Entretien avec François de Coincy : « Emmanuel Macron fait partie des gens qui croient que l’argent règle tout »

Par Marcalpozzo

Entretien avec François de Coincy : « Emmanuel Macron fait partie des gens qui croient que l’argent règle tout »Dans un essai, Sept idées libérales pour redresser notre économie, éditions L’Harmattan, 2022, militant pour une « vraie » économie libérale pour la France, l’auteur et économiste expose un certain nombre d’idées originales et iconoclastes faciles à mettre en œuvre. Cet entretien est paru dans le site de la revue Entreprendre. Il est désormais en accès libre dans l’Ouvroir.

Entretien de Dominique Motte dans Entreprendre

Entretien avec Dominique Motte : sur quel modèle est fondée la démocratie ?

Propos recueillis par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste

Dominique Motte est suisse par sa mère et français par son père. Durant de nombreuses années dans les affaires, avant d’être consultant, il rachète l’IFOP en 1988. Homme de terrain et d’engagements, sa connaissance du monde des affaires et des enjeux législatifs, lui ont inspiré des milliers de notes, afin d’établir et réfléchir au meilleur modèle démocratique. Serait-il français ? Américain ? En réalité non, le seul exemple qui l’emporte à ses yeux et l’exemple suisse. De la démocratie en Suisse (La Route de la soie, 2021), est ouvrage qui se présente comme un dictionnaire, et qui nous instruit sur un modèle démocratique dont la France serait bien inspirée de copier… Je l’ai rencontré dans un restaurant du XIVe arrondissement de Paris. Il en est ressorti cet entretien.

Marc Alpozzo : Vous nous proposez un dictionnaire de la démocratie, intitulé De la démocratie en Suisse (La Route de la soie, 2021), réponse évidemment subtile à Alexis Tocqueville et son De la démocratie en Amérique. Pourquoi ce titre ? Prétendriez-vous que la vraie démocratie se trouve du côté de la Suisse ?

Dominique Motte : Un des grands outils de la démocratie est le principe de la subsidiarité déjà mis en œuvre par Aristote, élève de Platon, dans les années 350 av. J.-C.

L’apparition des Etats-Unis quelques années plus tard donna l’occasion à Abraham Lincoln en 1863 de déclarer…du peuple, par le peuple, pour le peuple.

Quelque part au milieu de ces siècles, en août 1291, quelques représentants de trois tout petits cantons primitifs, se sont rencontrés secrètement pour mettre en commun leurs forces afin de contrer les baillis autrichiens et prêter serment. Ils conservaient leurs pouvoirs régaliens tout en créant ex nihilo une confédération qu’ils nommèrent Suisse, eux-mêmes s’appelant confédérés, et surtout sans capitale et sans président. Seule une assemblée de députés appelée Diète fédérale dès les années 1500, perdurera jusqu’au 12 septembre1848, date de la nouvelle constitution moderne.

Alexis de Tocqueville, sur la base de plusieurs séjours en suisse et du livre critique édité en 1843 « de la démocratie en suisse « d’Antoine-Elisée de Cherbuliez, suisse de son état, déclarait le 15 janvier 1848 concernant la démocratie suisse : » on peut dire inédit dans le monde… le système suisse est exemplaire… démocratie pure… » termes qui valent reconnaissance.

Je plaide pour plus de 730 années de démocratie, certes peu formalisée dans ses débuts, employée comme outil de gestion de la mise en œuvre de la politique. A rapprocher des résultats économiques, industriels, financiers, sociaux, etc. obtenus aujourd’hui.

Alors oui je pense réellement que vers chez les suisses se trouve la vraie démocratie directe !

Ils l’ont prouvé, et ne l’ont pas usurpé.

M. A. :  À l’entrée « Démocratie », vous écrivez : « La démocratie est le régime politique dans lequel la souveraineté est détenue par le peuple, c’est-à-dire que toutes les institutions et décisions politiques ont pour fondement un consentement du peuple. » Avec le référendum français sur le Traité de Lisbonne en 2005, qui a obtenu une majeure partie de votes « Non », bafoué en 2007, on peut dire que la France est le mauvais élève de la démocratie, si l’on s’en tient à cette définition de la démocratie. Comment appelez-vous la démocratie en France ?

D. M. : Je me permets de rectifier une petite inexactitude. Quand vous dites que toutes les décisions politiques ont pour fondement un consentement du peuple, il faut comprendre que le peuple ne vote pas les lois qui sont elles votées par l’assemblée fédérale. Mais un citoyen peut, en cas de désaccord avec une loi votée, déposer une initiative populaire pour la faire modifier voire la retirer.

Je ne dirais pas que la France soit un mauvais élève, je ne le crois pas. Mais alors on parle de démocratie indirecte dite représentative comme il y en a des dizaines dans le monde que je préfère ne pas citer. Je reconnais qu’il faudrait établir les critères des appellations démocratie permettant de faire apparaître les différenciations.

Je dois avouer que je ne connais pas la différence entre un référendum du 28 octobre 1962 à partir duquel on modifie l’article 11 de la constitution, et un référendum du 29 mai 2005.

C’est un peu comme celui organisé pour l’aéroport de Nantes, on peut appeler cela un sondage d’opinion. Ou alors quand en 1969 on vote pour un double objet sénat/avenir de l’exécutif, je dois dire que vu de suisse qui vote pour un référendum=un objet, une certaine confusion s’installe.

 Le référendum en suisse est au-dessus de toutes les institutions y compris l’assemblée fédérale et fait l’objet de l’article de la constitution article 140.

M. A. : À l’entrée « Démocratie directe », vous écrivez que « le peuple prend part aux décision politiques du pays par le droit de vote, mais il peut également soumettre des idées et modifier les lois ». Les soupçons en générale à propos de la proposition du R.I.C. qui était au centre des revendications des Gilets jaunes et dont l’objectif était de faciliter la consultation du peuple, sans associer le Parlement en amont comme c’est le cas pour le référendum dit « d’initiative partagée » tant chez les hommes politiques de tout bord que dans l’opinion. Pourquoi pensez-vous, que la démocratie directe fasse tant peur en France, et quel sera sa plus-value pour le peuple français ?

