Emmanuel Berretta interviewe Pierre Ménat pour Le Point

Guerre en Ukraine : « Ursula von der Leyen sort un peu de son rôle »

Pierre Ménat a été le conseiller Europe du président Jacques Chirac, ambassadeur en Pologne, en Roumanie, en Tunisie et aux Pays-Bas. Il publie L’Union européenne et la guerre (éditions Pepper-L’Harmattan, 140 pages, 15 euros), une réflexion sur les forces et les faiblesses qui apparaissent en Europe après un an de conflit en Ukraine. Le moment de la défense européenne est-il advenu ? Les réponses de Pierre Ménat.

Le Point : Un an après le début des hostilités, tout le monde s’accorde à dire que la guerre en Ukraine sera longue. Est-elle de nature, à la longue, à renforcer l’UE ou à la briser ?

Pierre Ménat : «  Briser » est un terme trop fort. En dépit de tensions internes fortes, l’UE a fait preuve d’unité : condamnation de l’agression, sanctions à l’unanimité, aides à l’Ukraine de toute nature, réduction de ses dépendances à la Russie et quelques pas timides en faveur du renforcement de sa sécurité.

Mais si vous me demandez si l’UE est renforcée par la guerre, je ne le crois pas. Parce que cette guerre a surtout été l’occasion d’un grand retour des États-Unis sur le théâtre de la sécurité européenne, théâtre qu’ils avaient déserté avec Trump.

Les débuts du mandat de Biden avaient été aussi marqués par le retrait des États-Unis d’Afghanistan, ce qui avait affaibli leur crédibilité. L’affaire de l’Ukraine permet à Washington de réinvestir en Europe et de revitaliser l’Otan qui, depuis 2014 avec l’annexion de la Crimée et les insurrections au Donbass, s’était quand même préparée en renforçant sa présence dans les pays de l’Est.

Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, tient des discours martiaux sur le même ton que Joe Biden vis-à-vis de Poutine. Est-elle, selon vous, dans son rôle ?

Je crois qu’Ursula von der Leyen sort un peu de son rôle. Si on s’en tient aux institutions, ce devrait être l’affaire du haut représentant, Josep Borrell, en charge de la politique extérieure et de sécurité. Mais les institutions européennes sont compliquées et ce haut représentant est aussi vice-président de la Commission… En tant que présidente de la Commission, Mme von der Leyen a donc un rôle à jouer, mais quand elle se prononce sur la Russie qualifiée d’État terroriste, quand elle parle de punir les crimes de guerre, elle n’est pas tout à fait dans son rôle.

Nous sommes au 10e paquet de sanctions. Dans l’histoire des relations internationales, les sanctions économiques sont-elles un instrument pertinent ?

On ne peut pas répondre de manière absolue. Les sanctions ont un effet, mais pas autant que souhaité. La Société des Nations, qui avait été créée après la Première Guerre mondiale, prévoyait, elle aussi, un régime de sanctions. Dans le livre, je reprends une citation de John Maynard Keynes qui, après la Première Guerre mondiale, avait dit que ce n’était pas une bonne chose. Il estimait que ces sanctions pouvaient être interprétées comme des actes de guerre alors que ce qui compte, c’est l’aide aux pays agressés, ce qui relève de la légitime défense. C’est encore en partie vrai.

D’abord, ces sanctions ne sont pas obligatoires au niveau international. Il ne peut y avoir de décision de l’ONU compte tenu du veto russe. De facto, le contournement des sanctions, ça n’existe pas. Il y a 34 pays sur 200 qui ont adopté ces sanctions. Bien sûr, parmi ces 34 pays, on retrouve des poids lourds économiques, donc ces sanctions pèsent. Mais pas autant que voulu. La Russie a bien résisté. Elle n’a enregistré qu’une récession de 2,3 % en 2022, selon les chiffres du FMI, une source indépendante. Elle aura une croissance en 2023 comprise entre 0,3 et 0,5 %, c’est-à-dire à peu près la même que la nôtre.

La Russie s’est adaptée aux sanctions depuis 2014, notamment en développant sa production agricole. Depuis le début de la guerre, elle a diversifié ses clients en termes d’hydrocarbures en se tournant vers la Chine, l’Inde qui représentent, à eux deux, 3 milliards d’habitants. Certes, elle a dû casser ses prix, mais elle a trouvé de nouveaux débouchés.

Toutefois, la Russie est dépendante de l’Europe sur des segments comme les semi-conducteurs, qui peuvent servir à l’armement. En tout cas, ça ne semble pas conduire Poutine à renoncer à ses ambitions.

Emmanuel Macron a été très critiqué à l’Est, par les Polonais et les Baltes, pour avoir laissé ouverte la possibilité d’une négociation à venir avec la Russie. La France devait-elle, au nom de la cohésion de l’UE, rester alignée sur les positions radicales de la Pologne ?

C’est une question de timing, de temporalité. Dans les mois qui viennent de s’écouler, on n’a pas aperçu de possibilité de paix. Aucune ouverture des négociations n’est apparue, qu’il faut distinguer du résultat des négociations. Aucune perspective n’est apparue sur ces deux aspects. Le seul moment où les parties ont négocié, c’était au début de la guerre, sous l’égide de la Turquie.

