Riposte laïque admire le roman de Christian de Moliner

La croisade du mal-pensant : un prof s’en prend aux racistes noirs !

Publié le 17 mars 2021 – par – 8 commentaires – 894 vues

Christian Moliner a déjà publié plusieurs livres, dont certains ont valu à l’auteur des critiques sévères de ma part, notamment quand il envisage des enclaves islamistes en France, et une partition, pour éviter la guerre.

Christian de Moliner : des enclaves islamistes pour éviter la guerre !

La réserve, avenir du Français de souche ? par Christian de Moliner

Raison de plus pour dire tout le bien que je pense de son dernier livre, intitulé “La croisade du mal-pensant”, édité chez le regretté Pierre-Guillaume de Roux qui vient de nous quitter.

L’histoire est fort simple. Elle se passe à Saint-Paul, qui ressemble beaucoup à Dijon. Le héros, Samuel, est un professeur d’université âgé de 63 ans, qui, bien que pouvant postuler à la retraite, espère pouvoir enseigner encore quatre ans. Tout simplement parce que sa vie est dramatiquement vide : pas de compagne, pas d’enfants, peu d’amis, et l’écriture d’un livre qu’il a commencé il y a plus de vingt ans, et qui paraît ne jamais devoir se terminer.

Avec les femmes, c’est peu brillant, un divorce, après la mort d’un enfant à la naissance, et une relation curieuse avec une femme d’origine syrienne, nettement plus jeune que lui, qui dure depuis quinze ans… sans sexe.

Sa vie bascule quand, un matin, en prenant son travail à l’université, il voit une femme voilée distribuer un tract, où il est écrit que les racisés ont besoin de pouvoir disposer de salles où les Blancs seraient exclus.

Cet homme, qui déteste les gauchistes et leurs idées, mais les a toujours subis sans réagir à leur main-mise sur la faculté, décide qu’il ne peut accepter ce qu’il considère comme un tract raciste.

Lui, si calme d’habitude, hurle contre l’étudiante, et la vire du couloir, estimant que le racisme est interdit par la République.

Il apprendra, après un tel épisode, que sa vie ne sera plus jamais comme avant. Il deviendra la cible de Zaynab N’Golo, l’Indigéniste de service, et de ses troupes de choc. Et comme, non seulement il refuse de s’excuser, mais qu’il persiste et signe, et décide, à 63 ans, de ne plus baisser la tête et de rendre coups pour coups, cela lui promet de joyeux lendemains.

Un livre plein d’actualité, un roman – hélas – fort crédible, après l’affaire du professeur de philosophie de Trappes, et surtout des deux enseignants de la faculté de Grenoble, pointés du doigt et dénoncés nominativement par les islamo-gauchistes, avec le soutien de la hiérarchie de l’Education nationale.

Un livre agréable à lire, qui se lit vite, et qui nous confirme, hélas, que, dans les universités, il faut être très courageux, ou fort bien organisé, pour résister au nouveau fascisme et au nouveau racisme qui y fait la loi.

Jeanne Bourdillon

Christian de Moliner, La croisade du mal-pensant, Éditions Pierre-Guillaume Le Roux, 2021, 206 pages.

Grand entretien de Pablo Daniel Magee dans Lettres capitales

Grand entretien. Pablo Daniel Magee : « On ne peut rien prendre à la légère dans un tel livre »

(L’écrivain Pablo Daniel Magee tenant dans ses mains la plume en acier sculptée pour lui par feu l’artiste William Boquet)

 

Pablo Daniel Magee est un jeune écrivain et journaliste français qui, après des études à l’université londonienne de Greenwich, s’installe au Paraguay où il commence à enquêter sur le Dr. Martin Almada et sur ce qui est connu sous le nom du plan Condor. Le sujet donnera le titre éponyme à sa biographie romanesque « Opération Condor », avec un sous-titre tout aussi éloquent « Un homme face à la terreur en Amérique latine ». Le livre est préfacé par Costa Gavras. Bien écrit et rigoureusement documenté, cet ouvrage dévoile en plus, au détour des phrases plus arides, de vraies fulgurances de style qui ne restent pas inaperçues à l’œil attentif du lecteur. 

Dans l’Avant-propos de votre livre, vous dévoilez les circonstances qui vous ont conduit à écrire votre ouvrage. C’est un « coup de chance, une prédestination », écrivez-vous. Une autre rencontre, celle avec Stéphane Hessel, vous guidera « sur la voie du devoir de mémoire ». Dès lors, peut-on dire que la présence charismatique de votre héros et le devoir mémoriel ont été les deux repères forts dans votre démarche ? 

Je pense que tout cela vient de beaucoup plus loin. J’ai grandi dans un univers réellement propice à une conscientisation précoce quant aux problèmes du monde. Ma maman est photographe et écrivaine, toujours empreinte d’une contemplation spirituelle de l’univers, de la nature et ses phénomènes, ce qu’elle transmet par la poésie. Je ne vous cache d’ailleurs pas que Pablo Neruda n’est pas étranger au choix de mon prénom. Mon papa, l’artiste Patrice Stellest, quant à lui, est aussi le père de la conceptualisation et de l’utilisation des énergies renouvelables dans l’art contemporain. Il a été le premier à réaliser, quand j’étais encore petit, une sculpture fonctionnant à l’énergie solaire. Son objectif était de faire comprendre à travers son art que l’humanité disposait d’alternatives constructives et harmonieuses afin d’appréhender ses défis énergétiques, même s’il dénonçait également les phénomènes de pollution massive et d’extinction des espèces. J’ai donc grandi entouré d’intellectuels et d’artistes… je repense notamment à Ulrich Zieger, ce grand poète d’Allemagne de l’Est (qui a co-écrit un film remarquable avec le cinéaste Wim Wenders), dont la maison d’édition dans les années 1980 était tenue à son insu par la STASI, les services secrets, qui contrôlaient ainsi les publications des auteurs même les plus subversifs de Berlin avant la chute du mur. C’est à travers Zieger que j’ai tôt compris la dynamique de l’éminence grise machiavélienne mise au service d’un état Léviathan ayant fait le choix de la censure par la violence. Ce brassage artistique a donné des ailes aux pensées de l’enfant que j’étais.

