Emmanuel Jaffelin dans Livr’arbitres par Denis Marquet

Célébrations du bonheur, ou la sagesse qui rend heureux – article de Denis Marquet sur le livre d’Emmanuel Jaffelin
 
Le bonheur est un thème à la mode. De nombreux philosophes, coachs ou thérapeutes se sont penchés sur la question, proposant diverses recettes pour accéder à ce Graal que tout le monde convoite, mais dont on ne sait pas bien, finalement, ce qu’il signifie. Loin du simplisme des recettes, Emmanuel Jaffelin, dans Célébrations du bonheur, propose un véritable chemin philosophique, décapant bien des idées reçues et proposant une transformation de la manière dont nous vivons. Le grand mérite de ce livre est de présenter ce chemin avec une totale simplicité, dans un dialogue avec son lecteur au ton léger marqué par un agréable tutoiement. Ainsi, le propos est clair et concret, instillant le désir de le pratiquer.
 
En quelques pages, l’auteur expédie d’abord les promesses de bonheur que font les religions, y compris la dernière religion de la modernité, la science. Jusqu’au milieu du XXe siècle, celle-ci laissa en effet espérer que ses réalisations mettraient fin au malheur humain. Outre les dangers de ce qu’il appelle la « technoscience » (le nucléaire, l’écologie et le climat, etc.), Emmanuel Jaffelin montre bien que les progrès de la science, en augmentant l’espérance de vie, rendent la mort de moins en moins supportable et accroissent donc l’angoisse et le mal-être. Lorsque nous étions habitués à la mort des enfants en bas âge et aux dangers récurrents, la mort était familière ; aujourd’hui, nous rêvons d’un monde où nous serions en sécurité, ce qui est impossible : nous sommes donc beaucoup plus vulnérables psychologiquement à ce qui nous menace.
La conclusion s’impose : notre bonheur ne vient pas de l’extérieur. Nous sommes responsables de notre bonheur comme de notre malheur. Certes, cette vérité est difficile à entendre lorsqu’on est victime d’une personne malveillante. Mais, l’auteur le démontre implacablement, la victime et le bourreau ont un point commun : la passivité. « Le méchant » est passif parce qu’il est la proie de ses passions. Sa victime, quant à elle, subit certes physiquement ce qui lui arrive. Mais ce qui la rend malheureuse, c’est une passivité psychique : ayant écarté l’événement douloureux de sa conception de la réalité, elle l’a nié en tant que possibilité et n’a pas pu l’anticiper. Ainsi, « la victime se trompe logiquement : elle prend ce qui arrive comme une anomalie ». La passivité, c’est se refuser à considérer le vol, le viol, le crime, l’accident, la maladie, la mort naturelle comme des événements normaux. Demeurer actif, ainsi, ce serait connaître le réel dans toutes ses éventualités afin d’y être prêt.
À notre époque où la victimisation est le sport le plus à la mode, et où l’on n’est jamais aussi bien considéré que lorsqu’on peut désigner son bourreau à la vindicte publique, cette analyse a le courage de la lucidité. La référence à la sagesse stoïcienne est explicite : les événements qui me frappent ne dépendent pas de moi, en revanche, ma relation à ces événements et les pensées que je forme à leur propos sont le fait de ma liberté et la condition de mon bonheur ou de mon malheur. Le propos n’est pas seulement théorique. Emmanuel Jaffelin donne de nombreux exemples d’êtres frappés par la souffrance physique, la maladie et qui, pourtant, parviennent à être heureux. Il n’hésite pas à convoquer sainte Thérèse de Lisieux, animée par une joie intérieure parfaite dans la plus grande souffrance physique, et même un cas de guérison inexpliquée associée à la foi en cette sainte. Sans prendre position sur la dimension miraculeuse ou non de cette guérison, l’auteur conclut simplement que « la vie est une volonté positive qui vaut mieux que la plainte et l’enfermement dans la position de victime ».
La conclusion est paradoxale et heurte le sens commun de notre époque qui a renoncé à la sagesse, mais elle est d’une profonde justesse : le refus de ce qui nous arrive nous place dans la passivité, seule l’acceptation nous rend actifs ; or, nous ne pouvons être heureux qu’en étant actifs. Implicite, l’influence de Spinoza peut aussi se lire, pour qui la joie est une augmentation de notre puissance d’agir.
 
