« Bioutifoul Kompany » le premier roman de Frédéric Vissense : « un bon diagnostic sur les tares du management actuel, ce délire corporatif »

Frédéric Vissense, Bioutifoul Kompany

C’est un monde de l’absurde que décrit l’auteur, sous pseudo par précaution managériale. Issu des sciences politiques, il a intégré le monde de l’entreprise. Après des expériences variées dans les secteurs à dominante technologique, en France et ailleurs, il est devenu DRH. Il décrit la dérive machiniste du management des grandes entreprises, l’ironie de ses contradictions, les limites inhumaines de la bureaucratie. Ce monde devient de plus en plus notre monde – à moins que le néo-capitalisme des ploucs des collines à la JD Vance, tonitrué par le vaniteux bouffon à mèche blonde, ne change la donne pour un retour à Hobbes, là où l’homme est un loup pour l’homme (ne parlons même pas de la femme !).

Le DRH moderne n’utilise plus les tests de personnalité tangents, ni les entretiens d’embauche soumis aux biais cognitifs. Le management a inventé une machine à scanner les pensées, même les plus intimes. Une sorte de détecteur de mensonges (dont on sait qu’il a peu de fiabilité), mais qui se veut omniscient. L’IA pénètre les cerveaux pour évaluer – régulièrement – chaque employé. Cette « note » (manie omniprésente de notre monde informatisé) mesure l’adhésion consciente et inconsciente aux « valeurs » de la compagnie (qui ne sont le plus souvent que des slogans creux). Tout écart est enregistré, analysé, menant à une correction pouvant aller d’une simple remarque au licenciement pur et simple : pas assez conforme !

Fifi est un salarié moyen qui tente de naviguer entre conformité et survie dans ce monde-là. Ce n’est pas pour rien que ses collègues le surnomment le Prudentissime. Une fois branché à la machine de la Compagnie Universelle d’Innovation, il focalise ses pensées sur des images neutres, et sur une couleur : le gris de l’uniformité, le métissage de toutes les teintes en une seule. Cette neutralité mentale peut rapidement devenir suspecte. Le Doktor Stürmer, ancien consultant berlinois reconverti en architecte du management des esprits, s’interroge : pourquoi ce salarié anonyme, qui ne fait pas parler de lui, diffère-t-il tant de ses collègues qui, eux, ne peuvent s’empêcher de penser en-dehors ?

L’objectif est de faire de chaque employé de la Kompany un galet bien lisse, permettant de rouler sur les autres galets sans aspérité qui accroche. Un management d’huile, pour bien faire actionner les rouages. Car l’entreprise est de plus en plus perçue par les technocrates « consultants » qui la gouvernent comme une vaste machine, qu’il s’agit de faire tourner au mieux. Efficacité : tel est le mantra. Toute émotion humaine interfère avec l’application des règles ; toute humanité est bannie des processus ; tout salarié est soumis volontaire pour devenir galet brillant. Agrippine est la souveraine de la novlangue d’entreprise ; elle pense à votre place.

J’ai connu les prémisses de cette évolution d’un capitalisme « de papa », volontiers paternaliste et que certains ont appelé « rhénan » pour le distinguer du capitalisme purement comptable des Américains. Au début des années 1990, les banquiers issus des meilleurs lycées de la capitale, bons élèves conformistes, se sont mis au « management » (mot qu’ils découvraient) ; ils ont singé l’anglais globish (sans comprendre le plus souvent les faux-amis, comme ce « benchmark » qui ne signifie ni objectif à atteindre, ni carcan à respecter, mais simple niveau de référence). J’en ai ri. Je l’ai subi. J’en suis parti en creusant mon trou là où la machine technocratique ne pouvait pas m’atteindre : dans l’intelligence du métier (qui n’avait rien d’artificielle).

J’ai vu comment le management pouvait devenir une doctrine totalitaire comme celle du parti communiste, avec ses experts « scientifiques » suivant les lois de l’Histoire (américaine), avec sa hiérarchie (mesurée au conformisme le plus absolu), avec ses employés réduits à l’état de béni oui-oui et de rouages anonymes, répudiant toute amabilité au nom d’une efficacité de papier. Il fallait se soumettre (en apparence), faire chorus aux réunions (obligatoires) à la majorité (qualifiée selon la hiérarchie). Une servitude volontaire était exigée ; ainsi était-on récompensé par une prime ou par une promotion. Les plus méritants devenaient « directeurs », soumis à plus directeurs qu’eux. Il fallait adopter les bons discours, afficher les bons sentiments, exprimer son engagement (enthousiaste) dans des processus validés par l’entreprise.

