Denis Cosnard publie un très beau texte sur le 40ème anniversaire du « Marché de la Poésie » dans Le Monde

Denis Cosnard publie un très beau texte sur le 40ème anniversaire du « Marché de la Poésie » dans Le Monde

EnquêtePorté par des auteurs, des éditeurs et des lecteurs en nombre croissant, l’art poétique brille dans les livres mais aussi sur scène comme sur les réseaux sociaux. Panorama d’un monde en ébullition, à l’heure où s’ouvre le Marché de la poésie, à Paris.

1 – Rusty Boy

Trente secondes plus tôt, le bar de ­Ménilmontant résonnait de rires, de verres s’entrechoquant, de joyeuses retrouvailles entre antifascistes et queers, et d’une once de larsen. Mais, quand Chichi s’approche du micro, le Saint-Sauveur se fige. Silence absolu dans le café bondé. Un œil sur le téléphone où elle a noté son texte, la jeune femme commence à déclamer : « Hier soir, l’inconscient a murmuré à mon oreille que tout allait recommencer… » Cinq minutes plus tard, Rusty Boy interprète un slam a cappella : « J’tergiverse/En controverse/Alors j’m’exerce/C’est quoi, le sens ?/ Incessantes pensées qui me transpercent/Trop de questions à la Julien Lepers. » Rigolade générale. Suivent Noémie, Mélina, Cristal… Des étudiants dont c’est la première prestation et des habitués de l’écriture, comme François-Marie Pons, 74 ans et une demi-douzaine de livres à son actif. A la clé, des textes drôles, lyriques, brillants ou ratés, mais toujours touchants.

La poésie avait été donnée pour morte ? Ce lundi soir de mai, dans le bar parisien, elle jaillit, s’envole, tombe et se relève, plus vive que jamais. Tous les mois, les anciens du master de création littéraire de Paris-VIII, réunis sous la bannière du Krachoir, organisent une scène ouverte au Saint-Sauveur. Un autre collectif, Mange tes mots, fait de même au café juste en face. Le public, jeune, en redemande.

Quant aux professionnels de ces phrases qui ne vont pas forcément au bout de la ligne, c’est sur la place Saint-Sulpice, à Paris, qu’ils célèbrent la vitalité de leur art. Le Marché de la poésie s’y tient jusqu’au 11 juin. « Pour cette 40e édition, plus de 500 éditeurs de poésie contemporaine seront présents, et nous espérons bien réunir 50 000 visiteurs », se réjouit d’avance Yves Boudier, poète et cheville ouvrière de cette manifestation, la plus importante de France.

2 – Agonie et résurrection

La poésie ? « Est tout à fait inutile ; passée de mode », s’amusait Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, écrit entre 1850 et 1870. Depuis des siècles traîne le fantasme d’une crise de la poésie, voire de son inéluctable agonie. Face au roman, la poésie est, de fait, devenue un genre mineur. En 1636, juste après la création de l’Académie française, 23 de ses 40 membres étaient poètes ; aujour­d’hui, un seul se présente d’abord comme tel, François Cheng – mais il signe également des essais. En librairie, 1,3 million de recueils ont trouvé preneur en France en 2022, à peine 0,4 % des ­ventes totales de livres, selon la société d’études de marché GfK.

Mais, pour un moribond, la poésie se révèle étonnamment active. Elle se dit dans les bars, dans les salons, à la Maison de la poésie, à Paris, comme au Centre international de poésie Marseille. Les poètes sont de plus en plus sollicités pour des lectures, devant un public de moins en moins confidentiel. Au point qu’Alexandre Bord, ancien libraire devenu éditeur, est en train de monter avec un professionnel de la scène une agence pour organiser les futures tournées des poètes, comme pour les chanteurs.

La poésie surgit aussi dans des ouvrages nombreux, variés, avec 400 à 500 nouveaux titres intégrés chaque année dans le catalogue de la ­Bibliothèque nationale de France. De nouvelles collections naissent, comme « L’iconopop », dirigée par Alexandre Bord et Cécile Coulon aux éditions L’Iconoclaste. La poésie attire aussi des célébrités, à l’instar du chanteur de Feu ! Chatterton, Arthur Teboul (Le Déversoir, 256 pages, 18 euros, numérique 11 euros), et de l’actrice Sophie Marceau (La Souterraine, 160 pages, 17 euros, numérique 12 euros), chez Seghers, une maison relancée par Editis après deux ans de sommeil. Ou encore des romanciers, qui y trouvent une forme plus adaptée à leurs propos : à la rentrée, c’est en vers libres qu’Eric Fottorino évoquera sa sœur (Mon enfant, ma sœur, Gallimard) et que Julia Kerninon célébrera dans Yoko Ono (L’Iconoclaste) ­l’artiste japonaise.

