Le Journal de France Culture parle du Marché de la Poésie

Réécoutez sur ce lien le Journal de France Culture qui interviewe Pierre Vinclair sur le Marché de la Poésie

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Pierre Vinclair : « La poésie ne doit rien ; il ne faut rien de particulier » (Idées arrachées)

Indéniablement, livre après livre, Pierre Vinclair s’est imposé comme l’un des poètes français contemporains majeurs. Preuve en est encore avec son nouveau recueil de textes, Idées arrachées qui vient de paraître aux éditions Lurlure, dont le poète s’entretient ici le temps d’un grand entretien pour Diacritik avec Fabien Aviet et Nicolas Poirier.

Idées arrachées, que vous faites paraître aux éditions Lurlure, est un recueil de textes qui concernent la poésie, la prose, mais aussi la philosophie des genres littéraires, l’écologie, la traduction ou la critique. Il s’agit donc d’une articulation de choses hétérogènes, tant dans leur objet que dans leur genre propre (articles, entretiens, etc.). Quelle cohérence avez-vous voulu pour ce recueil ? Que vise-t-il et que fait-il, en général et dans votre cheminement ?

Fin 2015-début 2016, il s’est passé quelque chose de très important pour moi, à l’issue de plusieurs travaux ressortissant à un premier cycle d’écriture qui était une sorte d’enquête générale sur l’épopée. À la fin de ma thèse (sur les rapports de l’épopée au roman, au cours de laquelle j’avais essayé de formuler une conception énergétique des genres littéraires), après une étude serrée de The Waste Land, et constatant l’échec d’une tentative de roman épique dans laquelle j’avais mis beaucoup d’espoir, j’ai cessé de croire à la littérature, ou du moins, j’ai commencé à adopter sur elle un regard plus anthropologique, disons. Peut-être qu’une image exprimera mieux les choses : la littérature, c’est un peu comme le Musée du Louvre : une institution vénérable qui recueille toutes les œuvres ayant une valeur esthétique. Les touristes s’esbaudissent devant ces « chef-d’œuvres de l’art universel ». Mais en réalité, les objets qui s’y trouvent (finalement) n’avaient pas (à l’origine) vocation à y finir : tel masque servait à une cérémonie rituelle ; tel tableau était offert à un roi, tel autre embellissait l’autel d’une église. Chaque œuvre cherchait à faire quelque chose, accomplissait un effort souvent très éloigné de la seule valeur esthétique pour laquelle on l’expose huit cents ans après dans une vitrine, déconnecté de son utilité réelle. Croire en la littérature, c’est être comme tous ceux qui, dupes du mythe de la valeur esthétique tel qu’il est mis en scène au Louvre, essaient non pas de faire ce qu’ils ont à faire (séduire une dame, flatter un prince, apaiser les esprits des morts) mais de faire de l’art, comme si cela pouvait avoir le moindre intérêt. Ils finiront peut-être au Palais de Tokyo, mais pas au Louvre.

De même que le masque rituel qui finit au Louvre ne doit pas d’abord ses formes à des considérations relevant de l’histoire de l’art, il faut quand on écrit faire abstraction de ce qu’on appelle la littérature et retrouver un art brut, tout tendu vers son effort sauvage. Ce qui a représenté pour moi un assez vaste chantier de lectures, d’écriture, de critique, de théorie, de traduction. J’ai ainsi publié ces dernières années plusieurs livres dans chacun de ces domaines. L’avantage d’un recueil d’articles est, précisément, de faire coexister ces différentes facettes : les Idées arrachées, avec ses 7 parties, donne une idée du système nerveux central d’une pratique qui a tendance, sinon, à se multiplier dans des genres aveugles les uns aux autres. Car j’ai beau faire de la poésie, de la prose, de la traduction, mais aussi de la critique (critique de la poésie, de la prose) et de la théorie (théorie de la poésie, de la critique, de la traduction), en réalité je ne me consacre qu’à une seule et même chose : j’essaie de faire de mon écriture une manière de penser et d’agir (de penser en forme, de révéler la valeur de ce qui arrive, de m’adresser à autrui) et non pas (ou en tout cas pas d’abord, seulement par surcroît) de la littérature. Les Idées arrachées témoigne, dans l’unité d’un livre, des multiples directions de cet unique effort.

Votre ouvrage peut se lire comme un panoramique sur votre parcours, aussi bien comme poète que comme penseur de la poésie ou de la littérature. Ces deux dimensions de votre travail, l’écriture poétique et la réflexion sur la poésie, sont-elles inextricables ou peut-on malgré tout les concevoir dans leur relative autonomie respective ? A cet égard, vous insistez à plusieurs reprises sur la nécessité d’émanciper la poésie de la philosophie, mais votre expérience poétique qui passe par le « corps-à-corps » avec le texte des autres vous permet d’esquisser, voire d’articuler, les linéaments d’une théorie a posteriori. Pouvez-vous expliciter ce rapport entre théorie et pratique ? S’il y a un affrontement au cours duquel il va falloir arracher des idées (comme l’expose frontalement la couverture du livre), quel est l’enjeu pour l’écriture ? Cela signifie-t-il que la poésie est moins une affaire de grand style que d’économie d’écriture (de coups dans le langage) ?