Les outils ont pris le pouvoir dans les grands machins bureaucratiques que sont devenues les firmes d’une certaine taille. Les hommes s’effacent derrière la régulation, l’humanité derrière les process. Les nouvelles technologies imposent leur logique, chacun doit s’y adapter sous peine de disparaître. Même si, comme le Grand Actionnaire du livre, on s’alarme dans les bureaux feutrés des dirigeants d’une « baisse continue de la productivité, l’absentéisme, les défaillances techniques ». Sans en chercher les causes : la machine ne saurait défaillir, il n’y a que des rouages usés ou rouillés, à remplacer. « Il est urgent que d’autres machines viennent ajouter un peu d’humanité au sein du Groupe », dit le Directeur général persistant et signant dans l’erreur conceptuelle (p.93).

La transparence, exigée du monde puritain yankee sous prétexte (religieux) de traquer les péchés les plus cachés, prend prétexte d’efficacité et de performance (de société) pour contrôler les humains (ces bêtes à dresser). La technologie de contrôle, de surveillance, et les réseaux, le système de notations exigé à chaque action, y aident grandement. « Voyons Fifi : de nos jours on ne peut plus faire comme si un fantasme était affaire privée ne prêtant pas à conséquence collective, ce serait inconscient, avec tous les outils de communication qui existent ! » p.126. Cette contrainte s’exerce sans violence ouverte, l’intériorisation de la norme pousse chacun à se rendre employable, à noter selon la norme admise, non par ce qu’il pense. Il se lisse, comme un galet ; ceux qui regimbent se poussent d’eux-mêmes vers la sortie.

Il manque une belle histoire pour faire de ce roman un émule d’Orwell et de son 1984, mais l’auteur livre un bon diagnostic sur les tares du management actuel, ce délire corporatif. Il est peut-être déjà insuffisant : l’IA et les idéologues autour de Trompe ne nous préparent-ils pas pire ?

Frédéric Vissense, Bioutifoul Kompany, 2025 éditions La route de la soie, 488 pages, €27,00

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Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

« Bioutifoul Kompany » le premier roman jubilatoire de Frédéric Vissense

« Bioutifoul Kompany »: Quand l’entreprise vous surveille, vous façonne… et vous élimine

■ Frédéric Vissense.
 

Par Yves-Alexandre Julien – Journaliste culturel.

Dans un monde où la machine pense à votre place, où le management devient une doctrine totalitaire et où l’individu n’est plus qu’un “galet” poli par la performance, Frédéric Vissense nous livre une satire dystopique du monde de l’entreprise.

Seule une plume rompue aux arcanes du management pouvait accoucher d’un tel récit, à la fois glaçant et terriblement familier. À croire que l’auteur a longtemps œuvré dans les coulisses du monde RH, là où se prennent les décisions qui transforment peu à peu les hommes en ‘galets’. Entre Orwell et Kafka, son récit interroge notre renoncement collectif à l’humanité au nom d’une efficacité sans âme.

L’entreprise comme nouvelle Inquisition

Dans Bioutifoul Kompany, l’entreprise n’est plus seulement un lieu de travail : c’est une entité totalisante, une matrice qui façonne les individus jusqu’au plus intime de leur pensée. « Il faut se préparer à la résistance, du moins : à la prise de conscience de notre déchéance prochaine », prévient un personnage, conscient de l’intrusion de la machine dans l’esprit humain.

Vissense reprend ici une vieille angoisse littéraire : et si le management devenait une nouvelle forme d’Inquisition ? Comme dans 1984, où Big Brother s’immisce jusque dans les pensées, la Kompany scanne les cerveaux de ses employés. Le dispositif est perfectionné : alors qu’Orwell décrivait la peur de l’œil qui surveille, Vissense met en scène la soumission volontaire. Sous prétexte d’optimisation, les travailleurs s’abandonnent à un système qui les dépossède de leur propre intériorité.

L’ère du management par les galets

L’un des concepts les plus saisissants du roman est celui du management par les galets. Dans cet univers, la perfection se mesure à la capacité de lisser chaque aspérité, chaque écart de conduite, chaque originalité. « Un monde où la quête de la qualité totale nous transforme en galets lisses, prêts à glisser sans faire de bruit ».

On pense aux Temps modernes de Chaplin, où l’ouvrier est broyé par la machine. Mais ici, il ne s’agit plus seulement d’une aliénation physique : l’entreprise façonne aussi les émotions, rendant ses employés interchangeables. L’efficacité est retenue comme seul critère de jugement, et la subjectivité individuelle est sacrifiée sur l’autel de la rationalité productive.