Autres signes à noter : Mes forêts, de la Canadienne Hélène Dorion (Bruno Doucey, 2021), vient d’être inscrit au programme du bac de français. Elle est la première poète vivante ainsi consacrée. Au même moment, Jacques Réda, 94 ans, est entré dans le dictionnaire Larousse.

Quant aux ventes de poésie, après des années de stabilité, elles ont bondi de 42 % entre 2019 et 2022, pour totaliser 14,6 millions d’euros, une croissance deux fois plus forte que celle du reste du marché, selon GfK. La France serait-elle entrée dans un moment poétique, une de ces parenthèses où ce genre touche un public plus large, comme dans les années 1880 ou durant l’Occupation ? « Oui, on y est, il y a un besoin d’entendre et de lire de la poésie », se réjouit Jean-Yves Reuzeau, du Castor Astral. « En temps de détresse, nous avons besoin de ceux qui appellent à renverser l’évidence », opine Jean-Pierre Siméon, dans son anthologie La Poésie à vivre (Folio, « 3 € », 144 pages, 3 euros). « Le confinement s’est révélé très favorable, confirme Olivier Barbarant, Prix Apollinaire 2019 pour Un grand instant (Champ Vallon) et président de la commission poésie du Centre national du livre (CNL). Les temps de catastrophe suscitent une soif de sens et de poésie. ­Notre succès actuel dit quelque chose de la dureté de l’époque. »

3 – Traverser

Une lampe cligne au fond de mes rêves. Peur de la voir s’éteindre à tout moment. Combien de veilleuses faut-il pour traverser toute une vie ?

(Extrait du Grand Vivier, de Jean-Louis ­Giovannoni, Unes, 176 pages, 23 euros).

4 – Objectif poésie

L’effervescence actuelle n’a pas échappé à Rima Abdul Malak, ministre de la ­culture et passionnée de poésie. Au Liban, où elle a grandi, elle était habituée à ces soirées qui ne s’achèvent jamais sans que des poèmes soient partagés. Dans d’autres pays, comme le Portugal, l’art poétique est aussi resté un fleuron de la littérature. En France, Rima Abdul Malak a découvert avec surprise à quel point le genre était dédaigné, mal-aimé. Comment soutenir son renouveau ? Début mai, elle a réuni une dizaine de poètes et d’éditeurs Rue de Valois pour un dîner confidentiel, non inscrit à l’agenda officiel. « Elle ne nous a rien promis, mais peut-être des mesures sortiront-elles de cette rencontre », espère l’un des convives. Avant de prendre congé, chaque auteur a dit un de ses ­poèmes. La tradition libanaise va-t-elle s’acclimater ?

5 – Nébuleuse

Cette fébrilité autour de la poésie tient en partie à l’entrée de nouvelles planètes dans cette galaxie. Au centre du système règne un astre massif, la poésie classique. La liste des recueils les plus vendus ces cinq dernières années le montre de façon spectaculaire. Elle est largement dominée par l’inusable Paroles, de Prévert (1946), et Les Fleurs du mal, de Baudelaire (1857), dont huit éditions ­figurent parmi les cinquante recueils les plus diffusés, selon GfK. La Fontaine, Hugo, Césaire, Apollinaire, Ponge, Rimbaud, Eluard suivent de près, ainsi que plusieurs anthologies. Commercialement, un bon poète est un poète mort de longue date, français, à réviser pour le bac.

6 – La planète Saint-Sulpice

Sur une deuxième planète, plus discrète, s’affairent des poètes vivants. Ceux qui, souvent, se retrouvent au Marché de la place Saint-Sulpice. Ils se nomment Bernard Chambaz, Jean-Patrice Courtois, Ariane Dreyfus, Laure Gauthier, Christophe Manon, Michèle Métail, Charles Pennequin, Esther ­Tellermann, ou encore Laura Vazquez, toute nouvelle Prix Goncourt de la poésie. Quelques-uns sont publiés par de grands éditeurs attachés à la poésie, au premier rang desquels Gallimard, P.O.L et Flammarion.