La poésie signifie, à l’évidence, au moins deux choses différentes. C’est d’abord le nom d’un « genre » littéraire ancien, regroupant un ensemble de textes dont les formes caractéristiques (ballades, rondeaux, sonnets ; ou à un échelon inférieur : vers, mètres, rimes, par exemple), les usages (courtisans, élégiaques, ludiques, etc.) et les grands auteurs (Dante, Ronsard, par exemple), sont bien identifiés, par des poétiques explicites qui peuvent d’ailleurs faire l’objet d’un enseignement dès l’école élémentaire. Mais « poésie » est aussi le nom d’un ensemble de textes tout différents, qui ne correspondent vraiment pas au premier emploi du mot, ni dans les formes (ils ne sont pas en vers rimés et comptés, et parfois pas en vers), ni dans les pratiques et encore moins dans les poétiques : un grand chantier d’expérimentations contemporaines tous azimuts, qui cherche sans doute moins la subsomption sous un genre littéraire particulier, qu’à se situer entre les genres : une sorte d’Ur-Literatur au plus près de la création du sens. Les rapports entre ces deux usages du mot « poésie » sont incertains. Deux manières de les comprendre, essentiellement, nous sont proposées : 1) Certains affirment une partition historique, en disant qu’il y eut d’abord la poésie comme un genre particulier (avec ses conventions et ses métriques définies), puis une « crise de vers » libérant des pratiques nouvelles, définies par des poétiques de plus en plus « modernes » à chaque nouvelle génération, se succédant les unes aux autres jusqu’à atteindre notre état par les révolutions d’avant-gardes ; 2) d’autres proposent une interprétation métaphysique, suggérant que la poésie au second sens a toujours déjà été présente dans la première comme son secret ou son cœur battant, et que ce qui nous intéresse chez Dante, par exemple, c’est bien déjà ce qui a trait à la création même ; cette position (« métaphysique » en ce qu’elle affirme l’existence, sous la poésie contingente des poétiques, l’existence d’une poésie plus profonde et fondamentale) est celle, en gros, des Romantiques et de leurs successeurs (Blanchot, etc.).

Aucune de ces deux approches ne me satisfait : elles me semblent aussi paresseuses en termes poétologiques (dans l’approche historiciste, il suffirait de rapporter chaque état du poème à l’état précédent qu’il révolutionne, pour en justifier les audaces ; dans l’approche métaphysique, les formes extérieures du poème ne sont plus que des apparences contingentes) qu’aberrantes d’un point de vue ontologique (croit-on vraiment qu’il y a quelque chose comme « la poésie » — que celle-ci avance dans l’histoire à coups de roulades dialectiques ou qu’elle se cache, dans le retrait secret de ses opérations sémiotiques ? Cela me semble aussi absurde que de croire que tout ce qu’abrite le Musée du Louvre est ontologiquement « de l’art »). Surtout, elles ne sont pas stimulantes d’un point de vue critique : que peut-on dire d’un texte dont l’unique pertinence est de subvertir les formes précédemment usitées ? Que peut-on dire aussi d’un texte dont on considère les apparences extérieures comme des oripeaux contingents, qui ne nous disent rien de son opération secrète ?

Pour ma part, j’envisage que le « corps-à-corps » critique a précisément pour enjeu de découvrir le mode de pensée du texte : comme s’il y avait non pas la poésie classique d’une part et la poésie contemporaine d’autre part (avec le problème pinéal de leur articulation), mais des poétiques immanentes, qui nous sont pour la plupart mystérieuses même quand elles ont une apparence bien connue (c’est ce que j’ai essayé de montrer dans l’article des Idées arrachées intitulé « L’effet du soit-disant effet » : plutôt que de croire naïvement à la rhétorique de la tragédie qu’il revendique, il faut voir que les propriétés mobilisées servent en réalité à Racine à accomplir un tout autre effort). Les formes d’un texte ne sont pas décoratives (« esthétiques »), elles ne sont pas non plus que des caractéristiques utiles à la taxonomie ; ce sont plutôt des organes qui lui servent à penser en langue. Un texte exemplifie moins des poétiques et des rhétoriques instituées qu’il ne les mobilise pour penser avec et contre elles, entre elles ; il les déplace et les lacère ; il donne toutes ses forces pour faire émerger depuis sa matière même une pensée sauvage singulière.

Les distinctions, historique comme formelle, entre poésie classique et poésie contemporaine disparaissent alors à la faveur d’ilots plus ou moins organisés en archipels, plus ou moins aisément accessibles à la nage. Lorsqu’ils sont trop loin, l’enjeu de ce que j’appelle le corps-à-corps critique est de faire émerger les médiations qui nous permettent enfin de l’atteindre, c’est-à-dire de le recevoir conformément à l’effort (jusqu’alors mystérieux) qu’il cherche à accomplir. Je ne crois pas à la partition historique, que n’excite que le renouvellement aveugle des formes extérieures ; je ne crois pas non plus à la métaphysique, qui méprise les apparences concrètes des écritures ; je crois qu’un texte, contemporain ou passé, est quelque chose qui pense en forme.