Si mon père était aussi un grand observateur de la nature, c’est la nature humaine qui m’intriguait, moi. Une rencontre décisive dans mon parcours est la conversation que j’ai eue avec Jorge Semprún, lorsque j’avais dix-sept ans. C’est lui qui a éveillé mon esprit au devoir de mémoire. De par ma famille, mon père surtout, j’étais très tourné vers l’avenir et ses défis. Mais c’est avec Semprún que j’ai compris que ce n’est qu’avec une solide compréhension du passé, donc une mémoire, que l’on, – et par « on» je veux dire les hommes et les femmes, on a tendance à l’oublier – peut construire un avenir durable. Tout chez Semprún respirait la détermination. Je me souviens de ses traits qui racontaient à eux seuls la difficulté de l’engagement ; ses mains… À la même époque, les ouvrages de Stéphane Hessel Indignez-vous ! et Engagez-vous ! ont également été fondamentaux pour moi. D’ailleurs, lorsque je l’ai rencontré quelques années plus tard, Monsieur Hessel m’a demandé quelle était ma manière de m’engager. J’avais alors déjà commencé mon chemin d’écriture vers le Paraguay. Hessel, que j’admirais, connaissait Martin Almada, et nous avons échangé au sujet du Paraguay et des camps de concentration paraguayens de l’époque dictatoriale, sous l’égide de l’opération Condor.  

Pour ma part, j’étais passé par l’amphithéâtre d’une professeure de philosophie ayant travaillé pour Kissinger à l’époque de la chute de Salvador Allende au Chili, orchestrée par la CIA. C’est elle qui m’a parlé du Condor pour la première fois. Il semble donc rétrospectivement que cette prédestination que j’évoque dans le livre ait pris la forme d’un escalier de coïncidences dont la dernière marche ait été ma rencontre fortuite avec Martin Almada. Dans sa Triade Supérieure Contraire, Giordano Bruno écrit : « Quiconque fait, fait d’amour et en aimant ; (…) Son action n’est point suspendue au temps, au hasard et à la fortune, mais à elle-même est suspendu le temps, et à une raison certaine tout ce qui nous semble casuel et fortuit». Cette phrase, à mon sens, résume magnifiquement le chemin qui m’a conduit à écrire cet ouvrage. C’est troublant de penser que Jorge Semprún, qui a longtemps collaboré avec Costa Gavras, m’a ouvert la porte du devoir de mémoire, et que vingt ans plus tard, c’est Costa Gavras qui a écrit la préface du résultat de ma longue réflexion sur ce même devoir. Là aussi je ne peux que revenir à la citation de Giordano Bruno.

Sans rentrer dans des détails, pouvez-vous nous expliquer le choix du titre ? Que signifie l’Opération Condor et quel lien y a-t-il entre ce nom de code et la terreur dont parle ce sous-titre ? Et pourquoi dans sa Préface, Costa Gavras qualifie cette opération comme « l’un des épisodes les plus criminels et vicieux des temps modernes » ?

Le choix du titre… tout un sujet ! De fait, durant les sept années qu’a duré mon enquête, mon livre portait le titre La Plume du Condor. C’était pour moi une référence claire à la plume de l’oiseau éponyme, mais aussi à la plume métaphorique qui aurait servi à l’écriture des Archives de l’Opération Condor. Finalement mon éditrice a préféré un titre plus clair et le livre est devenu Opération Condor, Un homme face à la terreur en Amérique latine. Le livre raconte le parcours d’un défenseur de la pensée, fondamentalement démocrate, à l’époque même où les gouvernements dictatoriaux du Cône Sud, appuyés par Washington, mettent en place une opération de coordination de leurs services secrets et militaires, ainsi que l’institutionnalisation de la terreur par la torture, l’assassinat arbitraire, la censure et tous les mécanismes propres au contrôle absolu d’une population par la peur. C’est l’opération Condor. Dans ces circonstances, on imagine facilement que le parcours du protagoniste du livre, Martin Almada, sera semé d’embûches. Costa Gavras qualifie cette opération comme « l’un des épisodes les plus criminels et vicieux des temps modernes » parce qu’on n’a pas vu, à l’échelle d’un continent, une telle organisation de l’horreur depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est cette organisation et son étendue dont témoignent les Archives de l’Opération Condor, aussi nommées Archives de la Terreur, découvertes par Martin Almada en 1992.

Quel sentiment éprouve-t-on lorsqu’on s’engage à écrire sur une légende vivante comme l’est votre héros, le Dr. Martin Almada ? 

Je reviens un instant à l’escalier de la prédestination que je décrivais plus tôt. Le cours des choses s’est écoulé de manière tellement naturelle et spontanée que je ne me suis d’abord presque pas posé la question. C’était une évidence pour moi que je devais écrire ce livre. Mais la suite des évènements répond d’elle-même à votre question. Je m’étais donné un an pour écrire ce livre. J’en ai mis sept. Pourquoi ? Parce que lorsque j’ai commencé à plonger dans les méandres de la vie de Martin Almada et de l’opération Condor, j’ai soudainement senti peser sur mes épaules un poids terrible. L’expression « devoir de mémoire » le sous-entend bien : « devoir » . On ne peut rien prendre à la légère dans un tel livre. Chaque mot est pesé au millième de gramme près. Chaque information est vérifiée maintes fois. Chaque détail compte. Il y a un devoir de respecter l’histoire du protagoniste et à travers lui, des milliers de gens qui ont souffert de ce rouage écrasant de l’Histoire qu’est l’opération Condor. Bien entendu la démarche est parfois frustrante et j’ai dû m’armer de patience, mais la patience trouve sa compensation dans la passion ou la joie que j’ai pu ressentir en sortant de terre tel ou tel autre document ; ou en reconstituant une journée inconnue de la vie du Che. Cette histoire implique tant de choses.

Je pense qu’on se doit à nous-mêmes et aux autres d’aborder un tel projet avec la plus grande humilité. Très tôt dans le processus d’enquête, j’ai suivi Martin Almada à l’occasion d’une conférence dans une ville oubliée d’Argentine. Les organisateurs n’avaient pas pris en compte ma présence et il semblait que j’allais devoir dormir dehors. Martin Almada m’a alors élégamment proposé de partager sa chambre. Dans la nuit, j’ai été réveillé par ses cris de terreur. J’ai allumé la lumière pour le trouver en état de choc, ses vêtements trempés : il venait de revivre une séance de torture. Cette nuit-là, il m’a montré les cicatrices. On ne peut pas prétendre imaginer comprendre quelque chose comme une séance de torture. Pourtant, il faut le relater. Il n’y a qu’avec humilité que l’on peut faire cela.

