’égide de la Turquie.

Personne n’a de boule de cristal, mais ce conflit n’aura probablement pas de solution proprement militaire. Donc, une négociation aura lieu un jour. Quand ? On ne sait pas. À la fin du printemps ou à l’été, quand chacun aura compris que les positions n’ont guère bougé, est-ce que, de guerre lasse, les parties en viendront à négocier ?

Je trouve que l’Union européenne, tout en adoptant des sanctions, tout en aidant militairement l’Ukraine, tout en exprimant sa solidarité, tout en réduisant sa dépendance à l’égard de la Russie, serait dans son rôle si, le moment venu, elle était le cadre de ces négociations de paix. Le problème, c’est que les parties n’en veulent pas et, au sein de l’UE, il y a un certain nombre de pays qui font pencher la balance dans ce sens. Et c’est regrettable.

La politique européenne de défense est-elle largement enterrée par le retour du rôle défensif de l’Otan ?

Mais on a jamais vraiment commencé ! L’Europe de la Défense existe dans les articles 42 à 47 du traité et a été conçue pour avoir une capacité opérationnelle, des institutions propres et un marché commun de l’armement. Les noms ont changé à travers le temps. Maintenant, on parle de « Politique de sécurité et de défense commune » (PSCD). Mais ce système est assez verrouillé et ne permet pas de passer à une défense européenne du fait de la règle de l’unanimité.

Dans la période de 2016-2020, avec Donald Trump à Washington, l’Europe, inquiète, a commencé à y réfléchir sérieusement. Mais la guerre en Ukraine a démontré que l’Otan est opérationnelle et que l’Europe ne l’était pas.

Même la coopération structurée permanente dans ce domaine, qui devrait être plus souple, ne permet pas de déboucher sur une Défense européenne à proprement parler. Ma proposition serait, si on en avait la volonté, de passer un traité dans le traité avec seulement les États volontaires. Mais aujourd’hui, à part la France et quelques autres, je ne vois pas qui pourrait prendre cette initiative…

La « facilité européenne pour la paix » permet le financement de la guerre en Ukraine. À qui cela profite-t-il ?

La facilité européenne pour la paix est modeste. Il s’agit d’une enveloppe financière de 5,6 milliards sur sept ans qui dépend du haut représentant, Josep Borrell. Elle est financée par un budget ad hoc et les contributions des États membres ne sont pas les mêmes que pour le budget général de l’UE. C’est une contribution à hauteur du PNB. Donc l’Allemagne contribue pour 24 %, la France 18 % et ainsi de suite… Ce fonds permet ainsi de rembourser les factures des États membres qui arment l’Ukraine. C’est surtout un mécanisme de solidarité puisque, par exemple, la Pologne, qui livre beaucoup d’armes à l’Ukraine, ne contribue qu’à hauteur de 3 %. La Pologne va être bénéficiaire. La France, en revanche, comme l’Allemagne sont fortement déficitaires sur ce fonds.

Vous qui avez travaillé avec Jacques Chirac sur les questions européennes, êtes-vous capable de dire ce qu’il aurait fait dans cette affaire ?

Il aurait essayé de travailler un peu plus en amont. Une fois que Poutine a décidé cette opération, il n’aurait pas pu faire grand-chose de plus. Mais il aurait anticipé. Jacques Chirac disait déjà à l’époque qu’il ne faut pas humilier la Russie. Mais le contexte était différent, dans les années 1990. Il le disait très souvent en privé, pas en public.

Jacques Chirac parlait russe. Dans ses jeunes années, il avait traduit Eugène Onéguine, le grand roman en vers de Pouchkine. Il avait d’excellentes relations avec Eltsine. Avec Poutine, ça avait mal commencé. D’abord, Poutine avait un tropisme allemand plus fort, du fait de son passé à Dresde au KGB. Poutine s’est naturellement tourné vers Gerhard Schröder. Poutine ne connaissait pas la France alors que Chirac était un bon connaisseur de la Russie.

Chirac avait pris des positions sévères sur la guerre menée en Tchétchénie par Poutine. Il trouvait que les Russes avaient exagéré. Et puis, ensuite, quand les Américains ont voulu attaquer l’Irak, les relations avec Poutine se sont réchauffées. Et ils sont restés en étroits contacts.

