Les Bretons réputés conservateurs ont le coeur qui s’ouvre à la diversité grâce au roman « Les enfants inutiles » de Malédicte

Il existe des livres étranges. Qui surprennent au point de ressentir le besoin de les lire à nouveau. Une deuxième fois. Éventuellement une troisième. L’histoire d’Éléonore est surprenante. Nullement parce qu’elle grandit dans une famille où les non-dits règnent en maître. Du tout. Chacun sait qu’insinuations et sous-entendus sont le lot commun des familles. Et c’est précisément ce qui motive Éléonore à mener l’enquête sur la sienne : elle souhaite découvrir les mystères qui l’entourent.

Nous grandissons au milieu des secrets. Les enfants sont confrontés à des mots, des mimiques et divers attitudes d’adultes dont ils ne comprennent pas (toujours) le sens, mais savent implicitement qu’il en retourne du confidentiel, de l’intime et de la dérobade. Bientôt ils questionnent. Obtiennent une réponse. Ou pas. Quelques fois les questions suscitent d’étranges réactions parentales : colère… agacement… tristesse… voire gêne incompréhensible. Ces réactions constituent le suintement d’un secret de famille, sorte d’exsudation qui incite l’enfant à penser qu’on lui cache quelque chose de grave tout en lui interdisant de le savoir.

Le cœur des secrets…

En conséquence, le travail d’une enquête autour d’un univers familial est de rapprocher certains éléments qui, mis bout à bout après leur découverte, reconstituent peu à peu la vie de famille autour d’un drame… parfois d’une haine… d’une vengeance… autant de secrets que l’on croyait à jamais enfouis. (Page 27) « Alors que les journées raccourcissaient, qu’il faisait pratiquement noir au moment où nous rentrions de l’école, Maman parlait souvent du « Grand » Je ne savais pas qui était ce « Grand », mais puisqu’il trônait dans toutes les conversations, il me rendait dingue. Je ne pensais plus qu’à lui, je me faisais mille films à son sujet. Peut-être allait-il un jour débarquer à la maison et vivre avec nous ? […] Il intimidait tout le monde, il nous regardait et nous surveillait de je ne sais où. »

… et le poids d’une inconsciente culpabilité

Si Éléonore ne ressemble pas à Diane, sa sœur aînée, ni même à son frère François, le petit dernier, en conséquence si elle grandit différemment que sa fratrie, peut-être est-ce parce qu’elle a pressenti très jeune une différence notoire entre le comportement d’un père étrange, et celui plus affirmé de sa mère. (Page 80) « Pendant de longues semaines, j’avais tenté de découvrir les ragots sur ma famille, quelles étaient les éventuelles médisances que [ma mère] dénonçait régulièrement. Je ne trouvais rien. » Quarante années et deux maternités seront nécessaires à Éléonore pour qu’enfin elle puisse répondre aux questionnements de son enfance.

Malédicte confesse davantage qu’elle ne raconte l’histoire d’un père qui en fut techniquement un : géniteur, fournisseur de gamètes ; mais, d’un point de vue social, rien ne ressemblait aux évidences d’une famille habituelle. Page 172 : « Nous avons pris la mesure de notre réalité petit à petit, sans grand fracas. C’était une bombe à retardement, insidieuse, sournoise. » Ses deux phrases dissimilent la souffrance d’un père se sentant femme depuis la naissance. Les enfants inutiles raconte la douleur physique de l’incompréhension. Qui n’a pas supporté le mépris des autres ne peut comprendre ce qu’est l’égarement biologique d’un être perdu entre deux corps tant qu’il ne sera pas devenu lui-même. (Page 175) « Nous tentions de rassurer notre père, lui garantissant notre amour. Nous le respections pour ce qu’il était. Homme ou femme, cela ne changeait rien, pourvu qu’il s’épanouisse. »

Jusqu’à ce que le mensonge rende l’âme

Personne ne peut imaginer que son père puisse devenir femme. Et pourtant ! Malédicte raconte le difficile parcours de l’acceptation : la sienne vis-à-vis de soi-même et, bien entendu, celle des autres sans qui nul ne peut se construire. Certaines scènes permettent de ressentir l’humiliation en boule qui vous bloque la gorge, sans réussir à faire comprendre aux autres que l’homme en face de vous est bel et bien une femme depuis toujours. A la fois d’une violence et d’une délicatesse inattendue. Voilà ce dont il est question dans Les enfants inutiles. L’histoire authentique et bouleversante d’un combat. Une victoire au goût de larmes. (Page 187) « La vie est composée de choix, de renoncements. Ces options dessinent notre chemin. Je déteste mes parents d’avoir contraint le mien à ce point par leur choix. Et pourtant je les aime. »

Malédicte n’aborde toutefois pas seulement la problématique transgenre, mais aussi celle de l’acceptation de l’autre (perçu pour ce qu’il n’est pas) à travers l’œil neutre de l’enfance, ainsi que la manière dont naissent les troubles et les doutes lorsque le plus jeune âge est confronté aux injonctions contradictoires. Il s’agit moins d’un secret à découvrir que de l’acceptation qu’il existe une autre vérité entre les membres d’une famille ; et surtout que l’enfant (devenu adulte) n’est en rien coupable de quoi que ce soit. Tel est (selon moi) le véritable sujet du livre : la culpabilité des plus faibles relative au secret de famille lorsqu’ils résultent des plus forts. A lire absolument pour comprendre. Et relire. Tant certaines images restent gravées sur la rétine.