Votre démarche semble double : dans un certain nombre de textes, vous réfléchissez à partir d’un poème, d’un livre, ou même d’un auteur, pour en tirer des éléments de compréhension plus ouvertement théoriques et situant les textes dans une perspective philosophique ou esthétique plus large (en particulier ceux sur Roussel, Conrad, Barthes, François Bégaudeau, Nathalie Quintane, la littérature et la poésie américaine). À d’autres endroits, vous situez d’emblée votre réflexion dans le cadre de la philosophie de l’art, pour plonger ensuite dans la dimension des œuvres où ces notions philosophiques prennent toute leur signification. On pense par exemple à la philosophie des genres que vous élaborez, en cherchant à comprendre ce qui distingue épopée et roman, ou encore à la réflexion sur les conditions de possibilité de la poétique comme théorie en confrontant Platon et Aristote. Faut-il voir là une tension chez vous entre deux manières d’appréhender le langage et la poésie, dont l’une partirait du singulier pour viser à l’universel (comme le jugement réfléchissant chez Kant), tandis que l’autre procéderait à partir du concept pour penser la singularité des œuvres (comme l’Esthétique d’Hegel) ? Ou bien est-ce plus simplement la marque que vous êtes à la fois poète et philosophe ?

Je dirais que dans le premier cas, j’agis en critique, et dans le second en théoricien. Le critique essaie, dans son corps-à-corps avec une œuvre singulière, d’en reconstituer l’effort et le fonctionnement (puisque sa singularité signifie précisément son écart aux poétiques connues) — pour le transmettre, éventuellement, aux autres lecteurs qui en auront la lecture d’autant facilitée. Le critique, en cartographe, étend le domaine des singularités connues. Le théoricien (ou le philosophe), quant à lui, essaie de justifier cette approche de la littérature en général qui s’intéresse aux textes pour leur effort, c’est-à-dire d’élever la théorie des genres à un fonctionnalisme ou pragmatisme transcendantal. Pragmatisme : chercher dans les formes non ce qu’elles exemplifient, mais ce qu’elles permettent de faire et de faire faire (par exemple, ne pas imaginer que le recours à la rime est esthétique, mais se demander plutôt à quoi elle sert : elle peut par exemple éveiller une forme de suspense entre deux fragments d’élocution, c’est-à-dire un certain type de temporalité contrecarrée). Transcendantal : non pas s’arrêter à ce qu’il fait effectivement, mais décrire ce que tel ou tel outil ferait dans les conditions optimales de la réception du texte.

Aucun de ces deux niveaux — critique et théorique — ne mobiliseen tant que telle l’écriture poétique, même si je considère l’explication-de (critique) comme une sorte de préliminaire à l’explication-avec (poétique). Essayer moi-même de composer des poèmes nourrit et enrichit ma manière de parler de ceux des autres, c’est évident ; et lire ceux des autres déplace et fait avancer les miens. Mais quant à dire dans quelle chambre secrète le critique et le poète échangent leur costume, je ne le sais pas trop.

Au début du livre, vous remarquez presque ironiquement que la pratique de l’écriture vous a éloigné des théories structuralistes dont vous étiez proche quand vous faisiez vos études. Cela veut-il dire qu’il y a nécessairement une distance entre la poésie, dans sa dimension concrète, et la théorie du langage littéraire, dont les « totems », les « fétiches », selon vos termes, n’ont aucun rapport avec la matière du texte tel qu’il se donne au lecteur, et que cet éloignement atteste d’une primauté presque sauvage du poème, résistant à l’emprise de l’abstraction conceptuelle ? Sans parler d’un privilège du poème sur le concept, votre « pragmatisme transcendantal » ne modifie-t-il pas radicalement notre approche de la poésie ? Implique-t-il une autre attitude à l’égard de la pensée et de ses matériaux ?

Pendant Mai 68, le structuralisme était encore en pleine effervescence. Et pourtant « les structures ne défilent pas dans la rue ! » pouvait-on lire sur un célèbre graffiti. Il paraît que Lacan, avec son goût du paradoxe, avait répondu que c’est pourtant précisément ce qui s’était passé en 1968 : les structures avaient défilé dans la rue. On peut ainsi toujours proposer une théorie plus sophistiquée, c’est de bonne guerre : le philosophe a sans doute besoin (il disparaîtrait, sans cela) de prétendre que ce qui existe vraiment, c’est ce que lui seul est capable de voir et qui n’avait jamais été énoncé jusqu’à lui. Par quel miracle ? Ce mystère est censé signer son génie.

L’écart entre la théorie et la pratique pourrait être le même, en ce qui concerne la poésie, que dans tout autre domaine (le théoricien y est toujours susceptible de prétendre avoir découvert une évidence, comme par hasard jamais remarquée), mais il s’aggrave si l’on considère — comme vous le suggérez — le poème dans sa sauvagerie spécifique : contrairement aux autres fragments de langage, le poème est un être farouche, prenant sur lui la création du sens, en son immanence au travail des formes.

C’est la raison pour laquelle une humilité particulière est ici requise, de la part de la pensée conceptuelle : elle a tout à apprendre de cette forme de vie étrange, comme le biologiste de l’animal qu’il a devant lui. Plutôt que l’orgueil d’une philosophie obnubilée par son copyright, cherchant chez les poètes à confirmer la pertinence de tel ou tel concept fabriqué ailleurs et avant (comme c’est l’usage le plus courant), la pensée du poème devrait être sur mesure : le poème sécrète une pensée singulière, il n’y a qu’à la recueillir avec la plus grande délicatesse. Ce qui ne signifie pas qu’il soit « supérieur » au concept ; pas davantage en tout cas qu’une grenouille à la Phénoménologie de l’esprit.