Donc, qu’est-ce qu’il aurait pu faire ? Il y a eu cette période assez longue du Covid pendant laquelle il n’y a pas eu de contact avec Poutine. On l’oublie un peu parce que le temps a passé vite. Mais avant, on était dans une autre ambiance. Poutine était présent à l’enterrement de Jacques Chirac le 30 septembre 2019. À l’été 2019, le président Macron avait lancé une initiative avec l’invitation de Poutine à Brégançon. Ensuite, avec le Covid, on a perdu le fil… Il aurait fallu utiliser cette période 2020-2022 durant laquelle Poutine s’est refermé sur lui-même pour agir. Est-ce que ça aurait été suffisant ? Je ne sais pas.

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Pierre Ménat a été conseiller du président Jacques Chirac, ambassadeur de France en Roumanie, en Pologne, en Tunisie et aux Pays-Bas, ainsi que directeur Europe au ministère des Affaires étrangères.

« L’Union européenne et la guerre » de Pierre Ménat est publié chez L’Harmattan.

Kernews : Votre analyse sur le rôle de la France face à la Russie n’est ni celle d’un pacifiste, ni celle d’un belliqueux. Elle s’inscrit dans la lignée des positions de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin…

Pierre Ménat : Je suis un Européen convaincu, mais il est vrai que dans cette guerre l’Europe est face à son antithèse, puisqu’elle a été créée pour maintenir la paix, or maintenant elle est confrontée à la guerre sur son continent. La plupart des pays de l’Union européenne sont membres de l’OTAN et cela pose un problème, puisque c’est une organisation qui dépend très étroitement des États-Unis. L’Union européenne doit affirmer ses valeurs, mais elle doit aussi affirmer son attachement à la paix. Dans cette guerre, il y a un agresseur, la Russie, c’est indéniable. Mais, à terme, l’Union européenne devra établir des relations avec la Russie.

Ne faut-il pas se méfier des mots ? Certes, la Russie a agressé l’Ukraine en 2022, de la même manière que l’Irak a agressé le Koweït en 1991. Or, chaque fois que l’on remonte le temps, on s’aperçoit qu’il y a des explications et que les agressions ne sont jamais perpétrées sans raison…

Vous avez raison, il faut toujours analyser les origines. Les opérations armées de 2022 ont été engagées par la Russie qui a violé le droit international – je remonte à l’origine du problème – lorsque le gouvernement ukrainien de 2014 a fait le choix de se dissocier de la Russie. Cela a posé le problème de l’annexion de la Crimée, qui était un acte contraire au droit international, puis la question du Donbass, avec une guerre qui a commencé aussi en 2014, en raison de cette lutte entre les russophones et le gouvernement ukrainien. Cette guerre est effectivement à l’origine du problème.

Vous évoquez le droit international, mais en 2003, malgré l’opposition du Conseil de sécurité, les États-Unis ont agressé l’Irak…

Vous avez tout à fait raison, c’est un fait. En 1991, il y a eu une résolution du Conseil de sécurité, mais en 2003 c’était totalement différent. D’ailleurs, c’est un argument qui est utilisé par Poutine. C’est de bonne guerre… Il y a aussi le cas du Kosovo. Les Occidentaux sont souvent intervenus sur des théâtres d’opérations sans l’approbation du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais on ne peut pas faire valoir les turpitudes des autres pour justifier sa propre turpitude. Effectivement, cela affaiblit la position de certains et cela renforce la position de la France, du moins dans l’affaire de l’Irak de 2003, grâce à la position du président Chirac qui a réprouvé l’action des États-Unis en Irak. 

Vous abordez aussi la question des sanctions. On observe qu’elles sont toujours inefficaces : on l’avait vu en Irak et cela se vérifie maintenant vis-à-vis de la Russie…

Il y a une différence majeure, car les sanctions contre l’Irak étaient décidées par le Conseil de sécurité de l’ONU. Elles ont été contournées, mais elles étaient obligatoires. La différence, cette fois-ci, c’est que nous avons des sanctions qui ont été adoptées par seulement 34 pays, certes des pays importants, mais ces sanctions ne sont pas obligatoires. Donc, vous avez raison, la Russie arrive à s’en sortir. La Russie est quand même affectée par certaines de ces sanctions. On constate que la récession n’est que de 2,3 % en 2022, ce qui est beaucoup moins que ce qui avait été prévu et, en 2023, la Russie connaîtra une croissance positive. C’est le FMI qui dit cela. La Russie a trouvé des débouchés pour ses hydrocarbures auprès de la Chine et de l’Inde. Donc, il est vrai que les sanctions n’ont qu’un effet limité.