D. M. : Je dirais tout d’abord qu’il faudrait que chaque citoyen cherche à se comporter comme un souverain. Ce qu’il est.

Voilà quatre thèmes qui permettraient un changement de comportement pour éloigner cette peur.

Peut-être intégrer le fait qu’il est moins humiliant d’obéir à un pouvoir qui se présente comme émanent de nous-mêmes, que de subir la contrainte d’une force directe et extérieure. Nous avons eu notre Guillaume Tell !

Peut-être intégrer la phobie d’un pouvoir concentré et tout puissant.

Peut-être constater que les grandes inflexions sont inexistantes en Suisse.

En tous cas accepter le 50.1% et donc forcément la proportionnelle.

Vous constaterez alors que les problèmes se résolvent comme par enchantement. Vous pouvez suivre les 41 objets en cours de signature ; au début 2022 il y avait 23 initiatives et 18 référendums.

Quant à participer à une initiative populaire partagée, c’est pour moi inconcevable étant donné que c’est un droit de tout citoyen pris individuellement, de mettre en cause une loi votée justement par l’assemblée fédérale. Pourquoi voulez-vous qu’il s’associe avec ceux qui ont votée la « dite » loi ? C’est juste une ineptie.

M. A. : Actuellement la Constitution française prévoit la possibilité d’un référendum dit « d’initiative partagée », pouvant être lancé par un cinquième des membres du Parlement, soutenus par un dixième des électeurs, soit plus de 4,5 millions de personnes ? Qu’en pensez-vous ?

D. M. : Si je peux me permettre de vous demander de quand date cette possibilité 2008 – 2013

2014 -2015 ? et combien de référendum de ce type ont été organisé ? Je pense 0 !

C’est juste une blague.

M. A. : Votre dictionnaire est très riche et mérite le détour. Je ne pourrais m’attarder sur chaque entrée, mais il suffit de s’arrêter sur son sommaire, qui est prolongé d’ailleurs par votre site, pour comprendre que la démocratie en Suisse est très complète. Que vous a inspiré cette mise au ban, en 2017, d’un parti politique en France, le R.N., par l’ensemble de la presse, ou presque, alors que sa présidente, Marine Le Pen, arrivait au second tour de l’élection présidentielle, représentant 7 678 491 de voix, soit 21,30% des suffrages exprimés, sans compter les élus et journalistes qui demandent aujourd’hui, à ce que l’on interdise Éric Zemmour d’antenne ? Pensez-vous que c’est un déni de démocratie ?

D. M. Si vous êtes favorables au référendum, comme beaucoup de candidats à la présidentielle, et non des moindres, vous êtes forcément pour le proportionnelle intégrale.

C’est inconcevable autrement.

Par ailleurs l’article 16 de la constitution suisse stipule que toute personne a le droit de former, d’exprimer, et de répandre librement son opinion.

Je sais que certains dirigeants n’ont pas bien retenu la leçon : Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine, Benito Mussolini, Kim Jong-Un, et sont rentrés chez eux après des séjours de plusieurs années en Suisse, sans avoir lu l’article 16.

Alors conseillez vos élus et journalistes de bien lire notre article 16 !

Dominique Motte, De la démocratie en Suisse, La Route de la Soie Editions, 2021.

Dominique Motte

Né en 1942 de nationalité suisse par ma mère et française par mon père.

Pendant plus de vingt-cinq années dans le golf :

– édition du mensuel Golf Européen en 1969

– construction d’une vingtaine de parcours dès 1965

– création du trophée Lancôme en 1970 puis organisation d’une douzaine d’ open nationaux tant en Europe qu’en Amérique du Sud  associé avec IMG -Mc Cormack

– réalisation d’un guide : les 1’000 meilleurs parcours du monde

En 1988, en s’associant au cabinet Bossard Consultant, il rachète l’IFOP. 

En 1995, il reprend un laboratoire de cosmétiques.

Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres

Actualitté met Emmanuel Jaffelin à l’honneur (merci à Etienne Ruhaud)

Une nouvelle voie vers le bonheur pour Emmanuel Jaffelin

Le développement personnel connaît actuellement un essor incroyable. En témoignent les rayons de nos librairies. Chacun y va de sa proposition pour réussir, être épanoui, mener une bonne vie, devenir riche et célèbre, rester au mieux de sa forme. Aucun de ces coachs, de ces auteurs à succès, ne semble pourtant répondre à la question première : qu’est-ce que le bonheur ? Et en quoi le fait d’acquérir toujours plus ou de vivre de plus en plus longtemps, pourrait nous permettre d’y accéder, de le rendre durable ? Par Etienne Ruhaud.

ActuaLitté

Soumis à l’angoisse de la mort, mais aussi à la crainte du déclassement, nos contemporains cherchent parfois le bonheur là où il ne saurait résider, ou se trompent de direction… 

Face au malheur

Nous sommes souvent stupéfaits lorsque des personnes au faîte de la gloire, de la réussite, se suicident. De fait, qu’est-ce qui rend heureux ? Et pourquoi tant d’hommes, ou de femmes, pourtant favorisé(e)s par le sort, ne semblent pas comblé(e)s ?

Peut-être convient-il d’abord de définir ce qu’est le bonheur, en quoi il consiste. Partons, en premier lieu, du constat suivant : la technoscience ne nous a pas nécessairement rendus heureux. L’espérance de vie s’est considérablement allongée et pourtant nous n’avons jamais autant craint la violence, la disparition.

La plupart d’entre nous ne croit plus en l’au-delà, et de fait nous ne nous consolons plus en espérant aller au Ciel. Longtemps admis, le décès d’un enfant constitue ainsi un drame, alors que cela s’inscrit dans l’ordre des choses. Beaucoup cèdent pourtant au sentiment d’injustice. Comment, dès lors, accepter le réel, accepter précisément le deuil d’un être cher, jeune ? 

Dans un premier temps, admettons que ce que nous nommons « mal » (la mort prématurée, le viol, le meurtre, la vieillesse, etc.) n’a rien d’exceptionnel, mais constitue une possibilité. Possibilité que nous devrions, dans l’absolu, accueillir avec détachement, dans la mesure où nous n’avons aucune prise sur le temps.