Personne n’a de boule de cristal, mais ce conflit n’aura probablement pas de solution proprement militaire. Donc, une négociation aura lieu un jour. Quand ? On ne sait pas. À la fin du printemps ou à l’été, quand chacun aura compris que les positions n’ont guère bougé, est-ce que, de guerre lasse, les parties en viendront à négocier ?

Je trouve que l’Union européenne, tout en adoptant des sanctions, tout en aidant militairement l’Ukraine, tout en exprimant sa solidarité, tout en réduisant sa dépendance à l’égard de la Russie, serait dans son rôle si, le moment venu, elle était le cadre de ces négociations de paix. Le problème, c’est que les parties n’en veulent pas et, au sein de l’UE, il y a un certain nombre de pays qui font pencher la balance dans ce sens. Et c’est regrettable.

La politique européenne de défense est-elle largement enterrée par le retour du rôle défensif de l’Otan ?

Mais on a jamais vraiment commencé ! L’Europe de la Défense existe dans les articles 42 à 47 du traité et a été conçue pour avoir une capacité opérationnelle, des institutions propres et un marché commun de l’armement. Les noms ont changé à travers le temps. Maintenant, on parle de « Politique de sécurité et de défense commune » (PSCD). Mais ce système est assez verrouillé et ne permet pas de passer à une défense européenne du fait de la règle de l’unanimité.

Dans la période de 2016-2020, avec Donald Trump à Washington, l’Europe, inquiète, a commencé à y réfléchir sérieusement. Mais la guerre en Ukraine a démontré que l’Otan est opérationnelle et que l’Europe ne l’était pas.

Même la coopération structurée permanente dans ce domaine, qui devrait être plus souple, ne permet pas de déboucher sur une Défense européenne à proprement parler. Ma proposition serait, si on en avait la volonté, de passer un traité dans le traité avec seulement les États volontaires. Mais aujourd’hui, à part la France et quelques autres, je ne vois pas qui pourrait prendre cette initiative…

La « facilité européenne pour la paix » permet le financement de la guerre en Ukraine. À qui cela profite-t-il ?

La facilité européenne pour la paix est modeste. Il s’agit d’une enveloppe financière de 5,6 milliards sur sept ans qui dépend du haut représentant, Josep Borrell. Elle est financée par un budget ad hoc et les contributions des États membres ne sont pas les mêmes que pour le budget général de l’UE. C’est une contribution à hauteur du PNB. Donc l’Allemagne contribue pour 24 %, la France 18 % et ainsi de suite… Ce fonds permet ainsi de rembourser les factures des États membres qui arment l’Ukraine. C’est surtout un mécanisme de solidarité puisque, par exemple, la Pologne, qui livre beaucoup d’armes à l’Ukraine, ne contribue qu’à hauteur de 3 %. La Pologne va être bénéficiaire. La France, en revanche, comme l’Allemagne sont fortement déficitaires sur ce fonds.

Vous qui avez travaillé avec Jacques Chirac sur les questions européennes, êtes-vous capable de dire ce qu’il aurait fait dans cette affaire ?

Il aurait essayé de travailler un peu plus en amont. Une fois que Poutine a décidé cette opération, il n’aurait pas pu faire grand-chose de plus. Mais il aurait anticipé. Jacques Chirac disait déjà à l’époque qu’il ne faut pas humilier la Russie. Mais le contexte était différent, dans les années 1990. Il le disait très souvent en privé, pas en public.

Jacques Chirac parlait russe. Dans ses jeunes années, il avait traduit Eugène Onéguine, le grand roman en vers de Pouchkine. Il avait d’excellentes relations avec Eltsine. Avec Poutine, ça avait mal commencé. D’abord, Poutine avait un tropisme allemand plus fort, du fait de son passé à Dresde au KGB. Poutine s’est naturellement tourné vers Gerhard Schröder. Poutine ne connaissait pas la France alors que Chirac était un bon connaisseur de la Russie.

Chirac avait pris des positions sévères sur la guerre menée en Tchétchénie par Poutine. Il trouvait que les Russes avaient exagéré. Et puis, ensuite, quand les Américains ont voulu attaquer l’Irak, les relations avec Poutine se sont réchauffées. Et ils sont restés en étroits contacts.

Donc, qu’est-ce qu’il aurait pu faire ? Il y a eu cette période assez longue du Covid pendant laquelle il n’y a pas eu de contact avec Poutine. On l’oublie un peu parce que le temps a passé vite. Mais avant, on était dans une autre ambiance. Poutine était présent à l’enterrement de Jacques Chirac le 30 septembre 2019. À l’été 2019, le président Macron avait lancé une initiative avec l’invitation de Poutine à Brégançon. Ensuite, avec le Covid, on a perdu le fil… Il aurait fallu utiliser cette période 2020-2022 durant laquelle Poutine s’est refermé sur lui-même pour agir. Est-ce que ça aurait été suffisant ? Je ne sais pas.

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