Beaucoup passent par de petites maisons, telles Unes, Cheyne, Le Castor Astral, Arfuyen, Bruno Doucey, Lanskine, Nous, L’Aigrette, L’Ail des ours, etc. Leurs livres sont avant tout diffusés par quelques dizaines de librairies très motivées comme L’Atelier, à Paris, ou Le Tracteur savant, à Saint-Antonin-Noble-Val (Tarn-et-Garonne), et lus par un public d’initiés, rares mais fidèles. Les tirages sont limités à quelques centaines d’exemplaires. « Quand on vend 1 000 livres, on est très, très contents », confie Alice Déon, éditrice de Valérie Rouzeau, une des ­vedettes de cette planète, à La Table ronde.

Editeurs spécialisés, librairies spécialisées, revues spécialisées, lecteurs spécialisés – eux-mêmes souvent poètes : un espace assez autonome s’est formé, « qui fait écho à ce que connaît la musique savante », relève le chercheur Sébastien Dubois dans sa très ­riche étude La Vie sociale des poètes (Presses de Sciences Po, 336 pages, 26 euros, numérique 20 euros).

Cet astre sélect vit de peu. Les rémunérations sont minimes, les éditeurs serrent leurs marges pour proposer de beaux objets, et la plupart des auteurs ont un second métier : 45 % sont enseignants, selon le pointage de Sébastien Dubois. Diverses subventions permettent à l’ensemble de tourner. Le secteur touche 4,5 % des aides du CNL, à peu près dix fois son poids dans l’économie du livre. Au total, « la poésie vit dans une économie alimentée par les pouvoirs publics », résume Sébastien Dubois.

7 – Avenir de la langue

Economiquement, cette planète Saint-Sulpice ressemble à celles du Petit Prince, « si petites qu’on a beaucoup de mal à les apercevoir au télescope ». Littérairement, son rôle est plus décisif. Ici miroite la langue d’aujourd’hui et s’invente celle de demain. Avec qui pour prendre le relais de Jacques Roubaud, Michel Deguy, Philippe Jaccottet ou Yves Bonnefoy ? Difficile à dire. Au XXe siècle, des mouvements comme dada et le surréalisme ont structuré le champ poétique. A présent, il paraît plus morcelé. Fini les mouvements, les courants. Mis à part l’Oulipo, ­toujours vaillant, quelques collectifs comme BoXoN, RER Q ou Pou, et des revues du type Catastrophes, on compte autant de types de poésie que de poètes, ou presque. Et autant d’inventions.

Par exemple, le « gestomètre » de ­Robert Rapilly, une forme où une action simple et quotidienne est divisée en sous-actions successives décrites avec froideur. Ou les proverbes retournés et les formules tranchantes de Laura Vazquez : « J’ouvre la peau de mes amis/pardon/je voulais vous connaître » (Le Livre du large et du long, Le Sous-sol, 416 pages, 22 euros, numérique 16 euros). Les jeux typographiques de Mélanie Leblanc (Encrer l’invisible, Le Castor Astral, « Poche/Poésie », 160 pages, 9 euros). Ou encore les textes d’Elodie Petit qui emploient l’écriture inclusive, et féminisent certains mots : « Je veux danser nue et aimer pleinx d’autrx corpx/mais me réveiller à côté de la·e tien·ne » (Fiévreuse plébéienne, Le Commun).

A défaut de groupe ou d’école, une tendance s’affirme : les femmes, longtemps tenues dans l’ombre, prennent massivement la parole. « Les talents les plus novateurs sont essentiellement des femmes », souligne Jean-Yves Reuzeau, du Castor astral. En particulier des ­lesbiennes, des trans, des Noires. S’emparant du langage, elles l’interrogent, le violentent, le disloquent, le recréent. « Elles veulent réinventer le monde en changeant la langue, constate Alexandre Bord, de L’Iconoclaste. Peut-être l’avant-garde d’aujourd’hui se trouve-t-elle là. »

Depuis un siècle, seuls deux poètes français ont obtenu un succès immédiat, relève Sébastien Dubois : Paul ­Géraldy, en 1912, et la toute jeune ­Minou Drouet, en 1956. La postérité les a oubliés. A l’inverse, des auteurs d’abord confidentiels se sont imposés avec le temps, comme Aimé Césaire. « La poésie n’est claire qu’à la longue », notait Aragon. Les écrivains comme leurs éditeurs misent donc sur le long terme. « On croit au bouche-à-oreille, aux libraires, aux salons, à la constance, témoigne François Heusbourg, responsable des éditions Unes, qui publie chaque année dix-huit titres, tous de poésie contemporaine. On construit patiemment un catalogue. Le succès de grandes voix étrangères comme Fernando Pessoa ou Gabriela Mistral nous permet de faire découvrir de jeunes auteurs tels Cédric Le Penven et Raluca Maria Hanea. »