Inévitable, la souffrance physique et/ou la maladie peut ainsi générer du malheur, ou, paradoxalement, du bonheur. Tout dépend en réalité de notre état d’esprit, comme nous le montre l’exemple de Stephen Hawking : affrontant une sclérose latérale amyotrophique, le physicien s’est concentré sur sa vie intérieure, intellectuelle, produisant ainsi de brillants postulats, devenant un savant reconnu.

Il en va de même quand le méchant nous attaque. Soit nous nous révoltons, et cédons à la passion, au malheur. Soit, tel le stoïcien Épictète, nous choisissons de demeurer fort, maître de la situation, tandis que notre agresseur, lui, reste en position de faiblesse, car esclave de ses (mauvaises) passions ou de la cruauté qui l’anime, qui le ferait alors tomber dans la passivité.

Qu’est-ce que l’heur ?

Ni bon, ni mauvais en soi, l’heur, qui désigne le moment, la chance, demeure purement fortuit. Surgit inopinément, l’heur du coup de foudre est ainsi lié au hasard. De même, les gagnants du Loto ont-ils simplement connu la chance, l’heur de cocher les bons numéros.

Toutefois ni l’heur du coup de foudre, ni l’heur du gain financier subit, ne sauraient nécessairement conduire ni au bon-heur, ni au mal-heur. Notre comportement peut faire de cet « heur », justement, quelque chose de positif, ou de négatif. Le coup de foudre peut ainsi mener à la dépression, au suicide, en cas de rupture, quand le fait de devenir subitement très riche peut faire perdre la tête, dépenser inconsidérément, être harcelé par son entourage. Seule une attitude rationnelle, raisonnable, détachée des passions, nous permettra d’envisager l’heur avec sérénité, et donc de le transformer, de le bonifier en quelque sorte.

Semblablement, s’il est préférable d’être riche, en bonne santé, ou de connaître la gloire, il ne s’agit guère de phases transitoires, contingentes. La santé, comme la jeunesse, comme la célébrité passent, s’éteignent, et un pauvre sera souvent plus heureux qu’un riche, un malade plus heureux qu’un sportif. D’où l’importance de garder une position détachée, d’admettre la fugacité, sinon la futilité de l’heur. 

Vers la liberté, vers la félicité

 Le désir, plus que la passion, peut donc mener au bonheur. Prisonnier de sa passion, par exemple de son coup de foudre, l’individu ne peut plus finir que par souffrir, et ne sera pas libre. Non obstant, il paraît très difficile de dominer l’heur, soit les évènements qui adviennent, et qui fondamentalement ne dépendent pas de nous, puisque nous sommes en réalité régis par des causes qui nous dépassent.

Dès lors, la félicité, le bonheur, ne consistent pas dans l’aversion à l’égard de tel ou tel heur (tel un tsunami, ou un cancer), ni dans le désir à l’égard de tel ou tel préférable (la gloire, la santé, etc.), mais bien dans la liberté, soit dans le fait de savoir que nous sommes déterminés, que tout est contingent.

Seule cette même liberté permet justement d’accepter ce qui demeure inéluctable, en étant conscient, et plus encore d’anticiper, afin de ne pas être surpris. Être libre, c’est donc, étrangement, se savoir déterminé et accueillir l’heur tel qu’il se présente, soit possiblement le transformer en bon-heur ou en mal-heur. En ce sens, le bonheur ne vient que de nous, de notre intelligence. 

Un essai pédagogique, accessible

Agrégé de philosophie, auteur de neuf ouvrages, dont certains vendus à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, Emmanuel Jaffelin répond donc au pari initial, formulé dès l’introduction : tenter de comprendre ce qu’est le bonheur, et se donner les moyens d’y arriver. Dépassant les lieux communs, déployant une série de raisonnements complexes, mais relativement accessibles, l’auteur tente de fournir des réponses, en perturbant nos idées reçues, en bousculant nos schémas, nos habitudes. S’appuyant également sur une série d’exemples, situations concrètes ou souvenirs de lecture ou de films.

Emmanuel Jaffelin définit une voie exigeante, mais malgré tout à notre portée. Le ton est souvent familier, direct, le penseur tutoyant son lecteur, comme s’il s’agissait d’une simple discussion, ou comme s’il s’adressait à un ami. Plusieurs grands penseurs, sont également évoqués, enrichissant la réflexion du lecteur devenu complice, compagnon. Par-delà la vulgarisation, le désir de créer une philosophie populaire, Emmanuel Jaffelin signe là un livre vrai, riche, un vade-mecum.  

Emmanuel Jaffelin Michel Lafon
Célébrations du bonheur. Guide de sagesse pour ceux qui veulent être heureux
02/09/2021 175 pages 12,00 €

Grand entretien de Jean Winiger dans Lettres capitales

Grand entretien : Jean Winiger : « Le personnage d’une œuvre est toujours plus complexe que ce qui nous relie à lui »

 

 

L’auteur, l’acteur et le metteur en scène Jean Winiger publie aux Éditions L’Harmattan le roman Un amour aveugle et muet. Il s’agit d’un récit sous forme de « conversation avec des êtres imaginaires » que le narrateur trouve « plus enrichissante qu’avec un être réel ». Loin de se substituer à une paraphrase, le sous-titre Une passion française et russe invite le regard du lecteur à se tourner vers un angle romanesque à double focale qui conjugue avec virtuosité le champ culturel et celui de l’intime. Invité à jouer une pièce de théâtre inspirée de l’œuvre de Vassili Grossman, l’acteur français Pierre Westman plongera dans une Russie en pleine mutation. Sur scène, il aura l’occasion d’approfondir, à travers le personnage de Victor Pavlovich Strum, le sens des mots du grand écrivain, auteur de Vie et destin, et de mesurer leur portée universelle. Son hôte, Assia Markova Tchouïkova, elle-même actrice et épouse d’un oligarque, mais surtout petite-fille du grand héros de Stalingrad, le général Vassili Ivanovitch Tchouïkov, va l’aider à jouer la pièce de théâtre, malgré les oppositions du régime. Va-t-elle réussir dans cette entreprise, et quels seront les liens qui vont se tisser entre Pierre Westman et elle ? Jean Winiger a gentiment accepté à répondre à nos questions.