Après l’analyse du malheur compris comme événement infortuné, l’auteur se demande si les événements favorables, ceux que nous désirons, peuvent nous apporter le bonheur. Par opposition au malheur, il les appelle joliment l’Heur (mot qui signifie, étymologiquement, chance ou bonne fortune). L’Heur a-t-il le pouvoir de nous rendre heureux ? Quelques exemples bien choisis montrent le contraire : le coup de foudre qui mène à la mort (Roméo et JulietteBelle du Seigneur), le gain au loto qui se transforme en cauchemar… Si nous attendons notre bonheur des événements extérieurs, la joie, toujours éphémère, se transformera en souffrance. La raison en est simple : nous avons alors mis notre vie entre les mains du hasard, c’est-à-dire de ce qui arrive indépendamment de nous. Ainsi, nous avons nié notre liberté. En tant que conscience en effet, nous avons la capacité de transcender les événements. Encore faut-il, pour cela, décider de ne pas en dépendre. En évoquant divers trajets de vie saisissants, Emmanuel Jaffelin démontre que l’épreuve, en nous montrant la vanité d’associer notre bonheur aux événements du monde, a le pouvoir de nous ramener à cette intériorité dont nous nous détournons trop souvent.
En filigrane, se dessine une analyse de ce que les bouddhistes appellent l’impermanence : si j’attache mon bonheur à un événement favorable, je me condamne à être malheureux très vite ; en effet, l’infortune suit de près la fortune dans ce monde où tout change, où toute action engendre une réaction, où rien n’est durable. Dans la vie, nous ne pouvons demeurer tout en haut ; puisque nous devrons immanquablement redescendre des sommets de notre existence, autant nous munir de ce que l’auteur nomme avec humour un parachute : celui-ci consiste simplement à ne pas être dupe des moments favorables, à ne pas les associer au bonheur que nous cherchons profondément, à en profiter simplement en sachant qu’ils ne dureront pas. Là encore, la clé est d’être actif et non passif. Si nous laissons les événements décider de notre bonheur, nous nous maintenons dans la passivité et notre félicité tournera nécessairement en affliction. La santé, la richesse et la gloire sont sans doute préférables à la maladie, la pauvreté et l’anonymat. Mais, du point de vue de notre bonheur, les stoïciens l’affirment : ils sont indifférents.
D’un ton léger et en douceur, Emmanuel Jaffelin démonte ainsi les certitudes sur lesquelles repose l’édifice de notre société de consommation. Aucun objet, aucune possession, aucune somme d’argent ne peut nous rendre heureux, pas davantage qu’un succès amoureux ou les diverses fortunes du quotidien dont nous nous faisons gloire sur nos réseaux sociaux.
 
Mais alors, qu’est-ce que le bonheur ? Pour le cerner, il s’agit d’abord de cesser d’en faire un objectif. Le bonheur n’est pas un but, il est une conséquence. Mais la conséquence de quoi ? D’un travail de libération intérieure affirme l’auteur.
La première chose dont il nous invite à nous libérer, c’est du désir et de l’aversion. Lorsque nous nous tendons vers une chose où nous raidissons contre une autre, nous sommes dans l’inconfort de la tension, et le plaisir d’obtenir l’objet convoité ou d’éloigner celui que nous craignons consiste simplement dans la cessation de cette tension : il nous ramène donc à zéro. « Négation du négatif », le plaisir est donc « un jeu à somme nulle » qui, loin de nous apporter le bonheur, nous maintient dans l’esclavage par rapport aux événements.
Que nous craignions ou fuyions quelque chose, nous y sommes attachés et cet attachement est le contraire de notre liberté. Épictète est cité : « il n’y a rien de plus déraisonnable que de vouloir que les choses arrivent comme nous les avons pensées (…) : la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent. »
Ici, le raisonnement est subtil. Nous ne sommes pas libres là où nous croyons l’être : lorsque nous croyons « manipuler la réalité », en fait c’est la réalité qui nous manipule, car nous avons laissé notre intériorité dépendre de ce qui ne dépend pas de nous. Nous n’avons pas la puissance de provoquer ce qui arrive à nos vies, lesquelles sont soumises à un déterminisme (que les stoïciens appelaient le destin). Mais nous avons la liberté de ne pas le subir passivement. Il s’agit donc de nous entraîner à être libre là où nous le sommes : « si tu ne maîtrises pas la cause de ce qui t’arrive – ce qui n’est pas un défaut mais la réalité –, tu peux maîtriser les représentations que tu t’en fais », résume l’auteur. Or, les représentations qui nous rendent malheureux sont celles de ce qui aurait pu arriver à la place de ce qui arrive.
La deuxième chose dont nous pouvons nous libérer, c’est donc de nos pensées passives : celles qui nous séparent de la réalité. Mon meilleur ami est mort ? Il est impossible qu’il ne le soit pas, puisqu’il l’est. Au lieu de souffrir en imaginant qu’il ne soit pas mort, n’est-il pas préférable de me remémorer les moments réels que j’ai vécus avec lui et qui m’ont rendu heureux ? L’auteur nous invite à distinguer sans cesse, à la suite des stoïciens, ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. La mort de mon ami, comme tout événement qui arrive, ne dépend pas de moi. En revanche, dépendent de moi les pensées que je forme à propos des événements. « La maîtrise des représentations conduits à l’ataraxie, autrement dit à la sérénité de l’âme » affirme Emmanuel Jaffelin. Qui s’exerce chaque jour à maîtriser son âme rencontrera un jour le bonheur, sans avoir cherché autre chose que la sagesse. Car le bonheur, conclut joliment l’auteur, est « la marque joyeuse du sage ».
 
Jamais dans l’histoire nous n’avons autant maîtrisé notre environnement, possédé autant de biens, vécu dans un tel confort. Pourtant, avec les progrès matériels augmente notre consommation d’antidépresseurs. « Le bonheur est une idée neuve en Europe » disait le révolutionnaire Saint-Just. La modernité a cru pouvoir rendre l’homme heureux par la politique, l’économie ou la science. Célébrations du bonheur nous démontre qu’il s’agissait d’une illusion, non pour nous désespérer mais, au contraire, pour nous montrer le chemin du véritable bonheur. C’est un chemin intérieur et tout homme, quelle que soit sa situation, peut le pratiquer. Épictète n’était-il pas esclave et maltraité, tout en étant sage donc heureux ? Avec ce livre, Emmanuel Jaffelin retrouve le sens originel de la philosophie : l’amour de la sagesse.

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