Une scène inaugurale semble se dessiner en parcourant vos textes : celle d’une modernité littéraire qui s’ouvre avec la Commune et Mallarmé, soit la révolution sociale et la révolution poétique — l’Auteur transférant son privilège d’écrire librement à tous les hommes, désormais eux aussi créateurs et aptes à recréer le monde par leurs actes (cf. le Mallarmé de Sartre). Cette conscience historique suppose la contingence, à la fois de l’ordre social et du langage. Dans cette perspective, comment se noue cette modernité avec votre attrait pour l’épopée, qui pourrait au contraire incarner l’autorité de la tradition ? Par ailleurs, s’il faut abandonner le réalisme et la représentation (dire et répéter le monde tel qu’il est ou a été fait), l’émergence des œuvres dans l’histoire impliquant leur nouveauté, et ainsi acter l’absence de fondement de nos discours (comme Mallarmé faisant jouer le langage contre lui-même), la poésie prend-elle en quelque sorte la place de la religion et de la politique ? Ou bien doit-elle accepter d’être une forme elle aussi contingente mais renouvelée de connaissance et d’action sur et dans le monde social ?

Je ne formulerais pas les choses ainsi, car je ne crois pas tellement à la pertinence de l’histoire littéraire pour rendre compte de l’effort des genres. Par quoi je veux dire : ce qui compte dans un texte ou un événement, c’est ce qui s’y affirme, et ce que cela rend possible pour nous, aujourd’hui ; non pas le fait que cela vienne avant ou après. Je ne considère pas non plus l’épopée comme un genre particulièrement ancestral : il y a des épopées il y a 3000 ans en Grèce, il y a 1000 ans en France, au XIIe siècle japonais, au XXe siècle dans les Balkans, etc. Comme chez Mallarmé, ce qui m’y intéresse est la manière singulière dont un texte (en sa réalité matérielle, sans avoir recours à des concepts, et en ne mobilisant les rhétoriques et les jeux de langage constitués que pour les faire travailler de travers) pense. J’accorde moins de pertinence à la modernité comme concept historique qu’au modernisme comme effort (commun à bien des textes et à bien des époques) de faire émerger, par le travail de la forme, une pensée de la vie en son incessante créativité.

La poésie ne doit rien ; il ne faut rien de particulier. Les mots d’ordre ne la concernent pas. Elle n’a pas à abandonner ceci ou cela. Chaque poème est souverain. Et s’il me semblerait aberrant de prétendre que la poésie puisse jouer le rôle de la religion ou de la politique, je lui reconnais malgré tout de proposer des fragments d’élocution revendiquant une double propriété, qu’on ne rencontre habituellement que dans les textes sacrés (et les êtres vivants) : être absolu, et en même temps, être agissant. Fiat Lux !

Le souci que vous avez de décortiquer les textes pour en dévoiler les principes d’écriture (les connecteurs formels et l’effort qu’ils entendent viser), vous fait refuser l’ancienne image de la poésie qui se paierait de mots, notamment la sacralité de l’œuvre tout à la gloire de l’auteur. Il faudrait donc rompre avec l’héritage poétique comme « transmission d’un enchantement » (l’autorité du Poète, p. 292), ce qui s’oppose aux postures individualistes, à l’image de « Rimbaud, qui a légué toute une grammaire de gestes poétiques : le poète voyant mais maudit, la bohème, la drogue, l’illumination hermétique, l’adieu à la poésie, etc. » (p. 192) A quoi vous ajoutez avec ironie : « A Singapour, personne n’a jamais entendu parler de Rimbaud. Leurs références sont plutôt Yeats, T.S. Eliot, Seamus Heany. Cela ne produit pas du tout la même sorte de poésie, ni la même idée de ce que doit être un poète. Et puis, comme ils écrivent en anglais, ils sont en dialogue avec la poésie contemporaine américaine, anglaise, indienne, etc. » Y aurait-il un nouveau sens de l’authenticité ? Celle-ci passerait-elle par de nouveaux usages langagiers, dont certains hérités de traditions non francophones ? À l’inverse, comment ne pas tomber dans une nouvelle posture qui recourrait par exemple à une rhétorique de l’humilité ou de l’originalité, celles que vous dénoncez chez Barthes ou Guyotat ?

Qu’il faille chercher l’authenticité plutôt que la posture, cela ne me semble pas une position problématique ; cela n’empêche que l’on risque en effet à tout moment de retomber dans une posture (y compris la « posture de l’anti-posture »). C’est vrai autant dans l’ordre du poème, que dans toute action où il est question d’éthique. Peut-être cette question acquiert-elle une acuité supplémentaire dans le poème (et surtout « contemporain »), dans la mesure où il semble précisément fondé sur le refus des rhétoriques : les gestes de Rimbaud que vous évoquez, ce sont précisément des appels à une forme d’authenticité, une contestation des vieilles postures. Ils nous appellent donc à une fidélité paradoxale, un double bind éthique : d’un côté, ils pointent pour nous une attitude authentique, émancipée des vieilles postures ; d’un autre côté, ils risquent eux-mêmes de se figer en nouveau répertoire de postures. Faut-il être fidèle à ceux qui clament le refus de la fidélité, soumis à ceux qui se révoltent ? Voyez un poète comme Artaud : son refus des formes autorisées de la culture s’est peu à peu transformé en une figure culturelle identifiée, et l’on trouve aujourd’hui beaucoup de poètes « artaldiens », comme si Artaud avait lui-même proposé une rhétorique reproductible. D’ailleurs, sans doute commençons-nous tous par éprouver un certain nombre de postures : l’authenticité ne s’acquiert qu’à la fin, et je dirais même in extremis, après un long chemin de singeries plus ou moins volontaires et plus ou moins conscientes. Si elle s’acquiert.

