La Quinzaine littéraire du 1er au 15 mai 2010
Ciel tombeau par Laurence Zordan
Romans, Récits
Chantal Chawaf Je suis née
Ed. des Femmes/Antoinette Fouque, 563 p., 20 euros
Le ciel de la Seconde Guerre mondiale fut des plus meurtrier pour les civils. Horreur d’un mouvement ascensionnel dans le ciel de l’Holocauste (« vous aurez alors une tombe dans les nuages où l’on n’est pas serré »), ou au contraire létale avalanche, promesse de carnage par l’impitoyable chute des bombes atteignant parfois ceux qu’elles devaient libérer. En cherchant à frapper l’occupant, les avions alliés faisaient parfois des victimes collatérales. Cette expression volontiers employée aujourd’hui élude la chair et le sang. Le livre de Chantal Chawaf en restitue la vividité, cette impression qui persiste même lorsqu’on l’on referme l’ouvrage, même lorsqu’on lève les yeux, selon l’image d’Yves Bonnefoy, ajoutant que c’est alors le moment où le lecteur, encore habité par sa lecture, la noue à sa propre existence. A quoi nous fait naître Je suis née ? Peut-être à une « poéthique » du ciel, à une poésie signant la quête de vérité, l’éthique d’une pure authenticité.
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Je suis née n’est pas né d’emblée puisque c’est la réédition d’un livre débaptisé, Le Manteau noir, paru en 1998. En se dépouillant de ce titre-vêtement, à quelle nudité l’ouvrage accède t-il ? Dans Nudités, Giorgio Agamben rappelle que celle-ci est « quelque chose qu’on aperçoit », tandis que l’absence de vêtements passe inaperçue. Quelle part d’inédit perçoit-on en 2010, qui échappait en 1998 ? De quoi était recouvert le texte, il y a plus de dix ans ? La référence théologique du philosophe souligne qu’avant la chute, l’homme existait pour Dieu de manière telle que son corps, même en l’absence de vêtement, n’était pas nu. Ce « ne pas être nu » du corps humain, même en l’absence apparente de vêtement, s’explique par le fait que la grâce surnaturelle entourait la personne humaine comme un vêtement.
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Appliqué à une théorie de la littérature, cet accent mis sur le « vêtir » pourrait suggérer qu’il faut affronter un dénudement d’après les interprétations estampillées, telles que « écriture féminine ». Je suis née fait naître à d’autres interprétations du Manteau noir. « C’est après avoir choisi avec enthousiasme le titre qu’Antoinette Fouque me proposait à la place de celui de la première édition de ce texte, que j’ai eu l’idée de relire mes écrits d’enfant », confie l’auteur dans une préface, montrant que se dessine alors une réinterprétation allant au-delà d’une simple rétrospection. Une élucidation ne se ramène pas à une évocation. Je suis née refuse le verrouillage interprétatif qui se voudrait définitif. « Penser n’est pas posséder des objets de pensée, c’est circonscrire par eux un domaine à penser, que nous ne pensons donc pas encore », écrivait Merleau-Ponty.
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En cette échappée vers l’encore-à-penser nous ouvre à des correspondances, à des résonances. L’illustration de couverture, la Vénus de Lespugue, fait songer au poème que Robert Ganzo lui a consacré : « …Ton torse lentement se cambre et ton destin s’est accompli. Tu seras aux veilleuses d’ambre de notre asile ensevelie, vivante après nos corps épars, comme une présence enfermée, quand nous aurons rendu nos parts de brise, d’onde et de fumée ». Présence maternelle qui survit à la mort, même lorsque la femme enceinte est tuée sous les bombardements, même lorsque l’enfant naît par césarienne d’une mère défunte. Et Chantal Chawaf raconte l’histoire de l’enfant funéraire qui porte en elle la clarté miraculeuse d’une vie réchappée des bombes.
