Pierre Ménat : « L’Europe manque d’agressivité et de réflexion stratégique »
INTERVIEW. Dans son nouvel ouvrage, le diplomate constate que l’UE est désarmée face à Washington, Moscou et Pékin, et plaide pour un Conseil de sécurité européen restreint et réellement politique.

Qui, parmi les citoyens, comprend les rouages complexes de l’Union européenne (UE) où se chevauchent les présidences, les institutions, les compétences européennes et nationales ? L’ancien ambassadeur Pierre Ménat, parce qu’il a été un conseiller de Jacques Chirac et l’ancien directeur des affaires européennes au ministère des Affaires étrangères, se déplace avec agilité dans ce mécano pour raconter dans quel état assez triste se trouve L’Europe entre Poutine et Trump. Le titre de son ouvrage ne fait pas mention du troisième homme, Xi Jinping, mais la Chine est bien présente à travers les près de deux cents pages de son ouvrage documenté.
Son diagnostic sans concession sur l’Europe face aux défis du moment débouche sur une proposition : créer un « Conseil de sécurité européen » réunissant les grands pays européens, seul format capable, selon lui, de donner à l’Europe le poids politique qui lui manque.
Le Point : L’Europe est-elle taillée pour affronter simultanément un président américain incertain, un Kremlin agressif et une industrie chinoise en expansion ?
Pierre Ménat : La réponse est évidemment non. C’est patent dans tous les domaines, à commencer par le cœur de métier de l’Union européenne : le marché intérieur et la politique commerciale. Les deux illustrations récentes sont frappantes. D’abord, cet arrangement avec les États-Unis – je refuse d’appeler ça un accord – qui aurait été formalisé différemment il y a vingt ou trente ans. J’ai participé aux négociations de l’Uruguay Round [cycles de négociations internationales dans le cadre de l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Gatt) entre 1986 et 1994, NDLR] : nous ne nous sommes pas laissé marcher sur les pieds. Aujourd’hui, nous n’avons rien obtenu.
Ensuite, regardez notre attitude face à la Chine. C’est incroyable : certes, nous sommes dépendants de la Chine, mais elle dépend tout autant de nous. La plupart des pays européens, Allemagne en tête, ont pour premier fournisseur la Chine. Une politique de fermeté aurait un impact réel. Donald Trump l’a tenté. Pour l’Union européenne, la Chine peut payer le prix d’une vraie fermeté. Mais nous ne l’avons pas fait. Nous adoptons des mesures au compte-goutte, de manière totalement insuffisante. Cela manque d’agressivité et même de réflexion stratégique.
Qu’en est-il de la défense et de la politique étrangère ?
Là, c’est encore pire. On crée des fonds, des dispositifs – l’Edip, le programme Safe –, mais on ne répond pas aux vrais problèmes. J’ai participé au Gatt puis, dix ans plus tard, à la convention européenne et au traité constitutionnel. À l’époque, Jacques Chirac avait fait une proposition intéressante qu’on a un peu oubliée : créer un poste de président du Conseil européen permanent. Malheureusement, qui choisit-on comme président de la Commission ou du Conseil ? Des personnalités qui, sans leur manquer de respect, n’ont pas l’étoffe nécessaire.
Peut-être aussi parce qu’aucun chef d’État ou de gouvernement ne veut leur céder une parcelle de son pouvoir…
Le résultat, c’est que la Commission, et notamment sa présidente, remplit ce vide, mais elle le remplit sans compétence dans les deux sens du terme : au sens juridique comme au figuré, et surtout sans légitimité démocratique directe. On a une prise de conscience d’un besoin d’Europe, donc on essaye de faire avec des initiatives disparates : tantôt c’est la Commission avec son bouclier anti-drones, tantôt c’est la « Coalition des volontaires » pour l’Ukraine lancée par Emmanuel Macron.
Justement, ces formats informels émergent – le triangle de Weimar ranimé, la « Coalition des volontaires » sur l’Ukraine, le format de Washington le 18 août dernier – ne sont-ils pas en train de créer, sur le tas, le Conseil de sécurité européen que vous appelez de vos vœux dans ce livre et les précédents ?
Le raisonnement est simple : d’un côté, l’Union européenne seule ne peut pas s’en sortir. De l’autre, les États pris individuellement ne le peuvent pas non plus. Je m’adresse notamment à certaines forces en France qui prétendent que notre pays peut rayonner tout seul. Ce n’est pas vrai, ni militairement ni politiquement.
Et avec 3 000 milliards de dette, ça se complique…
Nous avons, certes, l’arme nucléaire, c’est un atout, mais la dissuasion seule ne suffit pas. La France seule ne pèse pas. Quant à l’Otan, les structures sont taillées pour un commandement américain. Je me souviens d’un épisode vécu aux côtés du président Chirac. Il avait proposé la force d’intervention rapide en Bosnie. Mais une fois les choses lancées dans l’Otan, elles lui ont échappé.
Le 29 août 1995, quelques heures avant les frappes de l’Otan en Bosnie, le président Chirac est informé par le général Janvier – qui était sur le terrain – qu’il avait reçu des instructions du Saceur [le chef militaire de l’Otan, NDLR], lequel avait lui-même été instruit par le président Clinton. Donc, Clinton avait donné l’ordre sans consulter. C’est pour cette raison que Jacques Chirac avait commencé à vouloir entrer dans les structures de commandements de l’Otan. Nicolas Sarkozy l’a fait ensuite, mais ça ne résout pas le problème.