En habitant au Japon, en Chine, à Singapour, en Angleterre j’ai pu m’intéresser à des traditions fondamentalement différentes de la nôtre, ce qui est très précieux pour comprendre ce qui dans notre propre manière de faire, avec ses propres évidences inquestionnées relève du pur conformisme, et ce qui au contraire peut être aux prises avec quelque chose d’important. Par exemple : jusqu’à il y a 150 ans, tous les poètes français composaient une poésie en vers réguliers et rimés. Depuis 150 ans, c’est le contraire. Étrange, non ? N’y a-t-il pas nécessairement un a priori qui nous fait considérer aujourd’hui que la rime n’est plus possible ? Cet a priori ne prend-il pas l’allure d’une posture quand ceux qui l’abritent (ils suivent simplement ce que tout le monde fait, au moment où tout le monde le fait) revendiquent par ailleurs la plus grande liberté de penser, la plus grande originalité ? Un outil qui a été utilisé si longtemps et dans tant de régions du monde ne mérite-t-il pas, de la part de chaque poète, un examen sérieux et « authentique » à l’issue duquel il décide, dans tel poème, de l’utiliser, et dans tel autre, de ne pas le faire ? La rime n’est pas une décoration caractéristique d’une esthétique, c’est d’abord un certain outil pour penser : pourquoi alors s’en priver par principe ? Comme dans ces matières (authenticité, postures), il en ressortit à l’éthique, chacun fait sans doute comme il veut, cherche le salut s’il lui plaît, ou continue à faire le malin. Laissons aux rimbaldiens leurs semelles de vent, aux tarkosiens leurs bonshommes de merde et à tous, les « il faut faire ça », « on ne doit pas faire ça ».

Une orientation que vous donnez à vos poèmes consiste à s’adresser à un autrui concret plutôt qu’à un Autre absent (le « lecteur inconnu ») : vous vous adressez à vos proches, vous ne craignez pas de leur y faire jouer un rôle, et si vous aimez qu’un poète abolisse les coulisses et la scène pour inscrire son cheminement poétique dans son œuvre (dévoilant la matière de son écriture), vous allez jusqu’à lui préférer une géographie, c’est-à-dire les relations à un milieu que l’on ne peut découvrir qu’en s’inventant et où l’on ne peut inventer qu’en explorant — bien loin du mythe du génie inspiré. De la tradition américaine, vous reprenez un geste de démocratisation de la culture, étendant le droit à écrire le poème et à y figurer, non seulement à tout individu mais aussi aux animaux et aux choses : « Comme l’écran de télévision, le poème en prose accepte tout. Tout peut s’y passer. Cette impureté aussi peut être vue en un sens comme « américaine » : le fait d’oser parler de la vie telle qu’elle est, dans toutes ses manifestations, plutôt que de se cantonner aux sujets traditionnellement considérés comme poétiques. » (p. 113) Cette voie est-elle la seule à pouvoir régénérer le poème ? Ou bien la force d’une œuvre ne peut-elle pas être, comme chez Blanchot, son aptitude à incarner un contre-monde, avec l’avantage de chambouler le lecteur (forcé de se désidentifier par rapport à ses attentes) mais aussi l’inconvénient d’une certaine illisibilité ?

Je me garderais bien de dire que telle ou telle manière de faire est la seule possible et vaut absolument. Et j’aime le tragique avec lequel Blanchot considère la littérature comme une sorte de religion, à la fois sacrée et en même temps de part en part fictive et même impossible. Pour autant je reste perplexe face à la grandiloquence avec laquelle il fait comme si la littérature devait s’intéresser à quelque chose de plus important que ce qui arrive, nous arrive, n’importe comment, dans la vie quotidienne. Plus judicieux m’apparaît de considérer le poème, précisément, comme une force de révélation, capable de mouler le réel jusqu’à faire apparaître les énergies qui le structurent et le traversent. C’est cohérent, je crois, avec le fait de s’adresser à des personnes concrètes : non pas considérer l’écriture comme le lieu d’une expérience-limite du langage, mais comme un endroit où peut se penser à nouveaux frais, et dans de nouvelles formes, dans la plasticité du langage, ce qui arrive dans nos vies singulières et quelconques. Car ce qui importe, au fond du fond, ce n’est pas la littérature ; ce n’est pas le langage ; ce sont nos vies. C’est pourquoi j’ai écrit plus haut que la question de l’authenticité et des postures ressortissait à l’éthique : l’enjeu reste (pour moi du moins) de penser la vie, penser sa vie. Le poème peut être un puissant instrument formel pour le faire mais, si l’on en reste à la posture, il introduit entre soi et sa propre vie une singulière « fausse conscience ». Comme l’écran de télévision, n’importe quoi peut y affleurer, y compris la télé-réalité.