Votre héros, Pierre Westman, ne cache pas sa fascination pour la Russie qu’il avoue éprouver depuis son adolescence. Cette passion est en fait la vôtre, compte tenu de tant de détails autobiographiques que vous livrez en parlant de la découverte par votre personnage des livres de Dostoïevski. Comment est née cette passion et quel rôle – au sens propre et figuré – a-t-elle joué dans votre vie ? Est-ce que c’est cette passion qui nourrit et qui justifie le sous-titre de votre roman ?

Oui, passion, avec un double sens : amour intense et douleur. Je me permets quelques souvenirs et confidences. Je suis issu d’un milieu paysan modeste, où la vie était dure ; mais où elle était belle aussi. Très tôt j’ai regardé vers l’Est, peut-être parce que la lumière du matin en venait. La Russie ? Je dois dire qu’elle m’a parlé à 13 ans par Dostoïevski. Par un dimanche pluvieux d’ennui dans mon village, le curé qui avait perçu mon état me donna à lire Le Joueur et L’Éternel mari d’un certain Dostoïevski. Révélation. Ces livres parlait de moi parce que je reprochais à mon père son côté joueur, lui si amoureux de ma mère, ce qui me mettait à la deuxième place dans son cœur. J’ai utilisé cette scène dans mon roman. Puis, ma mère donna naissance à des frères jumeaux. L’échographie n’existant pas à l’époque, mes parents avaient prévu un nom. Mon père me demanda, à moi l’aîné, de désigner le deuxième frère, et je dis « Yvan », parce que j’étais en train de lire Les Frères Karamazov. En famille, on osait s’affronter, mes parents le toléraient, ou peut-être l’encourageaient. Mais toujours on se retrouvait, par exemple les soirs d’hiver ; nous n’avions qu’un mauvais poste de radio ; de ce fait mon père nous occupait : Allez, les enfants, on joue au théâtre ! On se déguisait, on improvisait une pièce devant ma mère assise en bout de table et mon père disait : Maman fait le public. Dieu ! Que d’émotions ! Notre pauvreté se paraît de beauté, de liberté, et de bonté. Ce que je retrouvais dans la littérature russe, et aussi dans la peinture d’un Chagall où, comme dans mon imagination, les gens, les bêtes, les maisons prenaient le ciel bleu pour terrain de jeu. La Russie me devenait un sésame pour essayer de comprendre le monde, les forces et enjeux des pouvoirs, et la finalité de l’existence : et quand, bien plus tard, Grossman me devint proche, je dirais fraternel, ma passion douleur fut autant amour intense… Ai-je répondu à votre question ?

Oui. Un autre moment essentiel dans la vie de Pierre Westman est la rencontre avec l’œuvre de Vassili Grossman, surtout avec son immense roman Vie et destin. « La découverte de l’œuvre de Grossman – avoue-t-il – l’interprétation sur scène de son personnage de Strum m’ont procuré un de ces vifs plaisirs rarement vécu dans ma vie et mon travail artistique. » Comment comprendre cette fascination – un synonyme qui va parfaitement avec la passion dont nous parlions plutôt – de l’acteur et de l’homme de théâtre qu’il est ?

J’ai découvert Grossman tardivement, lors du premier confinement. Ses deux livres ayant pour sujet la bataille de Stalingrad, Pour une juste cause et Vie et destin, deux fois plus de 1000 pages, je les ai dévorés. Mais ce n’est pas seulement l’histoire de la famille Chapochnikov de Stalingrad qui m’a fasciné. Grossman, romancier, faisait des descriptions et des scènes si justes, si vivantes, si poignantes que je les voyais en film ou en théâtre. Les soldats, les habitants, même les animaux ou la nature de la taïga me devenaient réels. Et j’entrais dans cette histoire russe en y incorporant ma propre histoire occidentale avec mes tourments et mes enthousiasmes, mes doutes et mes croyances ; j’étais interrogé par Grossman, surtout par son personnage de Strum auquel je pouvais m’identifier comme si j’avais eu à le jouer. Mais, comme un point d’orgue ou une note en basse continue, la défense de la bonté face à l’oppression répondait à ce que je croyais depuis toujours, fortifiait mon empathie, cette belle valeur pourtant trop souvent décriée de nos jours.

Arrivés à ce stade, et avant de suivre le fil narratif de votre livre, je ne peux pas m’empêcher de vous poser la question si ce Pierre Westman n’est pas en réalité votre alter-ego, votre double ? Sa complexité, sa manière d’interpréter son personnage, sa vision et son acuité de voir et de comprendre la réalité ne relèvent-elles pas de ce lien intime entre vous et votre personnage ?

Mon alter-ego ? Oui et non. Un personnage d’une œuvre est toujours plus complexe que ce qui nous relie à lui ; ou, si l’on veut, il appelle notre complexité pour l’éclairer, nous la rendre consciente. Comme Pierre Westman, j’ai eu beaucoup de mal à m’engager en politique ; comme lui mes amours ont été des ratages ; comme lui encore j’ai de la répulsion pour la révolution ; comme lui je suis plutôt croyant et comme lui je suis acteur et auteur de théâtre. Mais je ne suis pas Pierre Westman qui est hésitant face à la bonté. La bonté de mes parents, de ma mère et ma grand-mère, si elle est aussi celle de la mère et de la grand-mère de Pierre Westman, ne m’a pas rendu, comme lui, hésitant à la vivre. Cette bonté a été et demeure mon élan vital.

Toujours concernant cette intimité créatrice, nombreux sont les aspects qui prouvent un lien profond entre l’acteur et le personnage de Strum qu’il interprète sur scène, allant jusqu’à s’identifier et faire communs des détails de leurs biographies : les relations avec les parents respectifs, leurs origines, et même leurs épouses. Pourquoi Pierre ressent-il le besoin d’aller si loin dans cette fusion avec son personnage, y a-t-il là une démarche nécessaire, voire obligatoire pour un acteur afin de réussir l’interprétation de son rôle ?