Quelles ont été vos sources, à la fois concernant la biographie de votre personnage et la partie documentaire, historique et documentaire ?

Les sources sont nombreuses et s’étalent sur sept années. Je mentionnerai d’abord les cinq tonnes d’Archives de la Terreur. Il s’agît de sept cent mille feuillets classés pas l’UNESCO. J’ai passé sept années à fouiller ces documents de fond en comble, ce qui m’a permis de découvrir les documents des services secrets d’Amérique latine que je présente dans le livre. Le Freedom of information Act des États-Unis m’a aussi permis de consulter les archives déclassifiées de la CIA et du FBI concernant l’opération Condor. J’ai également mené des dizaines d’entretiens avec des témoins d’époques. Mon archive compte 200 heures d’interview avec des personnes proches de l’histoire de Martin Almada et du Condor en général. J’ai aussi plus de huit cents heures d’entretiens enregistrés avec Martin Almada lui-même.

Les études déjà menées sur l’opération Condor par des journalistes et historiens ont été extrêmement précieuses. Je pense ici au journaliste français Pierre Abramovici que je tiens à remercier pour son aide, ainsi que le professeur John Dinges de l’Université de Columbia, auteur de l’ouvrage Les années Condor, qui a été mon livre de chevet pendant des années. Le monde de l’opération Condor est un univers en lui-même, dans lequel je suis rentré, ce qui m’a permis de compter avec l’aide et le soutien de tous les chercheurs qui s’intéressent à cette période de l’Histoire. Martin Almada a été ma principale source. Cependant, il était important pour moi de corroborer et recontextualiser le récit de Martin. Durant les années de torture par exemple, c’est un fait que les détenus perdent la notion du temps. Martin me rapportait donc des informations qu’il fallait que je situe chronologiquement, ce pour quoi les archives d’Amnesty International ont été d’une grande aide. Les documentalistes des journaux ayant relaté les faits à l’époque, je pense particulièrement au personnel du New York Times, ont aussi été fantastiques pour m’aiguiller dans mon enquête. L’une des sources qui m’a permis de comprendre la vision de l’Amérique latine par la France durant les années Condor est l’archive que Plantu, du journal Le Monde, a mis à ma disposition. Enfin, les livre. Il existe une littérature limitée de témoignages de victimes de l’opération Condor, qui sont comme des bribes d’une même histoire. Ces bribes, comme les pièces d’un puzzle, se sont assemblées devant mes yeux au fil de mon enquête.

Pour revenir à votre héros, comment le présenteriez-vous, lui, qui provient d’une famille guarani modeste, fils d’une lavandière et de père inconnu, « électron libre entre deux univers » et qui deviendra plus tard, comme on verra, le symbole de tout un pays en quête de vérité ? 

Martin Almada est un homme remarquable et d’une grande simplicité. Une photographie illustre pour moi mieux que mille mots ce personnage hors du commun. Il s’agit d’un cliché que j’ai pris de lui la veille au soir de notre audience avec le Pape François. Je me suis rendu dans sa chambre pour lui apporter un yaourt (c’est à peu près tout ce qu’il peut manger, encore à l’âge de 84 ans, après son séjour dans les chambres de torture du Général Stroessner). Il était assis, ses sandales japonaises aux pieds, un pantalon en tweed retroussé jusqu’aux genoux, une chemise à carreaux, une écharpe de soie autour du cou, et un béret sur la tête. Il réfléchissait tranquillement à la manière dont il allait demander au souverain pontife d’ouvrir les archives du Vatican sur l’opération Condor – rien que ça –, mais sans aucune nervosité. Il était simplement assis là dans toute sa vérité. Un diplomate hollandais m’a un jour expliqué que selon lui, considérant le lieu où Martin a vu le jour, il était proprement impossible qu’il soit arrivé jusque-là. Et pourtant il est là, sourire aux lèvres, toujours. Au service de l’autre, toujours, occupé à l’heure où je réponds à vos questions à se battre, entre-autre, afin que le journaliste Julian Assange obtienne le statut d’ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO, pour essayer de le sortir d’une situation que Martin ne connaît que trop bien. Je crois qu’au fond, la définition du héros se trouve dans l’absence de résignation poussée par une lumière qui demeure au-delà de toute épreuve concevable. C’est Martin.

Quels ont été le déclic et la lumière intérieure qui ont conduit le jeune instituteur Martin Almada à se dédier corps et âme à la lutte contre la dictature de Stroessner qui sévit dans son pays, le Paraguay ? Pourquoi les gens le qualifient de fou ?

C’est une question intéressante qui présente l’occasion de rappeler que l’Amérique latine, et particulièrement le Paraguay, regorge de légendes, de magie, d’esprits, de shamans… on en revient à la prédestination. À deux reprises dans son enfance et sa jeunesse, Martin fait face à des Shamans qui lui disent qu’il est très important pour le pays. Qu’il « montera très haut» après être « tombé au fond». Il ne faut pas oublier que Martin a grandi avec les indigènes Chamacoco qui ont participé à la Guerre du Chaco, entre le Paraguay et la Bolivie. Les troupes Chamacoco avaient leur Capitaine Peinture, chargé de leur appliquer les peintures de guerre propres à leurs croyances. Le Chaco était une région aride et il est une occasion où, alors que son bataillon était sur le point de mourir de soif, le Capitaine Peinture a invoqué le Dieu Crapaud qui lui a montré l’emplacement d’une source. Le bataillon a donc survécu. Ce jour-là, le Capitaine Peinture a sauvé des centaines de soldats paraguayens (cela figure dans les archives d’état). Ayant grandi dans cette atmosphère magique, Martin est très sensible à la parole shamanique et s’est donc épanoui avec cette idée en tête qu’il était important. Depuis son enfance, il cherchait plus ou moins consciemment à faire une différence. Le second facteur est la rencontre avec son épouse Celestina qui va le nourrir intellectuellement et lui apporter une conscience politique, sociale et sociétale. Son épouse est réellement ce que l’on peut appeler une âme sœur, et quand cette dernière est assassinée par la dictature, Martin prend son destin en main : il devra les faire tomber, tous.

L’épisode de la folie survient juste après la découverte des Archives de la Terreur au début des années 1990. Martin parle ouvertement à la presse de la culpabilité des personnes concernées. Cependant, les archives n’ont pas encore été fouillées. Il n’a donc pas les preuves de ce qu’il avance à la presse et il fait l’objet de poursuites pour diffamation. On dit alors de lui qu’il est fou. C’est la dictature qui tente en vain de se nier elle-même.