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Février 2025 – Bretagne Actuelle & Esperluette Publishing

LES ENFANTS INUTILES, un roman de Malédicte aux éditions Une autre voix – Gutenberg : 31€ – eBook : 12,50€ (En vente uniquement sur le site)

Saisons de culture a aimé « Et cetera… » les poèmes de Hadlen Djenidi

Hadlen Djenidi : La poésie comme miroir et résilience dans l’ère du désenchantement

Par Yves – Alexandre Julien

Dans Et cetera… Poèmes et proses, Hadlen Djenidi offre une œuvre lumineuse et tourmentée, où les mots transcendent les blessures pour explorer l’existence dans toutes ses nuances. Entre fulgurances intimes et interrogations universelles, il réinvente la poésie comme un acte de résistance et une quête de sens dans un monde fragmenté.

Un poète forgé par la douleur et l’exil

Hadlen Djenidi est né dans les Cévennes, au sein d’une famille algérienne ayant émigré dans les années 1960. Ce double héritage, culturel et identitaire, irrigue son œuvre poétique : « Cache tes racines pour survivre, mais ne les oublie jamais », écrit-il dans son récit autobiographique. Mais son enfance est marquée par la violence : celle d’un demi-frère tyrannique, dont les abus façonnent une part sombre de son identité. C’est l’écriture qui devient alors son refuge :

« Les coups ? Je les transforme en alexandrins.

La douleur devient mon encre, la peur mon inspiration. »

Comme Rimbaud, qui sublimait ses errances dans Une saison en enfer, ou Sylvia Plath, qui transfigurait ses souffrances dans Ariel, Djenidi fait de son vécu un matériau brut qu’il polit avec une maturité saisissante.

Quand l’ordinaire devient sublime

Avec In Extremis, Djenidi peint une scène quotidienne, celle d’un arrêt de bus sous la pluie, pour en faire une métaphore de l’absurde et de l’attente.

« La foule se défoule en se taisant sous le porche

Et elle épie les bus qui passent et qui s’effacent. »

Ce tableau, à la fois mélancolique et universel, n’est pas sans rappeler les Tableaux parisiens de Baudelaire, où la ville devient le théâtre des grandes tragédies intérieures. La pluie, omniprésente dans le poème, est à la fois un motif d’humiliation et de révélation : elle colle à la peau, elle isole, mais elle force aussi le regard à se poser sur l’autre, comme lorsque le poète offre un sourire à la vieille dame qui crie.

Une poésie de création et de transmission

Dans Papier Froissé, Hadlen Djenidi exprime une déclaration d’amour à l’écriture :

« Je veux flatter la vie des gens et leurs secrets,

Être un géniteur de bonheur sur du papier froissé. »

Ici, la poésie devient une arme pour capter l’éphémère et le rendre éternel. Ce désir de transcender le temps rappelle Mallarmé : « Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. » Mais là où Mallarmé célébrait une poésie hermétique, Djenidi revendique une écriture accessible, tournée vers l’autre, presque militante.

Son ambition est d’écrire « avant que le temps m’emporte », de transformer ses doutes et ses blessures en quelque chose d’universel. Ce faisant, il s’inscrit dans la lignée de Pablo Neruda, dont les Odes élémentaires chantaient les objets du quotidien pour en révéler la beauté cachée.

Le mythe réinventé : entre mémoire et critique

Dans Genèse, Djenidi revisite le récit biblique avec une audace qui lui est propre :

« Bibelots de genèse, et la voûte céleste se tut !

Qui aurait pu croire en de tels déboires ? »

En imaginant un dialogue entre Dieu et le diable, il interroge les notions de pouvoir, de justice et de responsabilité :

« L’enfer est mon royaume et je m’y sens protégé ! »

Ce poème rejoint les grandes œuvres critiques comme Le Paradis perdu de Milton ou Candide de Voltaire, où les récits classiques sont détournés pour questionner les dogmes religieux ou moraux. Chez Djenidi, cette réécriture devient une manière de réconcilier les mythes anciens avec les problématiques contemporaines.

L’intime comme champ de bataille : quand l’amour brûle

Dans Cruel Duel, le poète explore les contradictions du désir et de la domination :

« Tes mains chaudes se nichent entre les miennes,

Et le vent simplement nous coiffe de délicats baisers. »

Ce poème, mêlant douceur et violence, évoque les ambivalences de l’amour, où l’abandon devient à la fois une libération et une aliénation. L’intensité émotionnelle et charnelle qui s’en dégage rappelle les Sonnets de Shakespeare ou les poèmes de Verlaine, où la passion est à la fois salvatrice et destructrice.

Pourquoi la poésie est toujours essentielle

Dans une époque où l’attention est absorbée par les écrans et les flux d’informations, la poésie offre une respiration, une pause. Elle permet de redonner du poids aux mots et de reconnecter avec les émotions profondes. Hadlen Djenidi l’exprime parfaitement :

« Je veux vivre au subjonctif,

Fuir les méandres du vent passif. »

Comme Baudelaire, Lorca ou Prévert, il démontre que la poésie est intemporelle parce qu’elle interroge ce qui est fondamental : l’amour, la mort, le passage du temps. Dans Et cetera…, chaque poème est une tentative de capturer l’essence de ce qui nous échappe, tout en offrant une vision profondément humaine et accessible.

Une voix singulière et contemporaine

Et cetera… Poèmes et proses est bien plus qu’un recueil de poésie : c’est une traversée de l’âme humaine, un dialogue avec les grands auteurs du passé, et une réponse aux incertitudes du présent. Hadlen Djenidi, par sa plume vibrante et sa capacité à transcender le quotidien, s’affirme comme un héritier des grandes voix poétiques, tout en mettant en exergue une identité profondément contemporaine.

Ce livre est une invitation à croire encore au pouvoir des mots, à leur capacité de guérir, d’émouvoir et de changer le monde. À lire, à ressentir et à partager.