Chanteuses de blues
Buzzy Jackson
Traduit de l’américain par Luc Carissimo
Genre littéraire : portraits
266 pages, prix 20 E
Editions Des Femmes – Antoinette Fouque, Paris, novembre 2006
Titre original : A Bad Woman Feeling Good : Blues and the Women Who Sing Them
Ce livre doit être mis en parallèle avec Jazz Ladies, de Stéphane Koechlin, chroniqué dans le N°44 de Blues Magazine. C’est le premier livre de Buzzy Jackson, diplômée d’Histoire de l’université de Berkeley. Comme Koechlin, elle est sidérée par la formidable vitalité des femmes – Noires pour la plupart – dont elle parcourt l’existence avec intelligence et une évidente complicité féminine.
Petit regret : l’édition américaine comporte 70 photos, 8 dans la présente édition… économies obligent ! Et puis, le titre français ne me convient qu’à moitié, eu égard au titre américain, beaucoup plus explicite… mais sans doute intraduisible !
Dans un monde musical hyper machiste, les pionnières – Mamie Desdoumes, Mamie Smith ou Ma Rainey – font preuve d’un sacré courage pour protester publiquement contre la ségrégation ambiante ou la veulerie des hommes. Au passage, nous découvrons Sophie Tucker émigrée Juive Russe rondouillette, présentée à ses débuts comme une goualeuse nègre raffinée, parce qu’elle est barbouillée de noir selon la tradition des minstrels : stupeur des publics blancs quand elle enlève ses gants et révèle la blancheur de ses bras !
L’immense apport de Bessie Smith est ensuite associé à celui de son producteur John Hammond. Héritier des richissimes Vanderbilt, il fera tout pour faire connaître la culture musicale des Noirs. Et Bessie mérite bien ici le titre d’Impératrice du Blues, puisque toutes les artistes venant après elle se disent totalement redevables de son aptitude exceptionnelle à vivre et changer le Blues. Un de ses accompagnateurs, Buster Bailey, le relevait : Pour Bessie, chanter, c’était simplement vivre. Et Buzzy Jackson de remarquer combien cette femme, à la fois séductrice et rebelle, influencera jusqu’aux stars du Rock et de la Pop music… y compris Madonna !
A partir des deux piliers que constituent Bessie Smith et John Hammond, Buzzy Jackson nous invite à rencontrer des artistes qui ne sont pas toujours cataloguées dans les rubriques Blues, mais qui se revendiquent, à juste titre, d’une tradition marquée par un désir de liberté et d’émancipation de la femme, à travers l’expression d’un chant très personnel, relatant souvent des existences mouvementées, grinçantes et rarement roses.
Billie Holiday, autre protégée de John Hammond, apparaît ainsi dans toute sa complexité : située en marge, avec une voix laissant apparaître toutes ses fêlures, elle pratique une sophistication raffinée. A l’époque, cela surprend le public blanc friand d’une sensualité de pacotille, attachée à l’image de la femme noire. Sur ce thème, l’auteur ne manque pas d’évoquer les relations catastrophiques et violentes de Billie avec les hommes. Seul le saxophoniste Lester Young, en quelque sorte son âme soeur, saura la respecter, sans doute parce qu’il était, lui aussi, un écorché de l’existence.
La jeunesse d’Etta James la rapproche de Billie Holiday : père absent, mère adolescente et peur panique pour sa propre survie. Comme Bessie Smith, Etta chante très jeune dans la chorale paroissiale et bénéficie d’une solide formation vocale de la part du maître de chapelle James E. Hines. Ce qui ne l’empêchera pas de composer des Rock’n’Roll aux paroles sexuellement explicites, à la suite de son premier tube : Roll With Me Henry ; Elle a tout juste 15 ans à l’époque ! Ce qui poussera d’ailleurs ses nombreux éditeurs ou impresarii à la gruger copieusement, comme nombre de jeunes femmes de cette histoire.
Aretha Franklin – encore une découverte de John Hammond – est une des rares chanteuses bénéficiant d’une enfance heureuse, marquée par son pasteur de père le Révérend Clarence L. Franklin. Guidée par lui, elle s’oriente très tôt vers une musique dite commerciale – mais diablement efficace – où malgré deux maternités, à 14 et 16 ans, elle se taille un chemin personnel, soutenue par son imprésario et mari Ted White qui la fait passer sous Label Atlantic, où elle enregistre des tubes imputrescibles du Rythm and Blues : Respect, Think, etc.
Avec Tina Turner, retour à une détestable violence conjugale complètement cachée pour ne pas détruire une image de couple soudé, colportée par des magazines spécialisés, et pour qu’elle continue à offrir à ses fans le cliché d’une femme sexuellement libérée, alors qu’elle vit exactement le contraire, sous la pression d’un mari se prenant dangereusement pour Pygmalion !
Janis Joplin, première artiste blanche de cette série de portraits, reconnaît sa filiation avec Bessie Smith. BB King appréciait d’ailleurs son style vocal marqué par un profond désir de libération. Ilm faut dire qu’elle est originaire de Port Arthur, cité petite-bourgeoise, repliée sur elle-même au fin fond du Texas, et ne comprenant rien à la culture hippie de l’enfant du pays. Sa mort précoce (surconsommation d’alcool) la rapproche, hélas, de Bessie, de Billie et de tant d’autres qui devront acquitter d’une mort prématurée, leur liberté durement acquise.
Dans un dernier chapitre, Buzzy Jackson fait le portrait de quelques chanteuses ayant, peu ou prou, une filiation avec Bessie Smith et développant dans leur vie – ou tout du moins dans certaines de leurs chansons – une blues attitude : Joni Mitchell, Patti Smith, Lucinda Williams, Queen Latifah, Eryka Badu, Courtney Love, etc. On se demande simplement si cela valait la peine d’évoquer ici, Whitney Houston, Mariah Carey ou… Céline Dion, même si l’auteur leur attribue la palme d’or du chant hypertrophié et les qualifie de reines des poumons… dans des corps exceptionnels !
Nicolas Bardinet