Le wokisme et l’IA redessinent le management

Si Bioutifoul Kompany nous parle d’un futur dystopique, il résonne pourtant étrangement avec l’idéologie managériale actuelle, qui se drape de vertus progressistes pour mieux contrôler ses employés. Aujourd’hui, la recherche de la conformité ne passe plus uniquement par la productivité, mais aussi par l’adhésion à un ensemble de valeurs jugées incontestables. L’idéologie woke, initialement pensée comme un mouvement de justice sociale, s’est trouvée récupérée par les grandes entreprises, non pour libérer, mais pour discipliner. On ne demande plus seulement à un salarié d’être performant, mais aussi d’adopter les bons discours, d’afficher les bons sentiments, et d’exprimer son engagement dans des causes validées par l’entreprise.

Dans le roman, la machine de la Kompany ne se contente pas d’évaluer l’efficacité, elle détecte aussi les émotions et les pensées dissidentes : « Je vous rappelle que le principe de notre appareil sans équivalent dans le monde humain consiste à visualiser les pensées qui vont naître spontanément de votre esprit à l’écoute des différentes valeurs de notre entreprise… »

Toute erreur d’alignement avec les valeurs officielles est perçue comme suspecte, et comme le rappelle un technicien de la Kompany, certaines pensées sont jugées « plus appropriées » que d’autres. Cette logique rappelle celle des grandes multinationales qui, sous couvert d’inclusivité, imposent une doxa idéologique : toute réserve, toute nuance se mue en faute professionnelle potentielle.L’intelligence artificielle est ainsi un bras armé du management émotionnel : elle évalue les réactions, surveille les prises de position et façonne les individus en fonction d’un cadre idéologique imposé. Dans Bioutifoul Kompany, la surveillance atteint son paroxysme lorsque l’un des personnages comprend que même le silence peut être une faute : « Et si je ne pense à rien malgré tout ? Sans aucune mauvaise volonté, je tiens à le préciser. » (…)

« Mais, mais, ce n’est pas possible voyons ! Quand on dispose d’un cerveau humain, l’on pense nécessairement à quelque chose… »

Sous couvert d’inclusivité et de diversité, ne sommes-nous pas en train de bâtir une Kompany bien réelle, où l’IA et la surveillance idéologique décident de qui est digne de travailler et de qui doit être débranché ?

La machine comme modèle humain

Le roman explore un basculement fondamental : et si les machines devenaient les employés parfaits, et les humains des variables obsolètes ? Dans l’une des scènes les plus troublantes, un personnage décrit l’évolution de l’outil : « Arriva un jour, même s’il n’est point daté, disons fin du XXème siècle dans une société innovante, où les outils en vinrent à servir leur propre développement, sans se préoccuper du monde extérieur ».

Difficile de ne pas penser ici à Günther Anders et à sa Honte prométhéenne, où l’homme, dépassé par ses propres créations, se sent inférieur à la machine. Là où les premiers outils servaient l’homme, les nouvelles technologies imposent aujourd’hui leur propre logique, et l’humain doit s’y adapter sous peine de disparaître.

L’absurde serait une arme de subversion

Si le propos du roman est sombre, son ton ne l’est pas. Vissense manie l’humour absurde et la satire avec brio. La structure de l’entreprise, poussée à son paroxysme, y apparaît comme une caricature délirante de la bureaucratie moderne. La scène où le Grand Actionnaire s’alarme que « la baisse continue de la productivité, l’absentéisme, les défaillances techniques » risquent de nuire aux bénéfices rappelle les logiques absurdes des comités de direction incapables de voir qu’ils sont eux-mêmes la source du problème.

On pense aux dialogues absurdes de Beckett ou aux descriptions kafkaïennes d’une administration aussi rigide qu’inefficace. La Kompany, en cherchant la perfection, ne produit au final que du chaos et de l’angoisse.

La servitude volontaire à l’ère du numérique

L’un des aspects les plus troublants de Bioutifoul Kompany est sa capacité à faire écho à notre monde contemporain, où la frontière entre travail, surveillance et contrôle social s’amenuise chaque jour un peu plus. Dans un univers où nos moindres actions sont tracées, analysées et optimisées par des algorithmes de productivité, la question de la servitude volontaire prend un tour nouveau. Comme l’avait anticipé La Boétie, l’homme ne se contente pas d’être soumis : il collabore activement à sa propre domestication. À l’instar des employés de la Kompany, qui acceptent sans broncher que leurs pensées soient scannées, nous fournissons volontairement nos données à des plateformes numériques, participant ainsi à la construction de notre propre cage dorée. Le philosophe Byung-Chul Han souligne que nous sommes entrés dans une société de la transparence, où l’exigence de visibilité totale – sous couvert d’efficacité et de performance – produit en réalité un monde de contrôle subtil, où la contrainte s’exerce sans coercition.