La sauvagerie semble être une notion tardive dans votre parcours, mais elle vient en fait avant toute cristallisation du langage en formes culturelles instituées. Elle serait au fond le principe d’un refus de la théorie de surplomb (« le poème ne répond pas aux plans de l’esprit », p. 370) ou de ce qui précéderait le geste qui crée. Cette sauvagerie ressortirait d’une an-archie du langage, permettant de saisir « le poème comme un bricolage total » (p. 334). Elle viendrait « éclater […] les catégories culturelles qui recouvrent le réel. Et parmi ces catégories, peut-être, celles du grantécrivain et du « poète ayant un don ». » (p. 183) Comme les postmodernes, souvent mal lus, vous vous en prenez au subjectivisme. En fait, il y aurait quelque chose comme un inappropriable ou un « indéconstructible » (Derrida), une multiplicité virtuelle que chaque œuvre, par sa perspective propre, exprimerait. Bien que vous refusiez la « posture de la transgression », vous faites jouer un grand rôle à cette quasi différance inassimilable à la logique et rétive à la marchandisation. Comment en êtes-vous venu à dégager cette marge de liberté, refusant les carcans de l’être ?

Déjà dans Barbares (2009), je formulais le travail d’écriture comme le fait de « descendre dans les mots ». Aux alentours de 2015, la fin de la rédaction de ma thèse (qui portait sur l’épopée, entendue dans une optique pragmatique, comme genre de texte pouvant transformer la société en produisant de la pensée politique) et le corps-à-corps avec The Waste Land de T. S. Eliot (dans mon livre Terre inculte, Hermann, 2018), ont ouvert une réflexion sur la sauvagerie qui a délimité le cadre à l’intérieur duquel se débat depuis ma réflexion sur la poésie. On peut articuler cette réflexion autour d’un problème unique, mais dont la formulation peut se décliner : comment descendre dans les mots ? Comment faire du poème une réalité absolue, sans que celle-ci soit la fameuse « intransitivité » ? Comment composer un être de langage à la fois absolu (il ne se contente pas de représenter ce qui existe hors de lui) et puissant (il ne s’agit pas que d’exposer des joyaux, émaux et camées) ? La « sauvagerie » s’est formulée comme la réponse à de telles questions. Il s’agit alors de concevoir non pas le poème comme un espace rhétorique (où les éléments formels sont là pour dénoter son appartenance à un genre) et encore moins esthétique, mais comme une espace énergétique (où tout devient fonction d’un organisme, ou du petit monde qu’est le poème). Les actions qui ont lieu dans cet espace relèvent d’une pensée qui oppose toujours un reste à la prise logique, car le plan des mots fonctionne ici comme une sorte de corps. C’est, peut-être, ce que l’on peut appeler un indéconstructible ; en tout cas la proposition théorique de Guillaume Artous-Bouvet dans Derrida, le poème (Hermann, 2022) va dans ce sens.

Le plaisir pris à la lecture de votre recueil, comme une boîte à outils plus que comme un manifeste strict, relève bien souvent du vagabondage. On voit d’ailleurs que la figure de Conrad est cruciale pour vous, conjuguant l’attrait pour le grand dehors et l’engagement dans sa situation historique, ici contre le colonialisme et la logique de rentabilité : écrivant dans une langue étrangère, il réussit à mobiliser les ressources d’une sauvagerie (un « patchwork de langage », p. 147) qui est aussi résistance. Vous dites en outre, dans une recension de Quintane, qu’aujourd’hui la sophistication intellectuelle a changé de camp, qu’elle est passée aux mains des techniciens, des administrateurs et des marchés. Quel regard l’activité poétique permet-elle d’avoir sur les rhétoriques langagières actuelles ? Permet-elle d’y échapper si, à la manière de Lyotard, « le poème peut montrer le différend car il accepte de vivre entre les genres de discours » (p. 116) ? Est-ce cela une « poésie engagée » (mais non militante) ? Comment le poème peut-il refuser les modes, récupérations et discours uniques, bref sa domestication, s’il doit à la fois tenir une position (créer une forme ou un style), au risque de s’institutionnaliser, et continuer de se déplacer ? Est-ce un souci pour vous lorsque vous entreprenez un nouveau projet ?

Ni Conrad ni Quintane ne sont mobilisés pour des poèmes, dans les Idées arrachées. La prose peut essayer de faire de la politique (il n’est pas dit qu’elle y parvienne), mais il me semble que le poème n’a pas, de son côté, à être « engagé » — si par là on entend prendre parti, d’une manière claire, dans une alternative politique préexistante. À chaque poème échoit de recommencer la création du monde ; il ne mobilise tout ce qui le précède que pour le suspendre. En ce sens il vit bien « entre les genres de discours » ou les jeux de langage, et n’a pas à s’institutionnaliser (même en chapelle, en école ou en -isme).