Avec Celestina, sa femme, Martin Almada fondera une école dont le but éducatif d’éveiller les consciences et de permettre l’émancipation par l’instruction est bien défini. De quoi s’agit-il et pourquoi le régime trouve cette initiative suspecte et répréhensible ? 

Venant de la rue, Martin connaît la valeur du savoir. Son parcours personnel lui a par ailleurs enseigné l’importance de l’esprit critique. Il considère donc très vite que la meilleure manière de changer la société dans laquelle il vit est de prendre le problème à la racine : l’éducation. Il ouvre alors une école d’un autre genre, dont le postulat éducatif adhère aux idées d’un éducateur brésilien : Paulo Freire. Il y enseigne la philosophie, la rhétorique, mais aussi la poésie, la musique, le théâtre… il nourrit l’esprit de ses élèves. Dans un désert de savoir où le pouvoir cherche par son système éducatif à générer de petits esprits bien obéissants, l’initiative attire très vite l’attention du tyran. Lorsque Martin, après avoir reçu des menaces de la part du gouvernement de Stroessner, part en Argentine pour écrire sa thèse et revient avec son travail Éducation et dépendance, qui décrit le système éducatif paraguayen mis au service du pouvoir et donc de la médiocrité intellectuelle encouragée et perpétuée par ce même pouvoir, il est fait prisonnier : il a commis un crime de terrorisme intellectuel.

 Le fil narratif de votre livre suit le chemin de croix de Martin Almada dans l’univers carcéral de la dictature qui sévit au Paraguay dans les années 1970 au Paraguay. Occasion de montrer les horreurs, la torture, l’inhumanité d’un système aveugle qui est mis en place. De quoi est fait ce système, qui sont ses acteurs et quelles sont les conséquences humaines d’un tel régime ? 

 Ce système est fait d’une nécessité politique dictée par les États-Unis : celle de faire face au communisme, transmis au peuple par la peur et la corruption et fondée sur l’ignorance. Les acteurs de ce système sont d’une part les forces de l’ordre : militaires, police, police secrète. Cependant, un tel système ouvre très rapidement une liberté d’action aux instincts les plus vils du genre humain tels que nous le démontrent les Pyrague (l’équivalent des collabos durant la Seconde Guerre mondiale), souvent des vendeurs de journaux, prostituées, mais aussi membres de l’Église ou le voisin d’en face. Par ailleurs, le peuple ramené à un état quasi animal en termes de contrat social est capable des pires atrocités dans un tel régime. C’est cela, l’ignorance. Je pense notamment au sort dramatique réservé à ceux que l’on appelait alors les 108, ces homosexuels que l’on avait dénudés, torturés puis trainés sur l’avenue principale d’Asunción enchaînés les uns aux autres alors que la foule réunie crachait ou urinait sur eux tout en les insultant. J’ai également retrouvé des Archives de la Terreur faisant état du fait de couper des fillettes de douze ans en morceaux parce qu’elles faisaient partie de la résistance communiste (sic). Le rôle réservé aux femmes est une horreur. Pour commencer, le tyran était pédophile, ce qui a ruiné des dizaines de vies de petites filles entre huit et dix ans. Mais il invite également ses troupes à le suivre dans sa barbarie. On ne compte pas les viols dans la société paraguayenne de l’époque. Dans un tel système, le peuple devient peu à peu le système, surtout s’il est appelé à durer aussi longtemps qu’au Paraguay (trente-cinq ans). Heureusement, comme le dit Martin dans le livre, on peut croire en « cet irascible mur solaire de photons humains, qui toujours s’élèvera où que se manifeste la barbarie. »

Au détour d’une conversation Marin Almada apprendra l’existence d’un système organisé au niveau du continent américain (du nord et du sud) appelé « Opération Condor ». Ses soupçons prennent racine, sauf que l’étendue dépasse son imagination. De quoi s’agit-il ? Et qui sont les acteurs de cette organisation criminelle ?

Je ne vais pas détailler ici les tenants et aboutissants de l’opération Condor dans son ensemble, non pas que je ne souhaite pas vous les expliquer, mais parce que nous avons affaire à un système extrêmement vaste dont l’histoire et les acteurs s’étendent de la fin de la guerre civile chinoise à l’Amérique latine en passant par l’Algérie, l’Amérique du Nord et l’Europe. Tout cela n’est pas chose aisée à comprendre et l’une des raisons d’être de mon ouvrage est justement de démêler cette conspiration politique. J’encourage donc les lecteurs à lire le livre si le sujet les intéresse.

Et en quoi cette révélation changera son destin, surtout lorsque les chemins vont le conduire à la découverte des Archives de la Terreur ?

La révélation de l’existence de l’opération Condor faite à Martin en prison par un Colonel de l’armée paraguayenne a sauvé la vie de Martin. Je pense sincèrement qu’il serait mort de douleur durant ses années d’incarcération, après l’assassinat de sa femme, s’il n’avait pas eu conscience d’être le détenteur d’un secret qui, une fois révélé, pourrait changer la face du continent et mettre fin au système dont il était victime. Il se fait donc un point d’honneur de sortir de prison et de faire éclater la vérité, même si cela veut dire signer des aveux rédigés par le pouvoir, le rendant moralement coupable de nombre de crimes qu’il n’a pas commis. Ayant survécu à la prison, sa vie tournera autour de la dénonciation de l’opération Condor qui deviendra son seul but. Quelles étaient les chances qu’il découvre ces archives ? Infimes. Et pourtant il les trouve. On en revient à la prédestination. Je pense que l’un des aspects de l’histoire qui m’a le plus fasciné est la succession des évènements qui rendent cette découverte possible. Ayant travaillé sept années sur le sujet, je n’en reviens toujours pas. Mais là encore, c’est un aspect de l’ouvrage que je laisse les lecteurs découvrir.

Vous utilisez deux concepts sur lesquels je souhaiterais que l’on s’arrête à ce stade de notre conversation. Le premier est celui d’exilinterne auquel sont soumis les Paraguayens. Quel est ce phénomène où la peur « s’inscrit en filigrane » sur les visages des gens ?

