Le Monde de l’Education interview Laure Minassian (merci à Séverin Graveleau)

 

 

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Séverin Graveleau 
www.lemonde.fr
« L’ambition politique de faire de l’enseignement professionnel une voie d’accès vers le supérieur n’est-elle pas révolue ? »
Pour la sociologue Laure Minassian, les objectifs contradictoires donnés à la voie professionnelle en France expliquent son image dévalorisée.

Cet entretien paraît dans « Le Monde de l’éducation ». Si vous êtes abonné au « Monde », vous pouvez
Laure Minassian, docteure en sociologie, ingénieure de recherches à l’université de Nantes, rattachée au laboratoire CIRCEFT-EScol de Paris-VIII, signe L’Enseignement professionnel, entre promotion et relégation (éditions Académia – février 2021). Elle revient sur les évolutions historiques, et récentes, de la voie professionnelle en France.

En France la voie professionnelle souffre souvent d’une image d’enseignement de relégation. Pourquoi ?

Dans son histoire, l’enseignement professionnel n’a pas toujours eu cette image de voie de relégation. Entre les 1930 jusqu’aux années 1960, alors que les besoins en main-d’œuvre qualifiée explosent, il jouit d’une très bonne réputation, celle d’un lieu de formation et d’élévation du citoyen par la culture technique. Mais les crises économiques successives vont avoir raison de cette visée émancipatrice de la voie professionnelle.

Dès les années 1970, la prolongation de la scolarité obligatoire et le fort taux de chômage des jeunes, réduisent son objectif à l’insertion professionnelle rapide des élèves. Mais son rôle devient aussi progressivement de « délester » l’école des jeunes, souvent issus de milieux défavorisés, qui n’y réussissent pas, ou qui ne répondent pas aux attendus scolaires. L’image de relégation trouve son origine dans cette double injonction et dans le cumul des difficultés et des objectifs parfois contradictoires. Puis le lycée professionnel devient le fer de lance de l’objectif de « 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac »du ministre Jean-Pierre Chevènement en 1984. Mais on estime que les résultats de la filière professionnelle ne sont pas à la hauteur en termes d’emplois, qu’il faut donc rapprocher la formation des besoins des entreprises, au détriment des enseignements généraux donnés aux élèves. L’image d’une voie « à part » des autres se renforce ainsi, jusqu’à aujourd’hui.

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Votre ouvrage s’arrête sur la question du rapport aux savoirs qui résulte de ce positionnement ambigu entre les mondes professionnel et scolaire, et peut mettre en difficulté les élèves…

On dirige spontanément vers l’enseignement professionnel les élèves qui ont des difficultés avec la forme scolaire traditionnelle et les attendus de l’école, en se disant qu’ils s’en sortiront mieux en « accrochant » les savoirs scolaires enseignés à un métier. Mais cette frontière entre monde scolaire et monde professionnel n’a rien d’évidente, ni pour les élèves ni pour les enseignants. Il faut « scolariser » les connaissances et compétences qui sont de l’ordre du métier et « professionnaliser » en même temps les savoirs scolaires.

On se dit qu’une situation vécue en stage professionnel peut être transformée facilement en savoir scolaire, mais plusieurs études ont montré que cela marchait difficilement et pouvait mettre en difficulté des élèves -déjà fragilisés- qui ne comprennent pas ce décodage, car au fond il s’agit rien de moins que de déduire d’une expérience personnelle des savoirs génériques, ce qui reste extrêmement complexe. Cette traduction pédagogique, qui fait peu débat, ne va pas de soi, elle nécessite une formation importante des enseignants qui n’est pas toujours au rendez-vous. La réforme de « transformation de la voie professionnelle » lancée en 2018 développe, dans cette philosophie, la co-intervention en classe d’enseignants de disciplines professionnelles (industries graphiques, biotechnologies, etc.)et d’enseignants de discipline générale (lettres-histoire et géographie par exemple, pour rappel les enseignants des disciplines générales sont bi-disciplinaires) parfois utilisent les mêmes mots pour designer des notions disciplinaires différentes, qui ne visent pas les mêmes objectifs pédagogiques…par exemple, les mathématiques  dans le numérique et  les mathématiques « pures » recouvrent des domaines différents : d’un côté on se concentre sur les méthodes mathématiques appliquées dans des situations réelles qui peuvent accepter une certaine approximation, de l’autre sur les mathématiques pour les mathématiques qui n’acceptent aucune approximation. C’est extrêmement subtil et difficile à distinguer pour les élèves, surtout si on ne les familiarisent pas à faire cette distinction.