Quant à moi, quand j’entreprends un nouveau projet, je ne pense pas du tout à ce genre de choses. Par exemple, en ce moment je suis en train de commencer la composition du troisième tome d’une tétralogie dont l’Éducation géographique (Flammarion, 2022) est le premier volume, et qui s’est donné pour enjeu de « dire ce qui compte à ceux qui comptent » dans 100 séquences qui mobilisent (ou inventent) toutes une forme différente. Après les lieux et les personnes, ce troisième volume est un livre des événements. Les sections s’écrivent les unes après les autres ; la dernière que j’ai composée, « La mort à Vevey », se présente sous la forme de dizains (une phrase qui court sur trois strophes de deux, trois ou quatre vers) rendant compte de l’agonie de Valentine Godé-Darel, telle que l’a peinte Ferdinand Hodler en fin 1914-début 1915. Le poème tourne autour du double événement de la mort, et du tableau qui l’arrache au flux du temps. Les questions que je me pose en l’écrivant n’ont à peu près rien à voir avec la question des modes, de l’institutionnalisation et des -ismes. Je ne pense qu’à mon poème et aux toiles de Hodler, jusqu’à ce que ce soit mon poème qui pense à elles, qui les pense et repense leur objet.

Un des apports de votre réflexion consiste à lier poésie et écologie (en premier lieu refus de l’ego et de ses miroirs). Comme Castoriadis, qui avait pensé la question écologique, vous souhaitez faire contribuer la praxis (« je voudrais que soient remis l’agir au cœur du poème et la poésie au cœur de l’agir », p. 219) à la lutte contre la catastrophe en cours, ici avec les moyens du poème et non de la philosophie. En quoi la poésie est-elle politique ? Quel peut être le rôle des poètes face à la crise écologique, si tant est que la poésie puisse quelque chose face à l’effondrement du vivant ? La poésie trouve-t-elle là sa limite, ou bien au contraire un excitant, l’occasion de se révolutionner ? Comment votre poésie prend-elle en charge cette crise ?

D’un côté, il me semble évident que publier à quelques centaines d’exemplaires une plaquette illisible (ou presque) pour tout le monde (ou presque), ne doit en aucune manière être considéré comme un acte politique. La poésie n’est pas « proprement politique » et même en tant que discours, le poème oppose sa sauvagerie à la condition pragmatique minimale de la politique (le dialogue, qui présuppose qu’on parle une langue commune dans laquelle des solutions se peuvent trouver aux quiproquos). L’indéconstructible du poème est aussi un intranchable, alors que la loi de la politique est : il faut trancher. Le poème est peut-être même la chose la plus éloignée d’une praxis politique (qui nécessite la mobilisation, la coordination et l’accord d’un grand nombre d’individus). Creusant son chemin de solitude, ne répandant que l’incompréhension et la perplexité, le poème laisse au contraire hélas facilement brûler les forêts et s’acidifier les mers. Il ne fait même pas son tri sélectif.

La sauvagerie du poème signe donc son appartenance à un autre ordre que celui du discours, et sa relation aux écosystèmes saccagés est avant tout d’homologie : le poème est sauvage, comme un animal. Rétif au discours, indomptable. Le rapport du poème à l’écologie ne concerne d’abord pas son dire, mais son être. Or (c’est déjà quelque chose) on peut dire que si n’existaient, plutôt que les milliards de déclinaisons du zoon logikon, que des renards, des grenouilles et des poèmes, le problème écologique serait résolu : la politique n’est pas en cela la solution à la crise écologique mais (avec son usage du discours, sa manière de trancher, son goût des masses) fait plutôt partie du problème.

Une fois cela dit, peut-on imaginer mobiliser cet étrange animal, le poème, dans la lutte écologiste ? Que peut faire un poème pour la planète ? (Mais que peut faire un renard ? Que peut faire une grenouille ?) C’est ce que j’essaie de saisir dans le long entretien avec Jean-Claude Pinson que l’on trouve dans les Idées arrachées : tout se passe comme si vous étiez en train de défiler lors d’une marche pour le climat, et que vous croisiez un pur-sang (le poème) au bord du chemin. Ne pouvez-vous embringuer cet animal véloce dans votre propre lutte, qui est aussi une lutte pour sa survie à lui ? Comment l’animal étrange qu’est le poème pourrait-il être mobilisé dans la résistance écologique ?  Un précédent essai, Agir non agir (José Corti, 2020), essayait de donner les conditions pour lesquelles un tel engagement (qui n’est donc pas un engagement du « dire » du poème, mais de son « être », on l’aura compris) peut avoir lieu. J’y proposais 7 dimensions du poème résistant : sauvage, total, tendu, intéressant, pensant, collectif et rituel. Je ne vais pas détailler ici chacune de ces dimensions (que je reprends d’ailleurs dans l’entretien avec Jean-Claude Pinson), mais s’il fallait résumer en une phrase, je dirais : ce que le poème peut faire pour l’écologie, c’est d’abord terroriser la manière rationaliste (comptable, technicienne) que nous avons de voir le monde, et qui est à l’origine de l’exploitation des espèces, des sols ou des mers. Faire de nous, de nouveau, des animaux farouches, qui pensent collectivement, par images et par association, de nouvelles manières de vivre et de vivre ensemble. Bref, des sauvages.

Pour finir, on peut remarquer que les penseurs ont du mal à investiguer et caractériser la création contemporaine. Elle est souvent mal connue ou caricaturée : plutôt que de nous laisser penser par l’expérience de formes inédites, nous cédons à la déploration (en rapportant tout à un passé mythique ou à une vérité de l’art). Votre recueil, au contraire, contribue à cartographier ce qui émerge. Tout comme votre activité éditoriale et votre revue Catastrophes. Quel est l’état de la création littéraire contemporaine en France, selon vous ? Vous semble-t-elle inventer de nouvelles formes d’expérimentation intéressantes (pour reprendre votre expression) ? Discernez-vous des courants, des innovations formelles, des voix inédites ?