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Je suis née devient ainsi « je suis née » de la mort. Le titre est talisman, magie qui écarte les puissances mortifères. Le titre est aussi témoignage, il prend à témoin, il est le faire-part qui annonce l’inconcevable. Mais il est aussi référence non dite au « j’étais né » de Romain Gary dans La Promesse de l’aube : « Un matin, au retour d’une mission particulièrement animée – nous faisions alors des sorties en vol rasant, à dix mètres du sol, et trois camarades étaient allés ce jour-là au tapis – je trouvai le télégramme d’un éditeur anglais m’annonçant son intention de faire traduire mon roman et de le publier dans les plus brefs délais. J’ôtai mon casque et mes gants et restai longtemps là, dans ma tenue de vol, regardant le télégramme. J’étais né. »
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Naissance à l’écriture grâce à la reconnaissance éditoriale, pour l’aviateur, héros de la France libre. Naissance à l’écriture de l’orpheline de guerre, dont les parents ont péri… à cause des avions. Funeste chassé-croisé, où l’aviateur ôte son casque et ses gants, tandis que l’enfant est « ôtée » du ventre de la mère. Naissance à une étincelante mystification, avec le « j’étais né » qui fera naître d’autres « je », comme celui d’Emile Ajar. A l’inverse, naissance à une volonté de vérité qui s’emploiera à dénoncer la mystification entourant le bébé adopté illégalement. Quête de vérité, enquête, afin de mettre au jour la falsification de l’acte de naissance prétendant que l’enfant a été abandonnée, tuant ainsi une seconde fois ses vrais parents. Si l’oeuvre de Gary ouvre à un « je » légendaire, celle de Chantal Chawaf semble esquisser un « je » légataire, bénéficiaire d’un legs dont on a voulu le spolier, cette « origine qui, du fond de la mort, même inaccessible au cerveau, persiste à briller dans l’obscurité ».
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Authenticité face à tous les faussaires qui parlent la langue de l’Occupation : « On administre les morceaux de chair morte, informe. L’Etat français tente de se donner une contenance à travers le travail de ses fonctionnaires. Les enquêtes, les procès-verbaux, les compte-rendus écrits s’accumulent après chaque bombardement. L’Etat maintient l’ordre… Il rédige, il légalise les êtres humains, les viscères arrachés. On traduit en langue administrative, en rapports adressés à la police d’Occupation le peuple des morts. » La langue de l’auteur refuse cette langue-là, préfère le mutisme face à la gouaille de la mère adoptive, se révèle réticente à emprunter les chemins du témoignage. L’écriture de Chantal Chawaf n’est pas « mémorielle ». Elle n’a pas vocation à se satisfaire du devoir de mémoire. Se borner à écouter ceux qui témoignent n’étanche pas la soif de vérité : « pour elle, la guerre, ce sont des parents tués, elle veut voir la guerre avec les yeux qu’elle a pour imaginer ses parents ; elle doit chercher à voir, elle doit se donner du mal pour voir… Il ne suffit pas d’écouter ».
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Cette exigence soustrait le livre à l’emprise de l’écriture du moi. Se distinguant de l’autobiographie, dont on a pu dire qu’elle se voulait explicative et unificatrice, il s’agit plutôt de rassembler des fragments, des bribes. Chantal Chawaf ne cède pas aux tentations de l’autofiction voulant que l’on mette sa vie en récit. Ou, si mise en récit il y a, elle regarde vers le ciel et non vers le nombril. Elle continue à élucider la phrase énigmatique de Kafka : « Les corbeaux affirment qu’un seul corbeau pourrait détruire les cieux. Cela est indubitable, mais ne prouve rien contre les cieux, parce que les cieux n’ont d’autre signification que l’impossibilité des corbeaux. » L’impossibilité des corbeaux peut signifier que l’abri utérin est plus fort que tous les blindages, protégeant l’enfant à naître, alors que tout n’est que déflagration autour d’elle. La guerre comme expérience intérieure, intitulé d’un opuscule d’Ernst Jünger : Je suis née donne un sens non militariste à un tel énoncé.