L’exil interne est un principe particulièrement vicieux. La personne visée par ce châtiment n’est pas incarcérée. On la laisse libre de ses mouvements dans les limites de son village. Cependant, le pouvoir informe la population locale que la personne en question s’est rendue coupable de subversion. S’ensuit un véritable calvaire pour tous, car les habitants du village ont peur d’être vus en compagnie de cette subversion (si absurde soit-elle). Ses amis lui tournent le dos, les commerces ont peur de lui vendre de la nourriture, on ne la salue plus dans la rue… le village entier se retrouve avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, sachant ce qui pourrait arriver si quelqu’un se montrait un peu trop amical ou compréhensif. L’aspect cinglant de ce système est que la personne visée se retrouve non seulement complètement isolée, mais aussi coupable de facto d’un climat de peur dans son propre environnement, ce qui, bien souvent, conduit l’ensemble de la population concernée à la haïr. C’est là, l’exil interne qu’ont vécu Martin et ses enfants à sa sortie de prison.

Le deuxième est celui du déni de mémoire conduisant à l’infamie de l’impunité qui survient après la chute de la dictature au Paraguay. Ce sont là les battements exaspérés d’un pouvoir déguisé, refusant de lâcher prise et qui soumet toute société appelée à construire la démocratie à un spectacle cruel devant la réalité des faits ? 

Le résultat du déni de mémoire tel qu’on le voit aujourd’hui dans la société paraguayenne est exactement la raison pour laquelle j’ai écrit mon livre. Une société sans mémoire ne peut espérer trouver un équilibre, car la mémoire permet la justice. Aujourd’hui encore, le Palais de Justice d’Asunción est appelé par les paraguayens le Palais de l’Injustice, placé sous le règne de l’arbitro-dollar. Il n’y a jamais eu d’équivalent de Procès de Nuremberg au Paraguay, et le coup d’état qui a mis fin à la dictature n’est pas venu du peuple mais du sommet de l’état. C’est un général, que l’on appelait le Général cocaïne pour des raisons évidentes, qui a pris le pouvoir. Comme le dit la journaliste Stella Calloni : « il fallait un changement pour que rien ne change ». D’ailleurs, lorsque le Général Stroessner, tyran du Paraguay pendant trente-cinq ans, a vu la photo du nouveau gouvernement paraguayen depuis son exil doré, il a dit : « Il ne manque que moi ! ». Autrement dit, l’oligarchie du pouvoir oppresseur s’est perpétuée, et avec elle, l’extraordinaire corruption qu’elle implique.

En France, on s’émeut à juste raison lorsqu’un ministre détourne quelques dizaines de milliers d’euros, peut-être une centaine de milliers. Mais au Paraguay, ce sont des centaines de millions de dollars, quand ce ne sont pas des milliards, qui partent chaque mois dans les poches des gouvernants. Le peuple, même lorsqu’il en est informé, ne fait rien, car il se souvient de ses trente-cinq ans d’oppression. Ayant retrouvé un semblant d’une démocratie fantoche, qui tient plus à la narcocratie qu’autre chose, il ne bronche pas. C’est d’autant plus terrible lorsque cela se déroule dans un pays pauvre, qui devrait être l’un des pays les plus prospères d’Amérique latine. Heureusement les choses changent. Les générations les plus jeunes n’ont pas connu la dictature, ils ont entendu parler Martin Almada et ils ont internet. La semaine dernière, nous sommes passés à deux doigts d’une révolution à cause de la gestion catastrophique du pouvoir de la crise sanitaire liée au coronavirus. Je pense sincèrement que ce système ne fait que gagner du temps avant son abolition. Combien de temps ? Nul ne peut le dire.

En cela, diriez-vous, que le combat du docteur Almada prend tout son sens et que sa vie porte l’empreinte noble d’avoir réussi à bousculer les consciences et faire connaître au monde entier la vérité sur l’histoire tragique de tout un continent ? 

Le combat du Docteur Almada a sans le moindre doute réussi à bousculer les consciences et attirer l’attention du monde sur la tragique opération Condor. Il est d’ailleurs reconnu comme un héros dans tous les pays d’Amérique latine… sauf dans son propre pays où c’est un paria. J’ai une grande admiration pour lui, car en dépit de cela, il n’a jamais quitté le Paraguay et lutte sans relâche pour la liberté de son peuple. Lorsqu’il a découvert les Archives de la Terreur en 1992, un policier qui gardait les lieux a voulu l’empêcher de rentrer. Or, aujourd’hui, lorsqu’on fête la découverte des archives, au Paraguay, c’est ce policier que l’on invite comme le héros de cette découverte. Martin Almada n’est pas convié. C’est tout-de-même impensable. Mais Martin reste de marbre. Comme l’écrivit Voltaire en préambule des Lettres Persanes : Je ne ferai point d’épître dédicatoire : ceux qui font profession de dire la vérité ne doivent point espérer de protection sur la Terre.» Martin connaît le rôle ingrat qui lui incombe dans ce pays, et il l’accepte. L’empreinte que porte sa vie en est d’autant plus noble.

Le Musée des Mémoires » fondé en 2006 par Martin Almada a vocation de mettre en lumière ce que vous appelez « une Guerre froide australe que l’on connaît dans la chair mieux que dans les livres ». Pourriez-vous, pour conclure, dire que votre livre s’inscrit dans cette même logique mémorielle ? N’est-ce pas d’ailleurs l’ambition de votre enquête de journaliste et dont le résultat est dédié à la victoire de la vérité ? 

En grandissant, j’ai rapidement pris conscience que mon moyen d’expression en ce bas monde était ma plume. Tout en gravissant les marches de mon escalier de coïncidences, j’ai donc émis le souhait de mettre cette plume au service d’une cause. C’est en rencontrant Martin Almada que j’ai découvert cette cause. En Europe, il existe fort heureusement une abondante littérature concentrationnaire. Mais au Paraguay, ou en Amérique latine, peu. Bien trop peu. Encore moins sur l’opération Condor. En racontant la vie de Martin Almada, j’avais l’opportunité extraordinaire de parler des deux : Martin Almada en tant que victime d’une dictature, mais aussi, Martin Almada comme personnage fondamentalement lié à l’Opération Condor, puisqu’il en est, ce que l’on appelle aujourd’hui le « lanceur d’alerte ». À travers lui et en consacrant tellement d’années à cette enquête, ma conviction n’a fait que croître : lui avait attiré l’attention sur le Condor. Je devais, moi, attirer l’attention sur lui, puisque son histoire est inhérente à la vérité de son continent. Dans ce sens, je pense avoir honoré mon postulat et je ressens une certaine paix lorsque Martin Almada et d’autres victimes ou familiers du Condor m’expriment leur gratitude pour mon travail parce que pour eux, la mémoire de la vérité est maintenant honorée.