La création est collective : de la même manière qu’on n’invente pas tout seul un jeu de langage, ce n’est jamais untel ou unetelle qui crée une nouvelle manière de faire poème, un nouvel -isme. En revanche, ce sont bien les œuvres singulières (plus ou moins embarquées dans tel ou tel collectif, plus ou moins en marge) qui sont intéressantes. Et même : tel ou tel livre, tel ou tel poème est intéressant. Le surréalisme, par exemple, a inventé une nouvelle grammaire du poème, mais cela ne signifie pas que tous les poèmes surréalistes sont intéressants, ni même que le poète le plus intéressant des années 20 était Breton.

Les parties les plus intéressantes ne se jouent pas nécessairement entre les membres du comité officiel déterminant les règles du jeu.

Les œuvres les plus intéressantes sont souvent les plus singulières, donc situées à une distance raisonnable des expérimentations collectives innovantes dont elles se nourrissent aussi pourtant et qui peuvent leur fournir des éléments de grammaire. Il est courant de dire que lors des cinquante dernières années, le champ poétique était structuré autour de l’affrontement entre les lyriques et les expérimentaux (ou formalistes) et sans doute reste-t-il des séquelles, dans le paysage contemporains, de ces affrontements destructeurs. Mais les chants d’Hölderlin au mirador (2003) d’Ivar Ch’Vavar explorent toutes les potentialités d’une forme expérimentale dans un registre intensément élégiaque, jusqu’à faire du poème un instrument puissant pour penser sa propre vie : voilà un livre intéressant !

Il y a donc deux questions bien différentes : quels collectifs fabriquent de nouvelles manières de faire poème, aujourd’hui ? Par ailleurs quelles œuvres singulières, et même quels livres, quels poèmes, me semblent ou m’ont récemment semblé particulièrement intéressants ?

Les jeux de langage naissent sans doute d’abord par hybridation plutôt que génération spontanée. Hybridation culturelle. Dans le champ contemporain français, l’influence de plusieurs générations de poésie américaine est palpable, de l’« objectivisme » (surtout celui de Reznikoff et son usage de l’archive, dans une poésie « documentaire ») à la poésie « minoritaire » (qui fait du texte le lieu de combat où se fabriquent, se revendiquent ou se renforcent des identités oppressées). Hybridation médiale : un front de recherches est engagé du côté des formats numériques, de l’instapoésie aux vidéo-poèmes ; un autre du côté des performances sonores et visuelles, qui d’ailleurs elles aussi dépendent d’une technologie en constante évolution. Hybridation générique : non seulement la poésie se mêle au roman, non seulement le roman se mêle de poésie, mais un pan de la création réfléchit (en théorie et en pratique) à la traduction comme forme de création poétique (et réciproquement).

S’il s’agit dans ces hybridations (il y en aurait sans doute d’autres) de créer de nouveaux jeux de langage ou de nouvelles grammaires du poème, chacune aura sa propre manière de faire jouer la valeur et de définir en quoi consiste l’intérêt d’un poème. Mais j’aime d’abord, on l’aura compris, les œuvres qui se situent entre les grandes innovations, dans une clairière peu usitée où elles vivent d’une singularité peu aisément réductible à tel ou tel grand geste. Pour les seuls livres parus entre mars 2022 et mars 2023, j’ai par exemple trouvé du tout premier intérêt Tout est normal de Guillaume Condello, Shifumi de Laurent Albarracin ou Ana-Viola d’Eugénie Favre (je pourrais en citer d’autres, et chacun dira les siens, cela me semble déjà une quantité extravagante de bons livres pour une seule année, mais après tout la poésie française vit peut-être un âge d’or !). Pour descendre encore en singularité, je dirais que bien souvent, l’intéressant ne se joue même pas tant à l’échelle d’un livre qu’à celle d’un poème, par exemple ce « Milieu » de Camille Ruiz, paru dans la revue Catastrophes. J’en aime le thème lafontainien (du chien domestique face au chien sauvage), les contrastes (horizontal / vertical), la bizarre rime inopinée « ondulent / modulent », et les images puissantes, venant compliquer une voix qui parvient pourtant à conserver sa clarté :

            milieu

près de la friche où je le fais courir
je me demande ce que pense mon chien
quand les chiens sauvages l’interpellent
et qu’il essaye de cacher
son corps horizontal
derrière la verticalité du mien.

est-ce la peur ?

peut-être qu’il ressent juste
qu’il est mon chien.
la honte du règne animal.

au même endroit les guêpes modulent
tout l’espace qu’elles rencontrent.
des planètes creuses et fragiles ondulent
sur les branches minces des arbres.
l’ombre de mon chien contre mon ombre
nous façonne. je suis pour lui
créature, dispositif, main qui promène,
nourrit, punit, caresse. par défaut
son milieu, niche de paumes et d’ongles.

Pierre Vinclair, Idées arrachées. Essais et entretiens, éditions Lurlure, janvier 2023, 472 p., 26 €

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