Longtemps j’ai espéré pouvoir faire cette expérience philosophique de pensée : prendre au sérieux une voyante, laisser être son art. Eh bien, en lisant Valérie Fauchet, c’est chose possible. La voyante et le philosophe peuvent se rencontrer. Que nul ne se méprenne ! Valérie Fauchet n’est pas une voyante telle que la bande dessinée et le cinéma en offrent les clichés pittoresques. Ni Madame Irma ou Madame Soleil, ni Elisabeth Teissier, ni quelque newageuse frénétique, ne sont des figures permettant de la cerner. Elle ne fait pas commerce de son don si étonnant. Son livre – co-écrit avec Marie-Noëlle Dompé – Une voyante passe aux aveux extériorise cette expérience intime qu’est la voyance. Il raconte à son lecteur la découverte puis le progressif domptage de ce don. Car, il faut une âme de dompteur pour le maîtriser, ce don, forme exacerbée de l’intuition ! Pour ménager l’existence sans être dévoré par lui !
Qu’est-ce que voir ? Question de photographe, question de peintre, question de poète, dira-t-on. Rimbaud exigeait du poète qu’il se fît « voyant ». Question de philosophe aussi : « or, c’est proprement avoir les yeux fermés sans tâcher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher », écrivit Descartes. Philosopher, c’est ouvrir les yeux de l’âme. Bergson, quant à lui, présente l’intuition sous les aspects d’une vue directe par l’esprit de son objet. L’approche bergsonienne n’est pas très éloignée de ce que nous dit Valérie Fauchet. Pourtant ce que voit la voyante n’est pas la même chose que ce que voit le philosophe, fût-il Bergson, se rapprochant sans doute de ce que voit le poète. Le philosophe voit l’intelligible, autrement dit l’idée, l’abstraction, quand peintres, poètes, et voyantes, voient une autre espèce d’invisible. Ce que voient les philosophes, tous les autres humains le peuvent voir aussi en suivant sa démarche. De même que, grâce à l’art, tous nos congénères peuvent voir l’invisible que voient le peintre et le poète. Mais ce que voit la voyante, nul autre qu’elle ne le peut voir. Autrement dit : on peut voir avec le peintre, avec le poète, avec le philosophe, en leur compagnie, en suivant les linéaments de leurs démarches, en les accompagnant dans leurs arts, dans leurs méthodes, mais on ne peut voir avec la voyante, on ne peut voir en même temps qu’elle ce qu’elle voit. La voyante voit ce qui n’est pas fait pour être vu, qui bouscule les cadres du temps, son aller-et-venir bien réglé, soit que l’invisible s’impose à elle spontanément, comme un éclair dans un ciel pur, soit qu’elle le provoque au moyen d’artifices appropriés.
Surgit ainsi l’idée d’une vue sans les yeux, d’une vue qui neutralise le regard physique, – la vue intérieure. Car c’est bien une vue intérieure, fixée sur l’âme tendue comme un écran de cinéma, où défilent, sans que jamais l’on puisse deviner qui en est le projectionniste, sans même que l’on perçoive leur source, souvent sans que l’on soit averti de la date et de l’heure des séances, des séquences d’avenir et de passé venant s’imposer dans le présent. L’espace de cette projection – Valérie Fauchet parle de « diapositives » se succédant rapidement – la vue intérieure se substitue à la vue oculaire.
La voyante se dit médium. Il importe de différencier : voir ce qui n’a pas encore eu lieu, et communiquer avec les morts, même si l’on peut supposer, à condition d’accepter l’idée d’une vie après la mort, que les trépassés se servent de la voyance pour expédier des messages aux vivants. La première de ces facultés suppose l’existence d’un destin, d’une prédestination, ce qui met en difficulté la notion de liberté, de libre-arbitre, de création ; moins onéreuse pour les idées de liberté et de nouveauté, renforçant la notion d’individualité, donc au fond de libre-arbitre, la seconde ne contraint à accepter que la possibilité d’une vie après la mort et l’existence d’un monde invisible, hypothèses qui, bien que se heurtant aux apparences matérielles, ne comportent aucune impossibilité logique. Les deux – voyance et médiumnité – peuvent se concevoir séparément. Chez Valérie Fauchet, de son propre aveu, ces deux facultés s’épousent.
Dans l’expérience intellectuelle de toute personne qui pense, le destin, la liberté, et la mort, sont des labyrinthes. Comment peut-on voir un événement qui ne s’est pas encore produit, tout en sachant que l’homme est un être libre ? Comment se fait-il que la voyante nous avertisse d’un destin (par exemple un accident), que nous pouvons modifier en tenant compte de son avertissement ? Ici se découvre le labyrinthe du destin et de liberté. Destin, qui signifie destination, lieu d’arrivée, est un mot plus juste pour signifier ce qui doit se produire, que nécessité, mot qui enveloppe un complément, « aveugle ». Le destin est intelligent, la nécessité est aveugle. La question s’était posée autrefois à Leibniz, d’accorder dans son système philosophique la prédestination avec la liberté, l’harmonie préétablie avec le libre-arbitre. Le célèbre philosophe allemand n’a pas trouvé la sortie définitive de ces labyrinthes, – tout simplement parce qu’il n’y en a pas. « Dieu incline sans nécessiter », affirma-t-il : tout est prévu, puisque Dieu opte pour le meilleur monde possible, et pourtant nous sommes libres. Ce qui revient à proclamer que la contradiction entre prédestination et liberté n’en est pas une ! Les contraires apparents, par exemple le destin et la liberté, restent vrais en même temps, toute tentative de dépasser la contrariété au moyen d’une dialectique s’avérant, comme ce le sera chez Hegel, un échec. Les choses se passent comme si la représentation de la réalité dans la pensée devait demeurer semblable à un corps écartelé, entièrement ouvert à jamais, aux contradictions suppurantes, un organisme impossible par nature à recoudre. De fait, ces labyrinthes n’ont pas d’issue, ni dans la réalité ni dans la pensée.
Devant le réel, nous sommes peut-être semblables à ces chiens qui gambadent autour de leur maître pendant la promenade, multipliant par leur course joyeuse cercles et ovales autour de lui, sans se douter que le monde dans lequel il vit est infiniment plus vaste et complexe que l’idée qu’ils s’en font. Sans, par exemple, savoir que leurs trajets sont des cercles et des ovales. Sans non plus soupçonner qu’il existe tout un univers d’idées qui occupe l’esprit de leur maître. Il faut être honnête, abandonner le rassurant déni : il se passe quelque chose, la voyante voit quelque chose que nous ne voyons pas. Quelque chose de ce monde plus vaste. Comme si des bribes du passé et de l’avenir venaient briser la compacité du présent, laissant passer quelques rais d’une lumière qui n’est pas celle de notre univers habituel. Le livre de Valérie Fauchet remet à vif, dans l’esprit de son lecteur, les dédales de ces labyrinthes. Il l’expulse de sa zone de confort intellectuel. Expérience intime, la voyance – au même titre que la médiumnité – n’est pas forcément déraison, délire relevant de la simulation ou de la psychiatrie. Elle exprime peut-être une autre facette de la raison, que nous peinons à comprendre ; elle exprime sans doute la communication avec d’autres aspects de la réalité que ceux auxquels l’ordinaire de notre existence se tient. Peut-être… Cette belle expérience de pensée s’achève sur un : peut-être.
*Valérie Fauchet, Une Voyante passe aux aveux, entretiens avec Marie-Noëlle Dompé, Editions Ipanema, 2019, 235 pages, 17,90€.