Malgré les nombreux doutes qui ont fait surface au fil du processus d’écriture, je crois avoir atteint mon but dans le respect de l’Histoire. Je précise que le manuscrit original que je continue à appeler La Plume du Condor fait le double du volume du livre Opération Condor. C’est, à la base, un livre profondément ancré dans le style de la littérature latino-américaine, empreint d’une voix qui lui est propre. Mon éditrice étant plus portée sur le contenu journalistique du livre que sur son style littéraire, ce style d’origine est devenu ce que vous appelez plus « aride» au fil d’un long processus d’édition sous sa direction. Ne restent donc de cette voix que les fulgurances que vous décrivez dans votre introduction. Je souhaite avoir un jour la chance de pouvoir publier la version intégrale de mon ouvrage. Mais en dépit de cela le but est atteint : le livre existe et je sais que Martin dort mieux la nuit depuis la publication de cet ouvrage, ce qui est peut-être ma plus belle récompense.   

Entretien réalisé par Dan Burcea

Philippe Enquin invité de France inter

Réécouter l’émission : https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-6h20/l-invite-de-6h20-16-mars-2021

Le photographe Philippe Enquin, lui aussi, a voulu témoigner de ce moment bizarre, douloureux qu’a été le premier confinement. Il a observé de son balcon les rares personnes qui passaient dans sa rue, il y a un an : promeneurs, voisins, sans-abri. De ces instants de vie dans un pays à l’arrêt, il en a fait un très beau livre de photos en noir et blanc : « De mon balcon », avec un texte de François Morel en préambule, disponible sur son site). Ce n’est pourtant pas son métier, lui qui a travaillé dans le marketing, mais c’est devenu son activité de retraité, une nouvelle passion. 

Ne pas « photographier la misère »

« Au départ, je cherchais une activité comme tout le monde, j’ai un magnifique balcon qui donne sur trois rues. Je regardais les photos le soir, elles n’avaient aucun intérêt, alors j’ai cherché un fil directeur« , puis au bout de trois jours, il photographie une dame qui donne de quoi boire et manger à un SFD, lui qui s’était juré de ne jamais photographier la misère. 

« Il y avait un sentiment de générosité, un besoin de communiquer avec l’autre…et un temps parfait« , se rappelle-t-il. Photographier les sans-abris : « J’ai eu envie de m’approcher d’eux, les comprendre, les aider« . Il se souvient de Jojo le clown, SDF, qu’il a rencontré et même interwievé : « On ne voyait quasiment plus qu’eux dans la rue, les scènes venaient à moi dans la rue« .

Autre fait marquant de ces clichés : il n’y a quasiment personne de masqué, il y a un an il n’était pas encore obligatoire. On se rappelle ainsi les caddies qui débordent, cette ambiance particulière. « Il y a eu un paradoxe, c’était pendant ce confinement que j’ai eu le plus de relations avec des gens de l’extérieur » se rappelle Philippe Enquin. Les applaudissements de 20h l’ont marqué : « C’était un moment extraordinaire, on communiait ensemble » explique-t-il, lui qui avait alors même mis son numéro de téléphone sur une pancarte, brandie sur son balcon, et s’est fait ainsi de nombreux nouveaux amis. 

Les invités
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(Ré)écouter L’invité de 6h20

Un bien beau livre sur le confinement

Philippe Enquin, De mon balcon, chroniques d’un confinement parisien

Souvenez-vous, c’était il y a un an exactement. Le 17 mars 2020, alerte Coronavirus ! Plus de masques, pas de gel, pas de blouses à cause de l’impéritie d’une bureaucratie aussi tentaculaire qu’inefficace, les hôpitaux débordés après le bordel gaulois des réductions de crédits, des revendications et des grèves, les élections tenues « quoi qu’il en coûte » par des politiciens imbéciles… Confinement général, strict ! « Nous sommes en guerre » mais sans munitions ni stratégie : recours à la Ligne Maginot.

Depuis, la bureaucratie a été secouée et les politiciens sont devenus semble-t-il moins imbéciles. Le « pouvoir médical » n’est plus qu’un pouvoir délégué, le pouvoir politique de décider de l’avenir en fonction des gens est redevenu prépondérant. Plus de confinement strict mais cahin-caha la vaccination, malgré les restes de cette décidément inefficace bureaucratie qu’il va falloir tailler et recentrer.

Durant les deux mois de confinement d’il y a un an, Philippe Enquin, photographe juif de 85 ans né à Buenos-Aires mais installé en France depuis 1962, prend des photos depuis son balcon d’un quartier bobo près du boulevard Voltaire. Il a un petit air de Woody Allen avec sa casquette à visière et ses lunettes arrondies derrières lesquelles pétillent deux petits yeux vifs. Mais, derrière les yeux, une humanité toute prête à compatir. Il observe, il mitraille, 3000 clichés pour 140 retenus – les plus significatifs.

Masqués, non-masqués, en courses, en promenade de chien, solitaires, en couple, se donnant des fleurs, ou donnant un sandwich à un sans-abri, s’embrassant, se saluant, dansant, s’affairant protégés ou ouvert au soleil… les gens. Ils défilent sous le balcon, ils vivent malgré tout, ils sont disponibles donc plus solidaires, isolés donc moins solitaires.

Préfacé par tout un tas de gens connus sinon célèbres dans le quartier – François Morel comédien chanteur chroniqueur à France Inter, Alain Kleinmann peintre avéré, José Muchnik poète anthropologue ex-ingénieur en génie chimique, Carlos Schmerkin conseil en ingénierie éditoriale – le livre est probablement le premier bilan d’un événement historique. Il raconte au ras du bitume, à la hauteur d’un deuxième étage, la vie des gens. Avec la bienveillance d’un grand-père qui en a beaucoup vu, d’un humain qui a beaucoup vécu, d’une émotion qui découvre la résistance des vivants au virus mortifère et aux gouvernants dépassés.

Un jeune couple qui s’embrasse sans masque (« ils ne servent à rien »), une petite fille pieds nus qui cueille une fleur pour maman, une fille masquée qui passe déguisée en panthère Disney parce qu’elle est ainsi couverte de partout, un homme en noir et panama clair qui s’avance courbé vers l’avant comme la mort en marche sur un passage zébré, Jojo le clown ruiné par sa bonne femme, le jeu de boules ou de raquette du solitaire dans un parc fermé sur décision administrative, un homme qui aide à déplacer un SDF couché trop proche de la chaussée, une femme qui dépose à manger sur le banc d’un autre… Ce sont des tranches de vie, des tronches de gens, des triches d’interdits.