Votre question pointe quelque chose d’essentiel pour l’acteur et son personnage. Nous, acteurs, n’entrons pas « dans la peau du personnage », c’est plus subtil ; disons plutôt que nous trouvons et développons des réalités de nous-mêmes qui peuvent être celles du personnage ; le personnage nous appelle à amplifier ou à éclairer notre réalité pour donner vie au personnage. C’est là un acte d’abandon et d’amour. Et une exigence de service au créateur du personnage et à son œuvre. Alors, personnages et personnes deviennent frères. La biographie d’un personnage, souvent seulement esquissée par l’auteur – mais ce n’est pas le cas de Strum par Grossman – l’acteur a à l’imaginer, à la rendre réelle pour lui et son jeu. C’est vrai que Pierre a besoin d’entrer en fusion avec son personnage de Strum ; j’ai exagéré cette fusion qui peut se révéler un danger pour l’acteur qui perd alors cette fameuse « distanciation » permettant plus de vérité à son jeu. Mais je crois aussi que Pierre évite cet écueil. Je le suggère dans des réflexions qu’il se fait à des moments de réaction du public. Et il y a aussi le style, la force des mots, les sensations qui en découlent, qui évitent à Pierre de se « fondre » dans son personnage de Strum. À ce sujet, je me rappelle cette anecdote rapportée par Jean-Louis Barrault sur Copeau, lequel avait entendu un ouvrier dire que grâce au dépouillement de son théâtre « on voyait les mots ». Les mots de Grossman, même traduits, on les « voit », ils ont cette force favorable à la création de l’un de ses personnages.

Au fond, que dit Un amour aveugle et muet, la pièce jouée par Pierre Westman ? Arrêtons-nous pour l’instant sur la conception de Grossman explicitée dans le motto tiré de Vie et destin que vous avez choisi : « L’amour aveugle et muet est le sens de l’homme ».

Pour répondre à votre question pertinente, je recommande la lecture de la thèse d’Anne Coutant L’individu soviétique de Vassili Grossman, Université Grenoble Alpes. On y voit comment Grossman est passé d’un écrivain purement soviétique à un auteur réfléchissant aux excès du pouvoir de son temps. On comprend comment sa biographie, par exemple l’assassinat de sa mère juive, l’a amené, lui Juif athée, à la force – que je dirais christique – de la bonté. Après la censure exercée sur Vie et destin, il écrit à la fin de sa vie des livres comme Repos éternel, Tout passe, ou le dernier La Paix soit avec vous. Titres et livres émouvants disant son « âme ». Bonté de l’âme de son personnage de Sofia Ossipovna Levintone dans Vie et destin qui « choisit la mort plutôt que la vie en passant sous silence sa qualification de médecin, restant ainsi dans l’enceinte d’une chambre à gaz, aux côtés d’un enfant orphelin ». De son côté, Tzvetan Todorov relève bien la beauté et la force de l’œuvre de Grossman, comme en citant à son sujet ces mots de Tchekhov Il était temps pour chacun de nous de se débarrasser de l’esclave qui était en nous ; cette voie de Tchekhov, c’était la liberté, un grand thème de Grossman lorsque son personnage de Strum est menacé par le pouvoir. Mais revenons à mon titre Un amour aveugle et muet emprunté à Grossman que je cite : Le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance. Elle est invincible. Plus elle est insensée, plus elle est absurde et impuissante et plus elle est grande. Le mal ne peut rien contre elle ! Les prophètes, les maîtres de la foi, les réformateurs, les leaders, les guides ne peuvent rien contre elle ! L’amour aveugle et muet est le sens de l’homme. Et ce qu’il y a de beau chez Grossman, c’est que cette bonté est maternelle, féminine, ce qu’il précise dans son livre La Madone sixtine. J’ajouterais que la bonté, comme tout autre valeur, a besoin de s’inscrire en nous comme une évidence et une nécessité par l’éducation, par la conscience du bien et du mal ; ce que peuvent éveiller les mères, alors que souvent les pères, les hommes sont du côté de la force, de la performance, du pouvoir. Mais on me dit que cela est en train de changer. J’attends de voir avec vif intérêt.

Pierre Westman parle même d’un « jeu de miroirs entre les pouvoirs d’Hitler et Staline » réalisé par Grossman. Cela lui a coûté l’interdiction de son œuvre par le régime soviétique. Peut-on parler aujourd’hui d’une réhabilitation de son œuvre ? Que représente-t-elle aujourd’hui pour la littérature universelle ?

De plus en plus on cite Grossman, à l’égal des grands Russes, Dostoïevski, Tchekhov, Pouchkine, Boulgakov, Pasternak, on en vient même à déclarer qu’il est le Tolstoï du XXe siècle. Mais trop peu le lisent encore en Occident. Certes, c’est à Lausanne que Vie et destin, interdit par le régime soviétique, a été édité pour la première fois et en français. Grâce à Sakharov qui en avait les brouillons. Et en Russie aujourd’hui ? Il paraît qu’il n’est pas lu et aimé à Stalingrad, aujourd’hui Volgograd. J’imagine que le Vieux-Blond de mon livre, le président Poutine, pourrait s’irriter de la défense de la liberté de Grossman face aux excès du pouvoir. Dans mon roman, j’ai imaginé que mon principal personnage féminin, Assia Tchouïkova, a lu Grossman, ce qui la rapproche du français Pierre Westman. Cela m’a aussi permis d’exprimer les critiques d’une partie du peuple russe sur la politique actuelle du Kremlin. En écrivant Un amour aveugle et muet, en m’inspirant de Grossman, j’ai cherché à mieux le faire connaître et à lui rendre hommage.

Mais cette pièce a bien entendu un écho dans la société russe dont votre personnage prend connaissance à l’occasion de son voyage à Saint Pétersbourg, à Moscou, et surtout à travers les péripéties de sa représentation sur scène. Tout en laissant la parole à votre personnage, bien entendu, que pourriez-vous nous dire à ce sujet ?

