Publié le 14 décembre 2020 à 10h55
Des mots et des livres.
Seul face au fanatisme !
« Opération Condor », ou comment un homme seul, Martín Almada, a su résister à une des pires dictatures d’Amérique Latine.
L’anti-communisme qui fut le ciment de la politique américaine, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, a eu bon dos. Il a, notamment, servi de prétexte à l’Oncle Sam pour soutenir, plus ou moins ouvertement, les régimes militaires qui lui permettaient d’assurer sa domination sur le continent sud-américain. D’anciens nazis ou encore des soldats perdus de l’OAS ont souvent été accueillis à bras ouverts dans ces pays sous contrôle. Et on y a allègrement pratiqué la torture, entre autres excès, comme moyen de maintenir ce climat de terreur qui sied tant aux dictatures. Tout cela est connu, de même que la tristement fameuse « Opération Condor » qui concrétisait la complicité entre les services de renseignement de ces pays, renforçant ainsi leur chasse aux subversifs, ou tout au moins à ceux qui furent désignés comme tels. Un programme lancé à l’initiative de Pinochet, avec l’aval et le renfort de la CIA qui l’avait déjà efficacement aidé à abattre Salvador Allende, président démocratiquement élu.
L’éclairage que nous apporte aujourd’hui Pablo Daniel Magee sur cette « Opération Condor », de sinistre mémoire, est à la fois singulier et particulièrement éclairant. En fait, il relate le parcours de Martín Almada qui, fut, à sa manière, un pionnier parmi les lanceurs d’alerte.
Trois ans de détention dans des conditions épouvantables
Il est encore adolescent, en 1954, lorsque Alfredo Stroessner, général de son état, prend le pouvoir au Paraguay, petit pays de sept millions d’habitants, à dominante rurale. Issu d’un milieu très modeste, Martín Almada se destine au métier d’agriculteur. Son goût pour les études et la rencontre avec Celestina Pérez, elle-même institutrice, qui devient son épouse, les conduisent vers l’enseignement. Tous deux ouvrent même leur école qui devient vite exemplaire, par l’éclectisme de son recrutement et par la pédagogie qui y est mise en œuvre. Ce qui n’est guère apprécié par les autorités, appliquées à imposer les dispositions les plus répressives et un culte de la personnalité, qui vont permettre à Stroessner de rester au pouvoir pendant 34 ans. Un record de longévité parmi les dictateurs sud-américains.
La manière dont Martín Almada résiste alors aux menaces et aux pressions, non sans une certaine naïveté, occupe le premier tiers du récit de Pablo Daniel Magee. En 1974, sa thèse de doctorat en éducation, sur le thème Éducation et Dépendance, l’installe définitivement, aux yeux de la police du dictateur, comme « terroriste intellectuel ». Arrêté et torturé, plusieurs fois laissé pour mort, il est détenu pendant plus de trois ans. C’est la seconde partie de ce livre.
Le réalisme de ce qui est là décrit là, pour nécessaire que ce soit, est toutefois difficilement supportable. On se demande d’ailleurs comment Martín Almada et nombre de ses compagnons d’infortune ont pu supporter tant de souffrances.
Réfugié en France
La pression internationale, notamment orchestrée par Amnesty Internationale lui vaut tout de même d’être libéré. D’abord accueilli au Panama, Martín Almada se réfugie finalement en France où il obtient un emploi à l’Unesco. Il publie également un livre, dans lequel il raconte ce qu’il a vécu. Mais il engage surtout un travail de recherche au long cours sur les actes dissimulés du régime Stroessner. En 1992, avec l’instauration d’un gouvernement s’affichant démocratique, il obtient enfin la possibilité de revenir au Paraguay. C’est là qu’il découvre les archives de l’« Opération Condor » dont la révélation stupéfie l’opinion mondiale. C’est aussi le point d’orgue de l’ouvrage.
On comprend l’admiration de l’auteur pour son personnage, auquel il a consacré plusieurs années d’études. Pour nous le présenter, aujourd’hui, il alterne donc le récit lui-même, en y intégrant une place nécessaire à ce qu’on peut qualifier de fiction crédible, avec les témoignages directs de plusieurs de ceux qui ont connu son héros, ainsi qu’avec des documents officiels que leur sécheresse même rend d’autant plus éloquents. On ne plonge pas à la légère dans cette lecture et, à dire vrai, on n’en sort pas complètement indemne. Comment ne pas se demander, par exemple, si certaines des dérives constatées actuellement sur ce continent, ne sont pas la suite logique de ce qui est évoqué dans ces pages ? L’histoire nous a enseigné qu’on ne se débarrasse jamais complètement du fanatisme.
Reste que si vous doutiez que les pires violences ne puissent venir à bout de la seule volonté d’un homme, fut-il animé par les plus hautes aspirations, ce document, à la fois exceptionnel et magnifique, mais aussi et atterrant à bien des égards, vous démontrera le contraire. Pablo Daniel Magee a eu bien raison de nous poser Martín Almada en modèle. On ne l’oubliera pas.
« Opération Condor. Un homme face à la terreur en Amérique Latine ».
Un récit-enquête de Pablo Daniel Magee. Préface de Costa-Gavras. Éditions Saint-Simon. 22 €.