La sémantique n’est jamais neutre : n’y-a-t-il pas une forme de mépris occidental lorsque l’on dit que les sanctions sont décrétées par des pays importants, en considérant ainsi comme accessoires notamment le Brésil, le monde arabe, l’Afrique, l’Inde ou la Chine…

Les pays qui appliquent les sanctions contre la Russie représentent à peu près un milliard d’habitants, alors que la planète vient de dépasser les huit milliards d’habitants. Donc, vous avez raison, l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, la Chine et l’Inde n’appliquent pas les sanctions. Maintenant, si vous prenez le critère du produit intérieur brut, les pays qui appliquent les sanctions représentent une proportion très importante de l’économie mondiale. Mais, le point majeur, c’est que ces sanctions n’ont pas été décidées par le Conseil de sécurité : donc, la Russie est libre de s’approvisionner auprès de ceux qui veulent l’approvisionner. D’ailleurs, les pays qui n’appliquent pas les sanctions contre la Russie ne contreviennent absolument pas aux lois internationales, puisqu’ils ont le droit de le faire. La Chine est la deuxième puissance économique du monde. Donc, les Occidentaux vont avoir un problème s’ils veulent continuer de rester entre eux, il ne leur sera plus possible de décider de telles mesures universelles.

N’est-il pas trop tard pour penser à l’Europe, puisque les pays sont surendettés, avec une population qui n’a plus vraiment envie de travailler ?

La souveraineté européenne a-t-elle un sens ? La souveraineté européenne peut-elle exister ? Cela dépend des domaines. Dans le domaine de la concurrence et du marché intérieur, c’est-à-dire le cœur de métier de l’Union européenne, cela a du sens, puisque nous avons un marché unique de 500 millions d’habitants. Dans ce domaine, l’Union européenne conserve tout son sens, comme pour la monnaie. Le quoiqu’il en coûte a quand même été financé par la Banque centrale européenne…

L’État vient maintenant récupérer l’argent…

Oui, mais on n’aurait pas pu passer ce cap sans la BCE. La croissance a été assez forte, il ne faut pas oublier tout cela. Tout cela n’aurait pas été possible sans la monnaie unique. Après, sur la question des migrations, il faut faire un effort. Nous avons des règles avec Schengen et, à partir du moment où vous avez un espace de circulation, il vaut mieux le contrôler avec des règles communes en matière d’asile et d’immigration. Sur les affaires étrangères, effectivement, nous devons progresser. La France est un membre permanent du Conseil de sécurité, avec une défense autonome, mais nous ne pouvons pas consentir à tous les efforts budgétaires nécessaires pour avoir une suffisance. Donc, nous n’avons pas le choix : soit nous dépendons de l’OTAN, donc des États-Unis, comme c’est le cas aujourd’hui, soit nous arrivons à construire une identité européenne.

Les États-Unis sont nos alliés historiques depuis leur création, mais vous concevez une relation équilibrée, alors que dans la mentalité américaine, le raisonnement n’est pas le même : si vous n’êtes pas avec nous à 100 %, c’est que vous êtes contre nous… Comment évoluer face à cela ?

Les États-Unis demeurent la première puissance mondiale. Ils dominent sur le plan économique et militaire, la Russie est très loin derrière. Sur le plan juridique, ils peuvent imposer aux autres des lois extraterritoriales. Ils imposent des contraintes aux entreprises qui utilisent le dollar. Ils ont les GAFAM et une influence culturelle majeure. Le point de vue des États-Unis, effectivement, c’est que nous devons les suivre à 100 %, sinon nous n’avons plus d’avenir. Nous ne pouvons pas accepter cela pour une raison très simple : tout simplement parce que nous n’avons pas les mêmes intérêts stratégiques et économiques. Ils ont adopté un programme massif de soutien aux entreprises américaines de plusieurs centaines de milliards. On doit pouvoir faire cela au niveau européen et nous devons nous affranchir de cette idée selon laquelle il faut toujours respecter la concurrence, tout simplement parce que les Américains ne la respectent pas. Sur le plan stratégique, ils sont maintenant tournés vers l’Asie. Leur premier sujet, c’est la Chine, alors que nous avons nos propres intérêts. Nous sommes déformés par cette situation de guerre, puisque les États-Unis fournissent la plus grosse aide à l’Ukraine. Cela doit nous conduire à considérer que l’Union européenne doit aussi avoir sa propre voix.