Lors de mes voyages en Russie pour y jouer à Saint-Pétersbourg et Moscou, mieux encore lors de la création russe de ma pièce Juste un peu d’amour, j’ai eu la forte impression d’être très proche de la vie des gens, de leurs problèmes quotidiens. Mais quelle joie de constater qu’un grand nombre de Russes, même de condition modeste, lisaient ou avaient beaucoup lu. Une babouchka me parlait de Balzac, un chauffeur de Camus. Cela m’enchantait. Puis, j’ai constaté dans les années 2000, avec le capitalisme à la russe et la société de consommation, que l’intérêt culturel baissait, sans doute parce que le pouvoir politique et l’oligarchie y avaient intérêt. J’ai situé mon roman en 2022 pour suggérer qu’avec le message de Grossman, un éveil des consciences pouvait peut-être apparaître : chez les Russes fascinés et soumis depuis des siècles par un pouvoir violent ; chez nous, les Occidentaux, obsédés par nos egos au point de nous détourner de l’intérêt commun de nos pays. Un éveil nécessaire, urgent face aux graves crises à venir ! Mais comme Pierre Westman, je suis un optimisme aux prises avec son pessimisme.

Parlons, si vous le souhaitez, de la relation de Pierre avec Assia, en vous demandant d’abord de nous dire qui est-elle et pourquoi l’avez-vous choisie comme personnage de votre roman ? Est-ce que cette femme incarne selon vous un type précis de personnalité de la Russie contemporaine ?

Oui, ce fut une évidence de choisir Assia pour personnage principal de mon roman. Mon Assia est cette femme contemporaine que j’ai connue en Russie dans des personnes réelles, comédiennes en particulier. J’ai eu avec elles de forts attachements mais aussi beaucoup de conflits. Elles étaient très critiques des dérives du pouvoir russe, en restaient à la nécessité de la révolution, et en même temps vibraient pour un patriotisme ardent, généreux, et une recherche spirituelle fervente, même si elles se déclaraient athées. Les mots d’Assia, en page 38 de mon roman, qui dit « En Russie il n’y a que le feu qui soit pur » sont exactement ceux d’une Marina que j’ai fréquentée à Saint-Pétersbourg. Cette Marina-Assia a mis à mal mes convictions mais elle les a aussi fortifiées. Et ce fut finalement avec elle un amour, véritable échange. Cet amour-échange que recherche Pierre Westman, je pense qu’il est un secours pour un homme pudique face à l’ardeur amoureuse d’une femme comme Assia.

Vous revenez plusieurs fois sur un aspect, je dirais essentiel, illustré par le grand écrivain Vassili Grossman et par tant d’autres avant lui, en commençant par Pouchkine. Il s’agit de la relation entre individu et l’État qui l’écrase, de son foyer et d’un système qui réduit voire détruit sa liberté individuelle. Grossman fait un lien direct entre « le plus haut degré de liberté » et la bonté qui vient, selon lui, « de l’énergie éternelle que ce soit l’énergie cosmique ou l’énergie spirituelle d’un peuple ». Comment commenter ces propos qui illustrent bien le rapport de l’individu à l’autorité dans sa forme la plus oppressante de la dictature ?

Votre question renvoie à un autre personnage de Grossman, le maître de Strum, l’astrophysicien Tchepyjine, un savant visionnaire qui est exclu de l’Institut des sciences parce qu’il défend les vérités scientifiques contre « la » vérité prônée par le pouvoir. Tchepyjine forme avec Strum un superbe duo maître-disciple dans l’esprit du couple philosophique Socrate-Platon. Tchepyjine a été inquiété par le régime en raison de ses idées antimarxistes, sa défense de la liberté et de la bonté. Grossman atteint un haut degré de conscience avec ce personnage qu’il nous rend proche, presque familier, et c’est là son génie romanesque. Tchepyjine, porte-parole de Grossman, pense « qu’une barrière dans l’infini de l’univers est constituée par la vie et que les formes supérieures de la vie sont celles qui atteignent le plus haut degré de liberté ; et que la bonté vient de l’énergie éternelle, que ce soit l’énergie cosmique ou l’énergie spirituelle d’un peuple ». On touche là aux grands thèmes des plus grands écrivains, mais aussi aux intuitions de grands artistes, Beethoven, par exemple, qui déclare que la beauté est la bonté, ou de philosophes et mystiques pour lesquels « la beauté est la splendeur du vrai ». Cette hauteur spirituelle de la pensée scientifique de Tchepyjine fortifie et trouble en même temps Strum ; mais aussi mon personnage de Pierre Westman qui pourrait dire en paraphrasant Tchepyjine : La science – ou l’art pour Pierre – n’a de valeur que si elle apporte du bonheur aux gens. Ou encore : Les découvertes scientifiques portent en elles-mêmes leur suprême valeur, elles perfectionnent l’âme. Ce message est devenu force d’opposition au régime soviétique niant les droits de l’homme, donc l’âme humaine. Mais pour Pierre Westman un tel message interroge nos sociétés occidentales capitalistes détruisant, elles aussi, l’âme. D’où la ferveur de Pierre Westman à jouer Grossman, et moi, avec mon roman, de le faire mieux connaître.

Permettez-moi de conclure sur un aspect lié à votre écriture. Il s’agit d’une relation complexe que votre personnage expose de manière lucide et qui concerne le rapport entre le théâtre et le roman. « Le théâtre a des lois que n’a pas le roman. » Il finit par se demander « Y obéir est-ce trahir ? » Quels ont été pour vous les grands défis en écrivant ce roman ? Avez-vous réussi ce double pari de rendre à chaque genre littéraire sa part de noblesse ?

Judicieuse question que se pose tout romancier et auteur de théâtre. Pour ma part, en écrivant Un amour aveugle et muet, c’est par Grossman lui-même et aussi par le théâtre russe que j’ai été aidé à résoudre le double pari que vous évoquez. Je m’explique. En écrivant mes 71 pièces, en travaillant à représenter 65 d’entre elles, mon engagement d’auteur, d’acteur et de metteur en scène s’est toujours nourri de l’enseignement du russe Stanislavski, metteur en scène et interprète de Tchekhov. Jean Vilar relevait qu’il a marqué à jamais le monde du théâtre avec son Théâtre d’Artaccessible à tous, en privilégiant la poésie et non le naturalisme. Et Grossman est aussi un poète qui n’expose pas de théories ou de commentaires explicatifs ; ses descriptions romanesques, ses scènes dialoguées comme ses pensées, sont forgées par la sensation qui fonde l’art de Stanislavski. Cela est dit d’une autre manière par Proust dans Le Temps retrouvé : « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix ». Roman et théâtre, même s’ils portent un message, comme c’est le cas pour Grossman et dans son sillage pour moi et mon roman, doivent partager avec le lecteur et le spectateur cette force de la sensation, du sentiment, de l’émotion. Et quand Jean Vilar dit que le livre de Stanislavski La formation de l’acteur pourrait avoir en sous-titre : « Que le Tsar règne, que le Comité central dirige, moi, Constantin Stanislavski, comédien, je me prépare », on pense à Grossman, à son livre Vie et destin interdit par le régime soviétique, mais qui continue aujourd’hui à inspirer nos pensées et actions humanistes.