Vous proposez donc un Conseil de sécurité européen. Comment le mettre en place avec des pays comme la Hongrie, la Slovaquie, bientôt la Tchéquie ?
Je ne propose pas de le faire avec les Vingt-Sept. Ce serait volontaire, par un traité à part. Au départ, ça peut commencer modestement. Je prends l’exemple du plan Fouchet du général de Gaulle : il proposait un traité devant mener à une confédération. Ce n’est pas rien, une confédération. Ce n’est pas que de la poudre aux yeux.
Seule la France peut proposer une telle idée. Ensuite, il faut choisir ses partenaires, ce qui signifie en exclure certains…
Sans l’Allemagne, ce n’est même pas la peine. Je pense qu’il faut un accord entre la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Pologne. Si on part avec cette ossature – Weimar plus – et qu’on a ces quatre pays, c’est déjà pas mal. Après, si les Américains se trouvent face à un tel ensemble, ils se poseront aussitôt la question : comment vais-je le noyauter ?
Pourquoi personne ne reprend cette idée ?
À l’époque du triumvirat Delors-Kohl-Mitterrand, il y avait des gens qui réfléchissaient au long terme. Aujourd’hui, personne n’ose sortir du cadre.
L’Europe détricote les textes phares du « Pacte vert » sous l’appellation d’une « simplification ». Ce « Green Deal », comme on dit à Bruxelles, est-il une erreur stratégique ?
On a voulu faire du zèle. Et Macron continue en France en transposant de manière encore plus ambitieuse. On ne peut pas courir quatre lièvres en même temps. Il faut faire des choix : modèle social, modèle écologique, réindustrialisation, défense face aux États-Unis et à la Chine, face à la Russie militairement. Mais quel dirigeant aujourd’hui, à part Viktor Orban dans son genre, a le courage de dire aux Européens : « Pendant quelques années, on va arrêter avec telle priorité pour se concentrer sur telle autre » ?
Que se passerait-il si le Rassemblement national arrivait au pouvoir en France ?
Je ne suis pas sûr qu’ils aient vraiment réfléchi aux institutions européennes. Ils ont une ligne : il ne faut pas que la Commission empiète sur la souveraineté. S’ils prennent des dispositions dans ce sens, ils n’auront pas tort sur le principe. Mais sur les propositions positives, qu’est-ce qu’ils proposent ? Ils n’ont pas de personnel compétent sur ces questions.
Leur choix essentiel, c’est de ne pas quitter l’euro. À partir de ce moment-là, il faut bien vivre dans ce cadre. Regardez ce qui s’est passé en 1981 avec Mitterrand, en 1997 avec Jospin, en 2012 avec Hollande : ils arrivent avec des idées, puis ils s’adaptent à la réalité.
Le RN veut sortir du marché européen de l’électricité.
Sur le marché de l’électricité, ils pourront négocier, comme l’ont fait les Espagnols et les Portugais avec leur clause ibérique. Sur la contribution française au budget européen, ils pourront rouvrir le débat, même si les Allemands diront : « Nous aussi alors ! »
Le vrai problème va exploser lors de la prochaine négociation du cadre financier pluriannuel 2028-2034. Là, tout le monde – pas seulement le RN – dira qu’il faut baisser la contribution. Les Allemands veulent déjà réduire le budget européen, notamment la PAC de 20 %. Avec le grand emprunt du plan de relance européen à rembourser – 5 à 6 milliards par an pour nous Français – et nos dépenses qui augmentent, la situation va devenir intenable. Même un gouvernement contestataire obligerait peut-être les Allemands à négocier autrement.
Jacques Chirac, en son temps, aurait-il pu anticiper ce qu’est devenu l’Europe aujourd’hui ?
Il y avait réfléchi, notamment avec l’élargissement. Lui était conscient d’une idée simple : si on élargit, il faut renforcer les institutions, les approfondir. Et le problème, c’est qu’on n’a pas réussi. Il en était conscient, aussi bien lors de la négociation du traité de Nice qu’à la convention. On a failli.
Je ne pense pas qu’à l’époque il voyait venir un monde à nouveau en guerre. Pas au moment où il était président. Il était déçu par un certain nombre de choses. Il a peu parlé de l’Europe publiquement – il était découragé par ses communicants –, mais il avait des convictions plus fortes qu’on ne le pense. L’appel de Cochin était loin derrière lui. Il m’a dit un jour : « J’ai dit une bêtise. » Mais il avait au moins le mérite de le reconnaître.


Jérôme Enez-Vriad a lu « Une jeunesse Levantine » de Michel Santi




La limite de Hayflick renvoie à l’un des plus anciens mythes de l’humanité : l’Épopée de Gilgamesh. Si l’homme veut toucher l’immortalité, doit-il l’envisager ici-bas ou ailleurs ? La réponse des Anciens est sans appel : l’immortalité d’une personne elle-même n’est pas envisageable, mais celle de ses traces : actes, œuvres, gestes par lesquels elle aura marqué l’histoire, est le lot commun de tout immortel. La limite de Hayflick atteste du contraire : la vie éternelle ici-bas sera (peut-être) bientôt envisageable.