Vous souhaitez qu’une réaction s’engage sur nos futures relations avec la Russie, qu’elle soit dirigée ou non par Vladimir Poutine. Comment retrouver une situation apaisée, alors que l’on est encore au stade de l’interdiction des artistes ou des sportifs russes ? 

Je suis totalement opposé à ce type de mesures, comme les sanctions sportives ou culturelles, cela n’apporte rien. En plus, cela contribue à souder davantage les Russes autour de leur président. On peut discuter des sanctions économiques, elles se conçoivent, mais pas les interdictions de visas ou les sanctions sportives. Il est évident que l’avenir des relations entre l’Union européenne et la Russie dépendra de l’issue de la guerre d’Ukraine. Nous devons contribuer à la fin de ce conflit, ce n’est pas facile, mais l’Europe peut jouer un rôle…

N’est-ce pas la Chine, la Turquie ou Israël qui peuvent jouer un rôle dans ce domaine ?

La Chine certainement, la Turquie peut-être, Israël je ne sais pas. Le jour où il y aura des discussions de paix, car toute guerre finit par se terminer, il y aura un groupe de pays qui contribuera aux négociations, il y aura forcément la Chine et les États-Unis, et il est souhaitable qu’il y ait l’Union européenne, puisque nous sommes un partenaire économique de la Russie. Il faudra bien définir de nouvelles relations avec la Russie, puisqu’elles étaient déjà au plus bas avant la guerre. Donc, nous devons travailler sur plusieurs directions. Ne soyons pas naïfs, il faut s’arranger pour ne pas être dépendants des États-Unis et de la Russie. Donc, nous devons diversifier nos approvisionnements et nous devons aussi œuvrer avec les voisins de la Russie. Pour la Russie elle-même, ce ne sera pas facile, mais nous n’avons pas le choix. Il faudra rebâtir des relations et aussi une architecture européenne de sécurité. La Russie n’avait pas totalement tort de dire que cette architecture européenne de sécurité était fragile. Après l’effondrement du Mur de Berlin, nous n’avons pas suffisamment réfléchi à cette architecture européenne de sécurité. L’OTAN s’est élargie sans limites, il faudra démontrer que ce n’est pas incompatible avec la sécurité de la Russie.

La France n’a rien fait lorsqu’elle était un acteur majeur du groupe de Minsk sur les Balkans, ce qui fait que le conflit a été résolu militairement l’année dernière… La France peut-elle encore être crédible pour figurer dans un nouveau groupe ? 

Il ne faut pas sous-estimer la France. Nous avons un rôle reconnu à l’ONU mais, dans la résolution de ce conflit, la France ne pourra pas y arriver seule puisque l’Union européenne a adopté un certain nombre de mesures. Comme vous le disiez justement, il y a des divergences au sein de l’Union européenne, avec des pays comme la Pologne, et aussi les Pays Baltes qui sont très méfiants à l’égard de la Russie, on les comprend. Nous avons raté une occasion avec la Yougoslavie, car l’Union européenne n’a pas su régler ce problème. Aujourd’hui, avec l’Ukraine, nous retrouvons ce travers. Il n’est jamais trop tard, car je pense que l’Union européenne a un rôle à jouer dans le monde, notamment parce que c’est une zone de prospérité, mais aussi parce que nous avons une certaine exemplarité en matière écologique. Il y a également un rayonnement intellectuel et civilisationnel que nous devons retrouver. Pour cela, nous devons retrouver une autre voie et c’est pour cela que je propose une union politique et de sécurité comme l’avait suggéré le général de Gaulle avec le plan Fouchet.

Oui, mais c’était un échec…

 Effectivement, parce que nos partenaires exigeaient que cette union soit ralliée à l’OTAN. C’était déjà le débat en 1961. Le problème est le même aujourd’hui, mais dans un monde complètement différent. Dans les années 60, il y avait deux blocs qui s’affrontaient. Aujourd’hui, il y a la Chine et l’Inde, mais aussi l’Europe qui doit exister. C’est une question vitale. Sinon, nos civilisations seront affaiblies.

Pierre Ménat sur LCI le 8/03/23 chez Bénédicte Le Châtelier