Un bien beau livre, pour se souvenir, en mémoire de ces semaines de sidération où chacun est resté face à soi, face aux autres, séparé par les gestes barrière, par l’impuissance des imprévoyants.

Philippe Enquin, De mon balcon, chroniques d’un confinement parisien, 2020, autoédition, 105 pages, 140 photos, €26.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

 

Le Figaro consacre un immense article au livre de Philippe Enquin

De son balcon, ce retraité a photographié la vie confinée dans un Paris désert

Tout au long du printemps, Philippe Enquin avait voulu raconter ces jours hors du temps. Promeneurs, voisins, sans-abri… nul passant n’a échappé à son regard d’artiste.

« Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses » fait dire à l’amant au balcon un Baudelaire attendri par les jeux subtils qui se jouent, juste dans le prolongement de la fenêtre, sur ce promontoire où l’intime et la rue s’entremêlent. Plaisir d’être vu, désir de voir… le balcon est aussi cette cabine de vigie aux avant-postes de la ville d’où chante un impudique Charles Trénet : « pour observer la vie et ses folies, c’est très intéressant de voir des passants ».
Voilà bien une improbable folie de la vie dont le photographe Philippe Enquin s’est fait le conteur muet depuis son poste de guet. Où sont passés les passants ? La rumeur s’est tue, la foule s’est évanouie. Du haut de son balcon parisien du boulevard Voltaire, ce retraité contemple au matin du 17 mars 2020 le jour se lever sur une ville déserte. Le mot n’a pas été clairement prononcé mais déjà il se murmure au bout de toutes les lèvres : la France est confinée.

À la faveur des beaux jours, les Parisiens se ruent aux balcons mendier leur part du printemps qui éclôt au-dehors : comme eux, Philippe Enquin ouvre grand ses portes-fenêtres, et pour tromper l’ennui, saisi par le sentiment qu’il se passe là quelque d’inédit, dégaine son appareil photo pour mitrailler quelques tranches de vie au hasard des boulevards assoupis. Un an plus tard, il présente le fruit de ces shootings improvisés, qui après avoir alimenté son blog sont désormais réunis dans un recueil autoédité* tout à la fois sensible et brouillon, amateur sans doute – mais irrésistiblement touchant.

Alors que nous devisons face à lui du mélange d’émotions et de souvenirs que fait naître l’évocation de ces jours à nul autre pareils, Philippe Enquin trépigne : il nous prend enfin le livre des mains et en tourne lui-même les pages. Chaque image a son histoire. « J’ai d’abord pris en photo ce qui venait, sans projet précis, poussé par les conditions particulières du moment : un temps magnifique, un grand silence, et comme une forme de gravité qui pesait dans tous les esprits. Puis il y a eu cette dame… » Cette dame c’est elle, qui s’avance à pas de loup vers un clochard endormi, et sur la pointe des pieds se penche à son chevet pour déposer près de lui quelques bouteilles d’eau et un paquet de biscuits – puis s’en va comme elle venue, secrètement. « C’était une scène de générosité gratuite, sans face-à-face. Contrairement à la plupart des dons auxquels on assiste, cette dame a fait en sorte que la personne ne se rende compte de rien et ne puisse donc pas la remercier. À ce moment, j’ai compris que depuis mon balcon, il fallait que je raconte des choses. » Cette photo-là bouleverse Philippe Enquin et donne un sens nouveau à ses indiscrétions : désormais, il souhaite narrer les chroniques de cette vie suspendue qui rompt toutes les accoutumances et donne une saveur nouvelle aux allées et venues du quotidien.

« C’était une scène de générosité gratuite ». © Philippe Enquin

Les sans-abri justement, on ne voit d’abord qu’eux : que ne donneraient-ils pas pour être confinés comme tout le monde ! Mais pour ces oubliés de la quarantaine et de l’attestation dérogatoire, la rue, géante et vide, demeure le seul refuge. La désertion des trottoirs les rend seulement un peu moins anonymes que d’ordinaire. « Je ne prends jamais en photo la misère humaine, mais cette fois c’était différent : je suis allé à leur rencontre et je me suis même lié avec certains d’entre eux, alors il fallait que je témoigne en leur nom » explique Philippe Enquin, qui consacre au milieu de son livre un portrait à « Jojo le clown », un drôle d’homme qui a eu mille vies. Né dans une roulotte, abandonné dans un cirque par sa gitane de mère, Jojo a appris à jongler puis… à faire le pain. Mais quand il divorce de la boulangère, il se retrouve à la rue et vit sur un carton pendant vingt ans. « Jojo est un type sensationnel, je le revois souvent ; il m’a aussi présenté son ami, Bébert… » Il parle d’eux avec une tendresse infinie : voisins, promeneurs, personnes de la rue, pas un qu’il n’ait photographié sans du même coup l’apprivoiser. « C’est le paradoxe du confinement : nous étions seuls et enfermés, et pourtant jamais nous ne nous sommes sentis si proches les uns des autres » se prend-il à philosopher.

Jojo le clown. © Philippe Enquin

Et si le destin ne fait pas naître assez vite des amitiés nouvelles, Philippe Enquin n’hésite pas à lui forcer un peu la main. Sans quitter son balcon, le voilà qui arbore son numéro de téléphone sur un immense écriteau brandi à l’intention des occupants des fenêtres d’en face. Les voisins comprennent vite : bientôt il reçoit une pluie de messages et d’appels. Il peut désormais mettre des noms sur les visages de ceux qu’il salue toujours, de loin, par un geste de la main avant de leur tirer le portrait.

Nous lui demandons prudemment s’il a pu lui arriver de se sentir seul, parfois. Il se vexe un peu, raconte ses mille-et-une occupations du confinement : les cours qu’il suit sur le Talmud, les longues visioconférences avec sa famille éparpillée entre la France et l’Argentine… Nous ne pouvons réprimer une réaction surprise : voilà un papy bien à l’aise avec la technologie ! Cette fois, il s’agace pour de bon : « J’ai horreur que l’on dise que je suis un papy ! Cela limite terriblement la personnalité des personnes de mon âge. Bien sûr que je consacre du temps à mes enfants et mes petits-enfants, mais je fais bien d’autres choses, entre mes activités de photographe, mes études, l’écriture de mes livres, les amis que je vais voir… Il y a une citation de Sénèque que j’ai un peu transformée pour en faire ma devise : on n’est vieux que lorsque l’on a remplacé ses projets par de la nostalgie. Et moi, j’ai encore plein de projets. » Dont acte. La discussion reprend.