Propos recueillis par Dan Burcea

Jean Winiger, Un amour aveugle et muet, Éditions L’Harmattan, 2021, 282 pages.

« Un roman traversé par le fantôme de Vassili Grossman » sur Jean Winiger

Dans la Russie hantée par le fantôme de Grossman

Un amour aveugle et muet – Une passion française et russe (*), de Jean Winiger est l’histoire d’ une errance amoureuse et littéraire dans une Russie dirigée par le « Vieux-Blond » , surnom donné par l’héroïne du livre à Poutine. Un roman traversé par le fantôme de Vassili Grossman.

Quand un homme de théâtre Pierre débarque à Saint-Pétersbourg jouer une pièce inspirée de l’œuvre de Vassili Grossman pour faire passer son message humaniste, il a pour guide Assia, une autre amoureuse de cet auteur longtemps banni. C’est le début d’un voyage à deux dans une Russie dominée par celui que la jeune femme surnomme – au grand dam de Markov, ce mari dont elle s’est séparée et qui monté en grande dans la communication sous Poutine – « le Vieux-Blond », que ce roman nous invite alors.

De fait, Grossman fut longtemps en Russie un de ces auteurs maudits et censurés. Journaliste de guerre sous Staline, passé ensuite à la littérature, Grossman a signé une œuvre marquée par une réflexion sur le pouvoir, la foi, l’identité russe. Juif, il se refuse à sacrifier au credo nationaliste cher au Kremlin et le KGB interdit ses livres à la fin de sa vie en allant même jusqu’à confisquer son manuscrit, avec un détail que rappelle Jean Winiger : ils récupèrent tout, « y compris les rubans de sa machine à écrire » !

Il faudra le courage d’un Andreï Sakharov pour que Vie et destin, son œuvre majeure, soit passée en microfilm en Occident et éditée à l’Ouest. Il faudra attendre ensuite la Perestroïka de Gorbatchev, pour que ce gros livre ne soit enfin autorité en Russie… Or les récits de la bataille de Stalingrad, d’un réalisme effroyable, fascinent d’autant plus Pierre et Assia qu’elle est la petite-fille d’un général qui fut héros de Stalingrad quand Pierre eut, lui, une grand-mère qui résista dans les Glières.

Causeur interviewe Anne Mansouret fondatrice du parti Réagir !

Le «quoi qu’il en coûte» a anesthésié notre pays!

Entretien avec Anne Mansouret

Le «quoi qu’il en coûte» a anesthésié notre pays!

Née à Téhéran, d’un père iranien athée de culture musulmane, Anne Mansouret  s’installe en France en 1956 avec sa mère. Pensionnaire à Notre Dame de Verneuil, elle tombe amoureuse de la culture et notamment de la littérature française. Elle réalise des études de droit à la faculté d’Assas et  intègre Science Po avant de mener une longue carrière dans la communication de luxe. Aujourd’hui elle se présente aux législatives dans la 1ere circonscription de l’Eure.


Causeur. Comment êtes-vous entrée en politique ?

Anne Mansouret. J’avais des sensibilités qu’on peut qualifier de gauche, ce qui m’a parfois posé des cas de conscience quand j’ai travaillé dans le milieu du luxe où la démesure peut souvent choquer. En 1992, Laurent Fabius m’a proposé de m’engager localement en créant une liste « Entreprendre pour l’emploi » dans l’Eure, en Haute Normandie, où j’habite. J’ai été élue quelques années plus tard conseillère départementale dans l’Eure, et j’ai même été présidente du conseil départemental. Plus tard, en 2004,  j’ai été élue au Conseil régional de la Haute Normandie jusqu’en 2015. J’ai  ainsi passé une quinzaine d’années d’élue locale dans le groupe PS, PRG et  tous les associés du Parti Socialiste.

Quid de la politique nationale ?

Je me suis présentée en 1997 dans la 1ère circonscription de l’Eure où j’habite contre Jean-Louis Debré qui était ministre de l’Intérieur et dix ans plus tard en 2007 contre Bruno Le Maire. Dans les deux campagnes, j’ai été battue au second tour.

Aujourd’hui, vous ne vous revendiquez plus de gauche. Pourquoi?

J’ai été exclue du Parti Socialiste en mai 2012 quand j’ai voulu me représenter avec l’étiquette socialiste, en raison notamment de mon opinion sur l’affaire Strauss-Kahn. Au moment où le scandale a éclaté, la direction du PS a très vite demandé aux élus de défendre la thèse selon laquelle DSK, à l’époque bien placé pour disputer à Nicolas Sarkozy la présidence de la République aux élections de 2012, avait été la victime d’un piège tendu par un adversaire politique. J’ai même reçu des messages texto de Martine Aubry et d’autres disant que les faits rapprochés à DSK étaient invraisemblables. Je ne partageais pas ce point de vue et n’en ai pas fait mystère, sachant pertinemment que cela allait probablement mettre un terme à ma carrière politique. J’ai donc dis ce que j’ai pensé. Autant vous dire que cela a été fatal. Prônant l’assimilation et faisant l’éloge de la laïcité, on m’a alors accusé d’être islamophobe pour légitimer mon éviction du parti. Les orientations qu’ont prises depuis le PS avec les mouvements néo-féministes m’en ont définitivement éloigné.

En 2019, mon fils a été atteint d’un cancer grave. Je me suis rapprochée de lui et j’ai découvert que ses valeurs que d’aucuns pourraient qualifier d’extrême droite, auxquelles je n’avais jamais prêté attention, pouvaient résoudre des problèmes actuels. Il m’a incité à réfléchir sur les conséquences calamiteuses de la gestion du PS dans les domaines de la santé et de l’Education nationale. Sortant de là, je me suis prise en pleine gueule la pandémie.