8 – Valdinguer les mots

tu es entré
ton souffle a tout balayé

ʇnoʇɹns sʇoɯ sǝɯ
snossǝp snssǝp suǝs ʇuos
*
ıoʇ NOUS ıoɯ

j’en suis toute
ǝéuɹnoʇǝɹ

j’aime
ıoɯ uǝ sʇǝɯ tu ǝnb désordre ǝן

(Extrait d’Encrer l’invisible, de Mélanie Leblanc).

9 – Etoile d’Instagram

Un troisième objet céleste est apparu tout récemment dans le ciel de la poésie. Une étoile scintillante, celle des « instapoètes », ces auteurs connus avant tout grâce aux réseaux sociaux. Leur star s’appelle Rupi Kaur. Cette jeune ­Canadienne originaire du Pendjab est suivie par 4,5 millions de ­personnes sur Instagram, où elle alterne textes brefs, adaptés au format carré du réseau, et photos d’elle-même dans des costumes ­variés. Après avoir publié ses premiers poèmes en autoédition, elle a désormais vendu plus de 10 millions d’exemplaires à travers le monde.

En France, ses recueils Le Soleil et ses fleurs et Home Body (NiL) ont constitué les plus grands succès de poésie en 2022, dépassant pour une fois Prévert et Baudelaire. Lorsque sa tournée mondiale l’a emmenée à Paris, en octobre, les places pour l’applaudir à La Cigale ont trouvé preneurs en trois jours. « Certains décrètent avec beaucoup de snobisme que ce n’est pas de la poésie, s’agace son éditrice, Claire Do Sêrro. Bien sûr, ses textes sont très accessibles, et son dernier cahier d’exercices poétiques, Ecrire pour guérir, relève à moitié du développement personnel. Mais c’est génial qu’une jeune femme sorte ainsi la poésie de son enclave. Grâce à elle, toute une génération découvre que la poésie n’est pas forcément hermétique, ni réservée à une élite ! »

Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Asie, les « instapoètes » ont déjà fait bondir le marché de la poésie depuis des années. En France, la révolution est en marche. Derrière Rupi Kaur, d’autres auteurs qui se sont créé un public sur les réseaux sociaux arrivent en masse dans les librairies. A l’image de la militante afroféministe Kiyémis, ou de la Franco-Marocaine Rim Battal. « Il s’agit souvent d’une poésie très incarnée où l’auteur se met en scène et où les femmes refusent de s’invisibiliser, avec une forte dimension visuelle », note Camille Bloomfield, chercheuse en littérature et poète active sur Instagram. La politique y est aussi très présente.

Nombre de ces textes offrent des formes classiques, vers, rimes, sans grande audace formelle. Certaines poésies nées hors du livre présentent toutefois un intérêt particulier « lorsque le médium est interrogé, qu’un travail sur la spécificité de ­l’espace de publication – Instagram ou autre – est en jeu », relève Gaëlle Théval, enseignante à l’université de Rouen. Un exemple ? Les vidéoperformances et les poèmes sonores de Charles Pennequin, auteur reconnu des éditions P.O.L. « La poésie veut faire un gros trou dans tout ce qui parle en nous », dit-il dans un texte récent.

10 – Un reboot

OUT OF CONTROL
Je me fous de mon âme
Je me fous de mon corps
Sur mon compte Instagram
J’ai simulé ma mort
REC
Il faut enregistrer nos vies
Avant qu’elles ne disparaissent toutes
Dans un cambriolage inouï
Ou un reboot

(Extrait de Quand les décors s’écroulent, de Christophe Fiat, L’Attente, « Ré/velles », 152 pages, 14,50 euros).

11 – Rimes & acrostiches

Pourquoi onze parties dans cet article ? Parce que les poètes préfèrent l’impair. Que l’onzain (strophe de onze vers) est une forme sous-estimée, employée par Marot, Lamartine, Musset et Perec. Et qu’en prime les premières lettres des ­titres de ces onze sections forment un mot cher à Jacques Prévert.

Denis Cosnard

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