Quels sont alors les leviers d’amélioration de la voie professionnelle ?

Outre sa revalorisation symbolique vis-à-vis des voies générales et technologiques, je crois que l’amélioration de la formation des enseignants des disciplines professionnelles est une priorité. Car la relégation de la voie professionnelle s’illustre aussi par le niveau d’exigence moindre qu’on a vis à vis du bagage des enseignants qui y travaillent. Comment se fait-il qu’un master 2 soit nécessaire pour un enseignant d’une matière générale de la voie « pro » contre un bac +2 pour les disciplines professionnelles accompagnée d’expérience professionnelle et un simple baccalauréat avec une expérience professionnelle pour prétendre au concours d’enseignant dans la section des métiers ? 

En outre, il faut outiller les enseignants sur les questions pédagogiques très spécifiques à la voie professionnelle. Les aider, via la formation continue surtout, à prendre du recul sur le lien entre les différents savoirs, ainsi que sur leurs pratiques pédagogiques en adossant cette formation à la recherche  car force est de constater qu’on a bien souvent laissé les acteurs de terrain seuls.

Il faut aussi que la voie professionnelle fasse un gros travail sur les inégalités sociales et scolaires. Genre, origine sociale, niveau scolaire, etc. : la pédagogie et l’approche proposée dans cette filière ne permettent pas aujourd’hui d’améliorer significativement le destin professionnel des élèves.

Quel regard portez-vous sur la réforme de la voie professionnelle amorcée en 2018 ?

La réforme du lycée général et technologique a mobilisé toute l’attention depuis 3 ans, en laissant de côté celle de la voie professionnelle qui touche tout de même près de 700 000 élèves (sur plus de 2 millions de lycéens au total). Il est assez curieux qu’on demande désormais aux élèves qui entrent en terminale professionnelle de choisir immédiatement entre un module « insertion professionnelle » et un module « poursuite d’études » supérieures. Cela ne risque-t-il pas de freiner leurs ambitions ?

Cela s’accompagne d’une baisse des enseignements généraux (et des enseignements professionnels aussi d’ailleurs), en raison notamment de la place prise par ces deux modules et par le nouveau « chef-d’œuvre », qui fait craindre aux enseignants une moins bonne préparation pour affronter l’enseignement supérieur. On peut se demander si l’ambition politique de faire de l’enseignement professionnel une voie d’accès vers le supérieur n’est pas révolue ? C’est pourtant cette perspective qui faisait de la filière, malgré ses défauts, un espace de promotion sociale pour les trois quarts d’élèves défavorisés qui l’a composent.

Cette réforme a été menée simultanément à celle de l’apprentissage…

L’apprentissage constitue un modèle intéressant dans lequel les jeunes inscrits sont en général très engagés et motivés. On peut se réjouir de la hausse record du nombre d’apprentis recruté en 2020. 500 000 : le chiffre est exceptionnel mais il est avant tout le résultat de la prime donnée aux entreprises qui recrutent (5 000 euros pour un apprenti mineur, 8 000 pour un majeur). On peut logiquement craindre que cet effet d’aubaine s’estompe à l’avenir en même temps que cette aide financière…

Mais la loi « Avenir professionnel » de 2018 laisse surtout de manière inédite la main libre aux branches professionnelles dans le pilotage de l’apprentissage afin que les centres de formations des apprentis (CFA) répondent plus finement aux besoins des entreprises. Avec le risque de voir les branches professionnelles porteuses sanctuariser leurs CFA, et celles qui le sont moins fermer les leurs et ainsi appauvrir l’offre de formation. C’est un retour en arrière inédit.

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