Que pensez-vous justement de la manière dont la crise sanitaire a été gérée ?

J’ai été révoltée par la façon dont s’est comporté le gouvernement et je me suis aperçue brutalement qu’on avait transformé ce pays en une espèce de cocotte-minute qui n’explose pas, uniquement car les gens avaient peur.

Que reprochez-vous précisément au gouvernement ?

De pousser à l’extrême la peur de la pandémie et de foutre la trouille aux Français.  

Vous pensez qu’il y avait une stratégie consistant à exagérer le danger pour gouverner par la peur ?

Il n’y a pas eu de complot à l’échelle du pays. Mais je pense qu’à un moment donné, ceux qui nous gouvernent se sont retrouvés face à une décision. Soit ils prenaient le parti qu’ont d’ailleurs pris certains pays comme le Danemark, la Suède, les Pays Bas, c’est-à-dire qu’il s’agissait d’une espèce de  grippe un peu différente des autres, mais qu’il n’y avait pas péril dans la demeure. Soit on en rajoutait. Je pense que la culture de gauche de Macron a joué et qu’il a à un moment pris la décision d’en rajouter pour faire peur. Les échéances suivantes étaient alors plus faciles à gérer pour eux du moment où ils incarnaient la  protection contre le mal absolu qu’était le Covid.

D’autres pays tels que l’Italie, l’Espagne, les Etats-Unis ou encore Israël ont agi de la même façon…

Je pense que justement, c’est une propension qu’on peut avoir quand on est aux manettes de se dire  que plus les gens sont apeurés, moins ils sont conscients des risques véritables, et plus on va pouvoir avoir une influence sur leur comportement.

Et le volet économique, avec la politique de soutien aux petites entreprises ?

Ils ont sorti la planche à billets et tout le monde était content. Mais cela a eu un effet pervers redoutable que nous sommes en train de découvrir. Elon Musk tweetait le 28 mai que les gens avaient été tellement confinés qu’ils avaient perdu l’habitude de se battre et travailler. On les a complètement anesthésiés avec l’argent public facile en échange du port du masque et de l’obéissance. Au deuxième confinement, j’ai envoyé un texto à Bruno Le Maire lui disant « Vous êtes en train d’euthanasier la France ». C’est en train de nous arriver. Beaucoup de gens ont perdu l’habitude de travailler. Les 18-20 ans sont énergiques mais les 25-50 ans sont différents. Vous ne trouvez plus un homme marié de 40 avec des enfants ans qui ne culpabilise pas s’il ne peut faire la sortie d’école…

J’ai découvert la France dans les années 60, quand le mot résistance incarnait son esprit. C’était un pays libre, rebelle, et je me retrouve 50 ans plus tard dans un pays complètement différent. Cela m’a foutu une rage, vous ne pouvez pas imaginer ! Ils ont réussi à abrutir mes compatriotes. Qu’ont-ils fait de ce peuple français qui, à des moments de son histoire, a fait la révolution de la Commune ? J’étais entre Deauville et Trouville à la fin du confinement au mois de mai et on a ouvert une bouteille de rosé sur la plage pour piqueniquer. Eh bien, ils sont venus nous foutre une contravention de 143 euros par personne ! Et personne ne mouftait.

D.R.

Et la politique vaccinale ?

Je me suis faite vaccinée, car autrement on ne pouvait pas vivre, on devenait paria. Mais à aucun moment, je n’ai eu ce que j’attendais, c’est-à-dire un débat avec des médecins qui prônaient cette politique vaccinale face a des soignants refusant de se faire vacciner. Aucun grand média n’a eu le courage  de le faire. C’est donc cet ensemble d’expériences et de constats qui m’ont poussé à me relancer dans la politique nationale en me présentant dans la première circonspection de l’Eure.

Avez-vous une étiquette ?

Je suis sans étiquette. J’ai créé un mouvement qui s’appelle Réagir. J’ai décidé, pour ma conscience personnelle, d’investir mes dernières cartouches pour ranimer mes compatriotes qui sont dans un état de léthargie.

Si vous êtes élue, comment allez-vous vous positionner ?

Je me rattacherai à une formation de droite : soit le Rassemblement national, soit Les Républicains.  Mon étiquette politique a toujours été le centre gauche mais je me retrouve aujourd’hui déportée avec des idées que les journalistes et autres observateurs  de la vie politique pourraient classer à l’extrême droite. Quand je vois qu’on classe Alain Finkielkraut à l’extrême droite, cela me rassure. Selon moi, ni lui ni même Marine Le Pen ne sont d’extrême droite.

Pourquoi ne pas rejoindre Eric Zemmour ?

Car j’étais sur place, sur le terrain. Marine Le Pen est nettement plus proche des préoccupations des gens que ne pouvait l’être Éric Zemmour. Zemmour nous a proposé un retour en arrière. C’est regrettable car on ne peut pas faire un retour en arrière. Ce n’est pas une solution pour les problèmes d’aujourd’hui.

Quel est votre regard sur l’Union Européenne ?

J’étais européiste avant 1992. Aujourd’hui, je pense que l’extension de l’Europe à des pays de l’ancienne URSS est extrêmement dangereuse. Ou bien il aurait fallu créer une Europe continentale, de l’Atlantique à l’Oural comme disait Charles de Gaulle, et faire une place à la Russie dedans à partir du moment où elle n’était plus communiste. Par ailleurs, on voit bien que la structure politique européenne ne correspond pas à l’identité de certains de ces pays tels que la Hongrie.

Dans une même logique, une Europe de la défense n’a pas plus de sens. L’Europe je l’ai vu naître. Elle avait une vocation : faire la paix entre la France, l’Italie, l’Allemagne, et l’Angleterre. Cela avait une cohérence historique et philosophique. Mais elle arrive de nos jours à avoir une mainmise sur l’identité et la culture politique des peuples, en coupant par exemple les crédits européens à la Hongrie d’Orbán. Cette emprise de la bienpensance agit aussi bien aux Etats-Unis par le biais du parti démocrate et des mouvements essentialistes wokes qu’en Europe avec par exemple la récente nomination à l’Education nationale de Pap Ndiaye.