Sous ses fenêtres se pressent encore les travailleurs de la rue, éboueurs, policiers, ambulanciers… qui poursuivent presque comme si de rien n’était leur manège quotidien. Mais dans leur dos cette fois se glissent des centaines de regards : l’indifférence a fait place à la curiosité. Philippe Enquin ne perd pas une miette de leurs faits et gestes, et leur adresse à travers la lucarne de l’objectif un hommage discret.

Sous ses fenêtres se pressent encore les travailleurs de la rue, éboueurs, policiers, ambulanciers… © Philippe Enquin

Sous son regard amusé passeront encore tant et tant de silhouettes, furtivement. En ces temps-là, le gouvernement explique encore que les masques sont inutiles pour la population : une aubaine, puisque les visages découverts imprimés sur la pellicule du photographe sont autant de témoins souriants de la légèreté des premiers jours de confinement. Comme un long rêve éveillé. Point d’orgue de cette drôle de guerre (sanitaire), les festivités rituelles de vingt heures : « c’était comme un moment de communion, une explosion de joie, on n’applaudissait pas seulement les soignants mais on voulait aussi se dire les uns aux autres qu’on restait ensemble dans l’épreuve. Je n’avais jamais ressenti un tel sentiment de communauté. »

« C’était comme un moment de communion, une explosion de joie ». © Philippe Enquin

Alors que le pays est de nouveau en sursis et que les restrictions sanitaires se suivent et se ressemblent, on referme cet album avec l’impression fugace d’avoir retrouvé quelque chose de l’ivresse des premiers jours. Philippe Enquin s’est refusé à faire un second livre en novembre : le confinement cette fois n’avait plus la même saveur. Mais il a su rendre à sa mesure un peu de l’indicible frénésie de ce printemps hors du temps, où chaque sortie était une échappée, comme un petit instant d’éternité. Une revanche sur le sort, comme sans doute se l’imaginent ces deux amoureux qu’avec lui nous regardons d’en haut s’embrasser à la dérobée, pensant naïvement que dans une rue vide, personne n’y prêterait attention… D’une page à l’autre, chaque photo dit un peu plus cette soif de vivre, qui rarement plus que cette année ne nous aura étreints.

Deux amoureux s’embrassent à la dérobée. © Philippe Enquin

*D’autres photos ainsi que l’album de Philippe Enquin sont à retrouver sur son blog personnel .

CNEWS sélectionne Philippe Enquin parmi les trois livres à lire pour l’anniversaire du confinement

ANNIVERSAIRE DU CONFINEMENT : 3 LIVRES POUR GARDER ESPOIR

Le 17 mars 2020, la France entre dans le confinement afin de ralentir la circulation du Covid-19 au sein de la population, et désengorger les services d’urgences et de réanimation. Depuis, entre virus, chiffres alarmants et réchauffement climatique, l’anxiété et le pessimisme ne cessent de gagner du terrain. Pourtant, quelques-uns ont foi en l’humanité et dans le futur. Sélection de trois livres qui croient en un monde plus beau.

PHOTO : DE MON BALCON

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«Ses photos ne sont pas dans l’air du temps, elles sont dans le souffle de l’instant, quand la vie ne se résigne pas à baisser les bras, quand l’humour devient un acte de courage (…) quand le regard bienveillant devient la plus belle arme pour résister à la morosité», peut-on lire dans le préambule signé François Morel. Depuis son balcon du boulevard Voltaire, Philippe Enquin, «apprenti» photographe de 85 ans, a immortalisé quelques scènes de rue ou «de fenêtres» pendant le premier confinement. Financé par Crowdfunding, ce beau livre de 140 photos rassemble moments drôles ou emplis de grâce de ces quelques semaines uniques qui constituèrent le premier confinement. Au-delà des angoisses des chiffres donnés par les médias, ces clichés révèlent un concentré d’humanité très touchant.

De mon balcon, chroniques d’un confinement parisien, Philippe Enquin, 26 €.

Bravo à la belle Koryfée d’avoir repéré « Le Petit Roi » d’Emmanuel de Landtsheer


Un roman sur l’enfance, sur l’éveil d’un petit garçon au monde qui l’entoure. Un univers plein de tendresse
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Le silence comme réponse

A l’âge de 5 ans, en réponse à ses parents qui ont eu la terrifiante idée de vouloir lui apprendre à nager – une expérience plus proche de la noyade que de l’apprentissage, Jami décide de ne plus leur adresser la parole. Non seulement il va se murer dans le silence, mais il va étendre son mutisme à toute personne croisée. Des représailles à la hauteur de sa colère intérieure. De toute façon, la parole est un pont lancé vers les autres et ce pont, notre petit bonhomme n’a pas franchement envie de l’emprunter. Leur monde ne l’intéresse pas. Il préfère de loin son monde intérieur, son imaginaire, les vacances dans l’île dont il s’imagine être le roi.

Il observe le monde en se gardant bien d’y entrer.

Par un sens aiguisé de l’observation, il pénètre les âmes des personnes croisées, devine ce qui se cache sous le vernis de leur apparence. Puis il se réfugie dans sa chambre et enregistre sur des bandes magnétiques ses douleurs, ses pensées, ses envies, ses joies. Le dessin, puis la sculpture, deviennent peu à peu la voie de sa voix. Le rapprochent doucement du rivage des autres.

Mais il réalise qu’il doit emprunter un autre chemin, s’il ne veut pas continuer à vivre à côté des autres mais doit vivre avec eux.

Des rencontres salvatrices

C’est un roman très tendre que nous offre Emmanuel de Landtscheer, avec Le petit roi. Ce petit garçon issu d’une famille dans laquelle les cris et les coups sont une discipline olympique, va se faire du monde des adultes une image peu attirante. heureusement, des inconnus croisés sur son chemin vont être pour lui des rencontres salvatrices. Ils vont lui montrer, lui prouver, qu’on ne peut pas vivre seul, coupé des autres. On a besoin de se sentir appartenir à un tout, d’être en lien avec les autres. Renaissance à la parole, renaissance tout court pour ce tendre Jamy que l’on a envie de serrer dans ses bras.

Informations pratiques

Le petit roi, Emmanuel de Landtsheer – éditions Saint-Honoré, 2020 – 154 pages –