L’uberisation de l’existence : un monde sans aspérités

Le management par les galets décrit dans le roman trouve un écho direct dans l’uberisation du travail et la précarisation généralisée des employés du XXIe siècle. L’idéal du salarié fluide, adaptable et sans revendications rappelle la figure du travailleur indépendant d’aujourd’hui, forcé de se conformer aux exigences des plateformes sans jamais pouvoir négocier. Le sociologue David Graeber, dans Bullshit Jobs, dénonçait déjà cette logique où la soumission ne passe plus par des ordres explicites, mais par l’intériorisation d’une norme qui pousse chacun à se rendre employable, c’est-à-dire à gommer tout ce qui pourrait faire obstacle à sa rentabilité. Comme chez Vissense, le monde du travail contemporain ne tolère plus le doute, l’imprévisibilité ou l’ironie : tout doit être mesurable, lisse et immédiatement productif. Mais à force d’optimiser l’humain, ne risque-t-on pas, comme dans Bioutifoul Kompany, d’accoucher d’une humanité désincarnée, où seuls les algorithmes peuvent encore prétendre à l’excellence ?

Le management toxique : une stratégie RH

Dans certaines entreprises , la réduction des effectifs ne passe plus par des licenciements massifs, mais par une pression psychologique progressive visant à pousser les salariés vers la sortie. On ne licencie pas, on use les employés : réorganisations incessantes, mutations arbitraires, objectifs intenables, isolement progressif. L’objectif est simple : rendre la situation de travail insoutenable pour que l’employé, épuisé, parte de lui-même.

Dans Bioutifoul Kompany, cette logique se retrouve dans la manière dont la Kompany surveille et façonne les pensées de ses employés. L’entreprise n’a pas besoin d’annoncer de restructuration, elle sait que la pression exercée sur ceux qui ne sont pas en parfaite adéquation avec ses valeurs finira par faire le tri naturellement. Comme l’explique un supérieur à un employé pris dans le système : « Eh bien, hum, nous allons prendre du retard sur le programme ; il va cependant de soi que des pensées négatives, je dis bien négatives, pourraient laisser entendre que votre perception des valeurs de notre entreprise s’avère erronée ; mais nulle crainte à avoir, nous saurons alors procéder aux ajustements nécessaires. »

Ces ajustements nécessaires rappellent certaines pratiques bien réelles dans le monde du travail. Plutôt que de prendre la responsabilité d’un départ forcé, l’entreprise met en place un climat où les employés dissonants finissent par se sentir de trop, jusqu’à ce qu’ils choisissent eux-mêmes la porte de sortie.

Des entreprises comme Amazon ont été accusées de recourir à ce type de pressions, en instaurant des rythmes de travail intenables et une surveillance permanente. Les témoignages d’anciens employés décrivent un environnement où l’angoisse et l’épuisement moral ne sont pas des dommages collatéraux, mais des outils de gestion.

Dans le roman, cette mécanique est poussée à son extrême : il ne suffit plus d’être productif, il faut penser correctement. Lorsqu’un employé comprend que même son inconscient peut être jugé, il s’affole : « Mais alors, il va dévoiler ses pensées vis-à-vis de l’entreprise ?
– Peut-être pire : ses pensées qui ne concernent pas l’entreprise. »

C’est là tout le paradoxe du management contemporain : les entreprises promeuvent la bienveillance, l’épanouissement, mais traquent le moindre signe de fatigue ou de scepticisme comme une menace. Ce que Bioutifoul Kompany met en scène, ce n’est pas une simple dystopie, c’est la rationalisation ultime d’une pratique déjà en germe dans le monde du travail.

Bioutifoul Kompany ou l’ultime dystopie du monde corporate

Frédéric Vissense nous offre ici une critique mordante de l’ère du contrôle absolu, où l’entreprise ne se contente plus d’encadrer le travail, mais façonne aussi l’âme de ses employés. En transposant les codes de la dystopie à l’univers du management, il renouvelle un genre tout en pointant les dérives bien réelles d’un monde où la technologie et l’idéologie de la performance ont remplacé l’humain.

Une lecture qui résonne comme un avertissement : et si Bioutifoul Kompany était déjà notre présent ?